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Rien de ce qui importe n’est nécessaire,
mais il est toujours nécessaire que quelque chose importe.

Introduction

Un parti pour la révolution

On a l’instinct de révolution. Par malheur ou par chance, on est révolutionnaire. Mais comment continuer à le devenir, à le devenir toujours plus puissamment ? Comment ouvrir une brèche dans l’époque, assez grande pour ignorer les différences dont on se moque, assez étroite pour ne pas ouvrir un nouveau marché, assez profonde pour soulever les problèmes les plus anciens ? Comment bien balafrer le présent, et quelle sorte de plaie sociale ne se referme pas ? Comment faire grandir la chance de la révolution ?

On sait ce que le révolutionnaire n’est pas : réformiste. Mais qui est-il ? Quatre personnes au moins. Parce qu’il accède à une autre logique que celle de l’institution, mon premier est un être éthique. Parce qu’il se pose des problèmes au-delà de son petit périmètre, mon second est un être politique. Parce qu’il appartient à quelque chose et qu’il ne s’excuse pas d’exister, mon troisième est un partisan. Parce qu’il va physiquement au combat, mon quatrième est un insurgé. Ces quatre-là, on peut toujours les rencontrer séparément dans le monde, mais ils se rencontrent nécessairement dans le révolutionnaire. Si vous vous sentez visés au moins par l’un des quatre, ce qu’on raconte est pour vous. Mais parce qu’on peut toujours sortir des institutions tout en ne pensant qu’à sa gueule ; comme on peut faire de la politique au mépris du sens qui nous y a conduit un jour ; comme on peut appartenir à tout et n’importe quoi ; comme on peut s’insurger pour de la merde ; pour toutes ces raisons, notre objectif maximal est de dégager la condition de la rencontre des quatre. Mon tout s’appelle décivilisation.

« Qu’est-ce que vous avez à proposer ? » Longtemps, il a fallu répondre « Rien », ou « C’est pas la question ». Certes, il n’y a aucun système alternatif à modéliser, aucun contour d’une société idéale à tracer, aucun fonctionnement égalitaire des institutions à trouver. Toute possibilité de renversement formulée dans les termes du présent en reste prisonnière. Ce qui est aujourd’hui possible, socialement raisonnable, on le refuse. Cela ne signifie pas qu’on ne veut rien, cela signifie que c’est dans l’impossible qu’il faut établir son camp. Loin de renoncer à tout geste de proposition, on retrouve les conditions d’une proposition recevable : elle doit d’abord se moquer complètement de sa visibilité. Si tout détruire sans aucune justification nous paraîtra toujours plus sensé que de continuer à foncer droit dans le mur, l’ambition est plus haute. On veut renforcer la possibilité qu’un événement ne retombe pas dans la normalité, que les insurrections cessent de se dissoudre dans la formation d’un nouveau gouvernement, d’une nouvelle constitution, que la victoire ne soit plus l’autre nom de la défaite. Ce qui manque d’abord à l’option radicale, ce n’est ni l’intensité ni la diffusion, c’est la puissance, et celle-ci passe par des affirmations.

Première affirmation : Tout n’est pas joué. Aussi inextricable que soit ce qui nous fait face, les surgissements de ce qui résiste continuent à se multiplier, dans des formes connues ou plus inattendues. Cela atteste de la fin d’un règne qui, néanmoins, peut encore s’éterniser. Si tout n’est pas joué, cela ne dépend pas d’abord de la météo politique, mais d’une vérité toute simple : toute hégémonie a une fin. Cet énoncé devient une vérité sitôt qu’on en fait une décision d’existence. C’est ainsi qu’on croit à la révolution : on sait la possibilité du renversement de ce qui est là, établi et sans contraire, et on mise dessus dans la vie. Or, ce qui fait consensus dans l’époque, c’est plutôt l’absence de vérité et de sens. Ce défaitisme fait partie de ce qu’il faut combattre. « Monde de merde », « Rien à sauver », c’est devenu d’une banalité déconcertante. Du trader au militant radical, chacun se situe quelque part entre le cynisme et la dépression. Il devient toujours plus difficile de raisonner froidement, toujours plus tentant de se mettre au rythme de la décadence, histoire de vibrer un peu avec son époque, et c’est un cercle vicieux. Non, ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à sauver qu’il n’y a rien.

Deuxième affirmation : On a quelque chose à proposer. Cela peut paraître abstrait ou « méta » mais notre proposition est d’abord d’ordre formel. Il existe des manières de faire qui ne reconduisent pas nécessairement la logique institutionnelle. Il existe même une logique de ce qui résiste à l’institution. La prioriser, la faire grandir, la retrouver quand on l’a perdue, c’est tout un combat, c’est tout le combat, ce n’est jamais garanti. Mais on peut et on doit le garantir dans un concept, un mot qui concentre et replie en lui toute la logique. Ce mot, c’est « usage ». Ce n’est pas un mot magique, mais c’est un concept ultra-dense dont il suffit d’effleurer le sens pour faire apparaître ce qu’on ne voit pas, ce qu’on est en train d’oublier. Il concentre en un point la liste de toutes les erreurs qui nous font retomber dans l’institution. Décisif, il y a une contradiction évidente à l’employer à tort et à travers. Parce qu’il porte un sens de l’organisation qui échappe à celui du pouvoir, il débloque du même coup la possibilité d’une organisation forte. Dès lors, rien sur le fond ne s’oppose plus au retour d’un usage : le Parti. Comment s’organiser autour d’une position, telle est la question du Parti.

Troisième affirmation : Reprendre le terrain politique. Si toutes les incarnations de la politique sont détestables, du parlementaire au militant associatif, du bolchevisme au plateformisme numérique, il y a une raison à cela : le terrain a été intégralement annexé. Plutôt qu’un motif de capitulation et d’abandon de la politique, on y voit l’occasion de reposer la question. La politique est une façon de dire que ce qui me concerne dépasse ce qui m’entoure, les miens. C’est tout le contraire du privilège. