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Sumud akbar !

Sumud akbar ! [1]- Bouteille à la mer de la résistance de Palestine et de partout

Révolution, commun des beaux départs... Depuis l’aurore de la vie, ses vagues, tour à tour, se brisent sur les falaises de la civilisation. Chacune d’elles est retombée, arrachant cependant un peu du granit qui l’arrête. Le reflux écumeux de la dernière vague, repoussé par la fixité de l’ordre du monde, compose déjà le corps de la suivante, maintenant que le temps est venu où la mer doit se soulever une fois encore.  E.T. Lawrence

N’importe quel insurgé qui se retrouve dans un face à face absolument asymétrique avec le pouvoir retrouve le chemin palestinien. Palestine sonne comme une puissance révolutionnaire. En Occident, la question de la Palestine était en sommeil, comme celle de la révolution. Mais les soulèvements qui déferlent de par le monde ces dernières années, secouant la poussière militante, dégagent la vue. Ce qu’on n’a pas su faire après le 11 septembre – convertir une déstabilisation de l’édifice mondial en situation révolutionnaire – on peut le faire après le 7 octobre.

« Mais comment ne pas être prisonnier d’un conflit ? » Voilà ce qu’on entend répéter ici en France. Il faut dire que les mots de l’Occident sont tordus. Enfonçons le clou. Il n’y a pas de conflit au Proche-Orient appelant à un règlement. Il y a guerre coloniale et lutte de libération. Cela n’oppose pas deux peuples. Cela n’oppose pas le gentil au méchant, ni le méchant au gentil. Cela oppose deux sortes de violence. La violence-prédation et la violence-résistance. L’éducation démocratique consiste à légitimer la première, à effacer, laver ou sublimer son caractère de violence, tout en réduisant la seconde à la « violence pure », ce qui équivaut à la diaboliser. Prendre parti dans la situation revient simplement à mettre en lumière ces deux sortes de violence. On nous présente les réalités les plus laides de l’offensive du 7 octobre, comme on avait intérêt à nous présenter celles du FLN pendant la libération de l’Algérie. La décision de résister demeure inchangée, inaltérable. Le Hamas n’est pas le dernier mot de la résistance palestinienne – pas plus que le FLN n’était celui de l’algérienne.

Ce qui nous relie n’est donc pas d’ordre compassionnel. Quand on est dans le registre de l’émotion, la prise de position tourne vite à une distribution des bons et des mauvais points. On s’embourbe dans des considérations biologisantes (« une vie = une vie »), on se prend les pieds dans les boucles de la propagande ennemie. L’intimidation israélienne forme un large spectre, un nuancier où l’on retrouve à coup sûr tous les champions actuels de « la nuance », qu’ils le veuillent ou non. La paix, sur toutes les bouches progressistes d’ici, est un mot d’ordre biaisé. Vouloir mettre fin à la soumission, c’est vouloir la guerre, toujours. La question, c’est laquelle. Il faut entendre l’asymétrie dans toute sa profondeur. La guerre de résistance n’est pas l’acceptation mais le refus de celle qu’on nous fait. Elle ne reconduit pas la ronde éternelle de l’Histoire, elle est précisément dirigée contre elle, elle coupe droit au milieu du cycle des peuples et contrepeuples, génocidés génocidaires, gouvernés gouvernants. Une guerre contre le serpent qui se mord la queue, contre L’Histoire qui avance mais ne change pas.

Subjectivité partisane

Pour avoir une chance de se comprendre il faut creuser des souterrains dans l’espace politique dominant et ses murs objectifs. Si l’on veut voir grandir un commun, c’est la dimension subjective ou « psychopolitique » qui est déterminante. On peine à concevoir tout ce que vous autres Palestiniens subissez et la ressource que vous déployez pour justement ne pas subir. Plus on vous prive de tout, moins vous renoncez à ce qui compte par-dessus tout. D’où la tentation de vous héroïser (façon de se mettre à distance, vis-à-vis du héros comme d’ailleurs de soi-même). Pourtant, il y a bien dans ce que vous vivez une mécanique à laquelle n’importe qui dans le monde se confronte, celle de l’humiliation. À un certain stade de l’humiliation, on arrive à un point de bifurcation : soit la subjectivité s’abolit et s’identifie au miroir qu’on lui tend, se résigne à la condition qui lui est faite, passe en mode survie, soit quelque chose d’autre prend le dessus, et la survie, le règne de la nécessité, cessent d’avoir le primat sur tout le reste. Telle est la vérité, simple et difficile, que la Palestine nous envoie à tous : Il y a toujours quelque chose de plus grand que le règne de la nécessité.

Plus grand : c’est le sens du fameux et diffamé akbar. Le moderne ne tolère pas d’entendre que « Dieu est le plus grand ». Il croit parler d’un point de vue supérieur, et peut en effet tirer gloire d’avoir abattu le système religieux de domination. Le problème, c’est qu’il n’a triomphé de cette servitude que pour mieux se vautrer dans toutes les autres. Voilà plus d’un siècle qu’on se défausse devant le problème, au point que la mort de Dieu finit elle-même par exister dans une dimension mythique, comme un élément du folklore européen. La question est la suivante. Pour ne pas se soumettre, faut-il que rien ne soit fort ? Le moderne le croit profondément. Depuis que Dieu n’est plus le plus grand, rien n’a réussi à devenir akbar. Rien que des choses qui ne font pas le poids, rien qui puisse nous faire retrouver la piste de la guerre à la soumission [2] En vérité, la résistance part d’une capacité à voir qu’il y a quelque chose de plus grand, de plus important que la condition qui nous est faite. Après la religion et l’athéisme (on n’y croit plus), après tous les dosages possibles du mélange, du fondamentalisme au postmodernisme en passant par le nationalisme et le marxisme, voici venir le temps du sumud. « Persévérance inébranlable » : cette option est déjà une réalité en Palestine.

Résistance à quoi ? La force qui vise à nous plier à notre devenir-troupeau, à transformer les questions en secteurs de la société, à réduire le monde à un gigantesque parc institutionnel, est notre ennemie. Elle s’est affirmée, mais aussi exposée comme jamais, pendant le Grand Confinement, contre-exemple majeur d’une humanité incapable de démentir son devenir-troupeau. L’offensive s’est déroulée en simultané dans le monde, et nous rapproche étrangement de la grande bataille de notre temps. Encore faut-il mettre le doigt sur le défaut dans la cuirasse. La contradiction de l’époque, sa charge révolutionnaire, ne se situe pas entre « un projet de croissance infinie et une planète finie », mais entre un projet global de réduction et le caractère irréductible de toute chose. Tout ce qui se fonde sur l’idée qu’on peut entrer dans un pur rapport instrumental, avec quoi que ce soit, tombera sur un os, et cet os s’appelle le sens. C’est là le point d’échec de l’ennemi, et le secret de notre victoire possible. Rien ne se laisse réduire, par conséquent, d’une certaine manière, tout est animé. Nous vivons du rapport au sens – nous mourons de son institution. Si la vie est quelque chose de précieux, ce n’est pas par elle-même, mais parce que le moindre de nos souffles s’élance vers ce qui importe. Rien ne peut l’écraser, rien ne peut en évacuer l’énigme, le sens résiste. Si l’on peut croire qu’il n’existe pas, c’est simplement qu’il ne se laisse pas produire. La vie vaut la peine parce qu’il y a du sens, et qu’il ne se rend pas. La civilisation nous apparaît précisément comme la force d’enfermement qui se fonde sur la fausse croyance qu’on peut produire le sens, et donc lui faire rendre les armes. L’effet de tout cela est connu, et ce jusque dans nos rangs : la disparition du sentiment de ce qui importe, sous les formes variées du pessimisme, du défaitisme, du relativisme, et du « nihilisme ». Mais la cause – moins connue parce qu’omniprésente, indiscernable à force d’hégémonie – c’est la civilisation comme projet, comme politique. C’est à elle qu’il faut attribuer le nom de nihilisme. Instituer le sens, c’est l’écraser. Le tombeau de la civilisation n’est pas encore scellé, mais son épitaphe est déjà gravée quelque part, en chacun de nous.

Cette charge « métaphysique » peut sembler bien loin de la guerre en cours et pourtant elle en est le cœur. Vivre en Palestine, c’est se confronter à la négation permanente de la subjectivité et du rapport puissant au sens. « À travers la résistance, les Palestiniens retrouvent leur capacité à agir. Ils refusent d’être réifiés et déshumanisés, ils exercent leur subjectivité [3] ». La subjectivité n’est donc pas la version amputée qu’on nous enseigne, ce n’est pas une question d’individu, de psychologie, de caprice : c’est une capacité à agir, à participer, à appartenir. Et l’étincelle subjective, c’est simplement l’assentiment, sans lequel tout est perdu, tout est soumis. L’assentiment à faire ce qu’on fait, à vivre ce qu’on vit, à aimer ce qu’on aime, à être ce qu’on est. Voilà la subjectivité en entier, qui est la participation au monde, l’usage du monde, et qui n’est rien sans la force de combattre ce qui l’entrave. Vivre en Palestine, c’est être empêché de tout, buter à chaque pas sur l’interdiction de vivre sans autorisation, bref vivre sous la coupe de l’institution, et c’est aussi nourrir le rapport le plus intime, le plus intimement collectif, à la révolte contre l’institution. Le maillage global de cette interdiction de vivre sans autorisation est notre ennemi commun. Quand il existe 165 types de permis de circuler, quand pour des milliers de personnes la question d’aller et venir dépend du bon vouloir d’un jeune qui fait son service militaire, quand par souci écologique on a ménagé dans le mur séparateur des accès pour les reptiles et les rongeurs (« vous passez après »), quand le temps de détention préventive s’allonge à proportion du manque de charges retenues, l’arbitraire de cette condition générale apparaît en toute violence, et parler de colonisation, c’est simplement parler de la réalité politique.

Tout le problème est qu’on ne voit pas que c’est aussi la nôtre. Pas de frontières à la civilisation. Nord et Sud sont les deux régimes de la colonisation globale. Comme elle est plus tempérée en Occident, on se rend moins compte, on s’habitue plus facilement. L’Occidental est juste celui qui a oublié la nakba (et qui curieusement n’a que le mot « catastrophe » à la bouche [4]). Ici, on est passé maître dans l’art de l’auto-humiliation, dans l’insertion, dans l’adaptation sociale, dans l’absurdité institutionnelle, dans la politique qui consiste à construire ce qui nous colonise. En Palestine, on sait à quoi s’en tenir s’agissant de tout cela.

Enfermement à double-peuple

Théâtre d’opérations depuis 3000 ans et sur une superficie réduite, constamment sous les projecteurs depuis 70 ans, Israël-Palestine donne accès à l’équation civilisée dans son entier. On parle beaucoup de Gaza comme d’une prison à ciel ouvert, mais comme ce n’est pas une image, on peine à comprendre cela en profondeur. Là où le Palestinien est enfermé dehors, l’Israélien est enfermé dedans. L’enfermement au-dedans garantit et présuppose l’enfermement au-dehors. La condition d’Israélien est l’endroit, celle de Palestinien est l’envers – même si les conditions de détention sont incommensurables. Tout le malentendu politique de la modernité est de croire que le peuple désigne l’enfermé alors qu’il désigne l’enfermement. Mais si tel est le cas, demandera-t-on, qui est enfermé ? L’enfermée, c’est toujours la puissance qui représente un danger politique pour la souveraineté. L’enfermée, c’est la subjectivité partisane, tandis que le peuple est objectivation. Si on est cohérent, c’est bien dans la mesure où le mot vient à désigner les enfermés, c’est pour toute la charge de résistance qu’il contient, que « les Palestiniens » a un sens pour nous. À l’inverse, la locution « les Israéliens » ne désignent tout au plus qu’une soumission à l’impératif institutionnel, non sous la forme de l’expulsion (push back) et de l’invasion, mais de l’intégration. Bref, il est grand temps que l’enfermé se manifeste en Israël. Si la judéité, tissage éthique, n’a assurément rien d’incompatible avec l’esprit partisan (voir la révolution russe), Israël désigne bien en elle la possibilité inverse, un esprit de soumission, et on peut aller jusqu’à dire : un contresens de la judéité (c’est la grande tragédie des sionistes progressistes que de l’ignorer, ou plutôt, de le savoir). Ici, le même genre de raisonnement nous amène à déserter l’appartenance à la France. On n’oublie pas ce que l’esprit de révolution doit à tous ceux qui continuent d’élever l’exil au rang d’art.

En définitive, il y a un lien étroit entre la production du peuple et la destruction de la subjectivité. Pour le dire autrement, on ne peut pas s’affirmer comme sujet de pouvoir sans, dans le même temps, abolir en soi le sujet de puissance. Ainsi avance ce qu’on appelle la souveraineté, par l’écrasement du sentiment de ce qui importe, par son recouvrement, sa retraduction violente dans les sempiternelles opérations d’identification, de fonctionnement, de valorisation et de contrôle. Ces opérations forment le paramétrage et l’arsenal de la civilisation, la marche de l’institution contre la force du sens, où le peuple fait office de référent et d’opérateur central. Si l’État d’Israël est à la pointe de la gouvernance sécuritaire, ce n’est pas tant par sa barrière infranchissable-franchie, ni pas son dôme de fer, mais par l’intemporelle figure coloniale du jeune des collines, « dont les armes sont l’agriculture et l’élevage ». Prêt à répliquer à toute attaque « sept fois plus fort », il est à lui seul une machine de guerre civilisée, s’auto-missionnant pour prendre le contrôle d’un bout de terre, le transformer en une micro-unité de la nation, de l’économie, de l’armée, de la foi. Si un tel sortilège se perpétue depuis tant de siècles, et si la démocratie continue d’imposer partout sa fausse promesse, c’est bien en raison d’une confusion entretenue entre principe d’enfermement et de libération. Tant qu’on identifie au peuple ce qu’il s’agit de libérer, tant qu’on n’y reconnaît pas le principe même de l’enfermement, on se condamne à rejouer le même drame antique.

Ce n’est pas une volonté de nuire ou un instinct maléfique qui donne son élan à l’écrasement général du sens, mais simplement la production de la société. La civilisation est la production du troupeau. Quand on a compris cela politiquement, on a compris l’essentiel. Or pour rendre possible et opérationnel le citoyen, il faut d’abord et toujours abolir la subjectivité, c’est-à-dire la coloniser, lui trouver un substitut institutionnel. C’est seulement depuis l’empire diffus des questions de société et autres catégories automatiques qu’on comprend la réalité qui se condense dans l’homme de troupeau. C’est seulement l’humanité systématiquement séparée de la puissance de ce qui importe, dépossédée de ses usages, qui prête vie au sujet de pouvoir. On ne peut pas comprendre « l’endoctrinement » sans un conditionnement général, intégral, ciblant l’éthique. Ainsi, l’épuration est toujours éthique avant d’être ethnique.

La clé de l’interprétation révolutionnaire réside dans un certain démantèlement de l’idée de peuple, où l’on montre le processus à l’œuvre sous le résultat. « Nous devons éradiquer le Hamas, autant pour garantir notre existence que pour assurer le bien de l’humanité ». La déclaration de Netanyahu du 28 octobre présente trois vecteurs de civilisation : l’homme, le bien, le peuple (« notre existence »). La violence civilisée combine la production de ces trois choses politiques, toujours pensées ensemble, c’est-à-dire, pour commencer, au même endroit. S’il n’y avait pas d’abord un endroit spécial, jamais n’apparaîtrait le « spécifique » du peuple. Il est inséparable d’une opération de découpage-appropriation d’une terre, bref de l’occupation. Pour qu’il y ait un dedans et un dehors, il faut un territoire, une maison du citoyen. On a maintenant assez d’éléments pour reconstituer une sorte de « scène primitive ». Avec l’occupation d’une terre, vient une première division civilisée, l’homme contre la nature (« le reste »). Première division qui est aussi l’ultime, comme chacun sait aujourd’hui. Le peuplement d’une terre est aussi l’enterrement d’un peuple. Cette « mise en peuple(s) » est toujours dédoublée : un dedans, un dehors. Le peuple du dehors, l’Autre, est systématiquement défini comme un contraire de l’homme, sous les noms variables d’animal, barbare, sauvage, inférieur, agent des ténèbres, ou même « rien ». Faire peuple c’est produire l’homme, ce qui ne veut absolument rien dire, sinon lui inventer des contraires pour s’en dissocier : faire exister le dominé sous ses noms innombrables. Produire l’homme, c’est inventer la domination. Mais comment durer, comment asseoir sa place de peuple sur la terre et dans le monde ? C’est la question de la légitimation, avant même celle de la loi. Le peuple doit appartenir au camp du bien, être enfant de la lumière. Identification du bien, la légitimité est la grande faiseuse de gouvernement. Sans elle, un pouvoir croupit dans ce qu’il est essentiellement : arbitraire.

La création de l’État d’Israël est la création d’État la plus légitime de l’histoire. Aujourd’hui, la création d’un État palestinien (aussi improbable soit-elle) serait la nouvelle plus grande légitimité historique. Dans les deux cas, la légitimité est liée aux sommes de souffrances et d’injustices endurées. Se poser les questions en termes de légitimité, c’est s’engouffrer dans la spirale du coup et du contre-coup, basée sur le ressentiment, la peur, la vengeance et la peur de la vengeance. Avec un peu d’exercice, on peut presque toujours tout légitimer, le problème n’est pas là. Le grand défi est de concevoir ce qui est politiquement désirable autrement qu’en le ramenant au légitime. La logique de la légitimité est le plus grand poison historique, par quoi le génocidé se change en génocidaire.

La force du sumud

« Il faut travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation ». (Macron, 24 mai 2023)

Ce qui a lieu à partir du centre ethno-national nommé Israël a lieu partout. Ce processus étant étendu à la planète entière, on peut considérer qu’il n’y a qu’un peuple unique, lequel peut inscrire dans sa charte démocratique : « All lives matter ». L’équivalence biologique qu’il défend se maintient par les dominations politiques, et la vie enténébrée qui se soulève contre le meilleur des mondes s’expose partout à être déchue de ses « biodroits ». L’esprit de civilisation plane au-dessus des dieux, et de tout commun. Sous des bannières distinctes, affichant ici ou là des différences minuscules, ce peuple construit le même enfer. Il travaille à la construction de ce qui colonise le monde et soi-même. On parle bien du peuple de la civilisation, et d’aucun autre [5].

Dans son désir de paix, le libéral est toujours hypocrite, parce qu’au moins depuis le 11 septembre il sait qu’il faudra bien la protéger, sa paix (« Israël a le droit de se défendre »). La guerre est politique pour autant qu’on la choisit. Le problème n’est donc pas « la guerre » mais la confiscation du conflit par les prismes dominants. Il n’y a pour nous de commun politique qu’à l’encontre de l’identité universelle ou particulière. Le sumud veut la chute du régime d’appartenance dominant. Dès lors, la guerre est une décision à quoi l’on appartient.

Dans le flux et le reflux de la révolte mondiale, il a fallu un certain temps pour s’apercevoir que la décolonisation ne regardait pas que les théâtres d’opération du Sud global. Une nouvelle séquence est en train de s’ouvrir dans la lutte de libération, et comme l’ennemi le pressent à demi, elle a pour nom DÉCIVILISATION. On ne s’émouvra pas de la signification officielle du mot (« barbarisation »). Profonde asymétrie du combat : nous ne sommes pas coincés dans « une guerre de civilisations », nous menons une guerre de décivilisation. Ce nouvel âge de la révolution exige indéniablement un ajustement théorique. Il est temps de substituer, dans l’analyse de la politique de pouvoir, le concept de civilisation à celui de capitalisme. On l’a définie très schématiquement comme l’universelle politique de capture, qui consiste à transformer les questions en secteurs de la société, et à gérer le parc institutionnel. La civilisation n’est donc pas le parti occidental, qui n’est tout au plus qu’une manière de prétendre au commandement civilisé, en incarnant son avant-garde moderne-démocratique-capitaliste. Un effort de définition, parmi d’autres possibles, pèse plus que n’importe quelle déclaration. Les propos qui font d’Israël la pointe avancée de « la civilisation » (Netanyahu aujourd’hui, comme Ben Gourion en 1948, mais on pourrait remonter au projet de Herzl, conçu comme « rempart de l’Europe »), expriment tout au plus un parti pris occidentaliste. On ne quitte pas le terrain géopolitique. Quand sur le même registre, mais en face, Poutine lance un appel à une « désoccidentalisation du monde », il ne reproche rien à la civilisation, il affirme un empire contre un autre empire, il témoigne à l’évidence de la même volonté de rester dans le game.

La question maudite qui travaille la civilisation – comment rendre le réel gouvernable – invite à remettre à sa place la lutte des blocs étatiques pour la suprématie [6]. Iran, Chili, Chine, France, Syrie, États-Unis, Russie, Algérie, Niger, Liban… quelles que soient les contradictions, la situation est comparable sur la base d’une chose au moins : l’état d’intifada nécessaire, et toujours possible. Se concentrer là-dessus est le meilleur remède à l’angoisse de la guerre mondiale, parce que c’est aussi la façon la plus sûre de contrer cette possibilité. Encore faut-il être au clair s’agissant de l’opération politique qui se dissimule sous le mot peuple et tout le pathos qu’il propage.

Nous ne cherchons ni le plus petit dénominateur commun, ni un commun totalisant et absolu. Nous ne cherchons pas le commun pour gouverner, mais le commun contre tout gouvernement. Le sumud n’est pas une condition qu’on subit, mais un destin qu’on assume. Il renvoie dos à dos tradition (le Destin comme gouvernement) et modernité (le gouvernement contre le Destin). L’aspiration nationale nous ramène au siècle dernier. L’aspiration religieuse, à des erreurs de la plus haute antiquité. Nous ne voulons ni perpétrer ni subir la colonisation du monde. Nous voulons vivre sans autorisation, ingouvernables. Nous appartenons à des districts civilisés différents. Dans chacun, nous pouvons lancer l’insurrection. La guerre de Palestine se traduit par un bouillonnement de rage à l’échelle planétaire. Partout, les classes dirigeantes craignent une déstabilisation générale, et jouent serré. La France, lumiériste en chef – justement en train de dérouler son plan anti-émeutes après le grand incendie pour Nahel – interdit des manifestations pro-Palestine.

Dans son expression et son interprétation ici et maintenant, le choc auquel nous appartenons n’est pas donné une fois pour toutes, il est toujours à rejouer. Mais c’est bien le suivant : subjectivité partisane contre subjectivité institutionnelle. Commun du sumud contre unités civilisés. Civi-résistants contre civilisateurs. Nous rejetons les unités de gouvernement que sont : camp géopolitique ou confessionnel, nation, État, organisme. Autant de chevaux de Troie introduits par le projet ennemi. Qu’il implique de produire l’homme n’est pas sans conséquence. Celui qui le combat est fatalement repoussé de l’autre côté de la frontière de l’humain (cette barrière haute-sécurité par quoi le civilisé a tout dévasté et sans quoi il perd toute contenance). On sait bien que le parti pris de décivilisation nous expose à l’appellation d’« animal humain » et de terroriste. Les ressources en insultes de l’ennemi sont limitées. Quand il a établi notre férocité de bête, doublée de la perversité qu’une telle cruauté est quand même le fait d’un homme, il a tout dit. D’ailleurs, plus que les proclamations en faveur de « la civilisation », ce sont les insultes proférées, variant très peu depuis le XIXe siècle, qui nous convainquent de la nature du combat, et plus précisément la manière dont les mêmes mots s’appliquent indifféremment au colonisé, à l’insurgé et à l’homosexuel – au danger extérieur, intérieur et intime.

Sur le 7 octobre, on pourrait lâcher un commentaire, dire qu’il est effectivement moins « propre » de tailler en pièces des centaines de gens, plutôt que d’actionner une commande pour en tuer des milliers. Cependant, l’usine à humains avance comme une machine à déshumaniser et s’avère parfois, sous cet aspect-là, auto-réalisatrice. C’est la tentation de devenir le monstre dans le miroir, plutôt que d’assumer la puissance de n’être rien. Là où Ben Laden lançait comme un gothique à la face de l’Occident : « Nos jeunes aiment la mort comme les vôtres aiment la vie », nous disons quelque chose de moins spectaculaire : « Nous n’aimons pas la mort, nous mourons de la vie telle que vous l’aimez. Nous vivons du sens, nous mourons de son institution ». Pratiquer le sumud, c’est ignorer le miroir tendu, et c’est aussi écarter le bouclier victimaire. Vouloir rejouer un « Prolétaires de tous les pays », miser sur une internationale des dominés, fût-ce des dominés de tous les champs de domination, c’est vouloir toucher les dividendes d’un état d’impuissance, alors que c’est la force du sumud qu’il faut généraliser.

Il s’agit de savoir de quel côté on est, sans prendre le début d’un camp révolutionnaire pour sa clôture. Ce que nous avons en commun, c’est le sumud et ses usages, cultivés en Palestine à tous les niveaux. Le sumud ne concentre certes pas tous les usages de la vie. Mais sans le sumud, il n’y a pas d’usages possibles. En guerre contre le sens, la civilisation est l’oubli de l’usage. Les civilisateurs n’ont pas d’usage, mais des coutumes et des dispositifs. Ils paissent dans la prairie infinie des institutions – répondit la bête féroce à la bête de somme. Le communisme, c’est défendre l’usage. Le comprendre politiquement, en retrouver la charge négatrice et offensive, rejeter toute autre source de la subjectivité, toutes les réductions objectives, et faire d’un tel rejet le commencement d’un autre rapport au monde et d’une autre politique : décivilisation.

Notes

[1« La résistance est ce qu’il y a de plus grand ! » L’idée de sumud peut être traduite par : « persévérance inébranlable ».

[2Si Dieu est mort de son amour pour le pouvoir, à l’évidence le pouvoir survit à ses aventures avec Dieu. Le renversement d’un pouvoir, si grand soit-il, n’ouvre à aucune forme de liberté tant qu’il ne s’accompagne pas d’une réappropriation de la question de la puissance, de la force moins la soumission. Telle est la leçon que la modernité n’a pas su tirer. Ainsi, on interprète la mort de Dieu comme une crise dans la question de l’akbar, un séisme ouvrant une faille dans le sens à donner à « ce qui est plus grand ». Tant qu’on s’en tient au sens dominant – et parce qu’il n’y a pas de vie sans que des choses gagnent en importance – on s’expose à vivre sous la domination de la carrière, de l’amour ou du smartphone.

[3Samah Jabr, psychiatre et psychothérapeute palestinienne.

[4La révolution est peut-être essentiellement une affaire de traduction...

[5Il s’agit là d’un point critique, contre le basculement possible dans l’antisémitisme, un point que chacun gagne à discerner. Tare historique de l’anticapitalisme : la personnalisation, l’identification de l’ennemi.

[6De ce point de vue-là, il n’y a que des colonies de la civilisation, des colonies sans métropole qui n’ont pas d’autre moyen, pour « s’affirmer comme empire », que d’annexer d’autres colonies.

publié le 1er novembre 2023

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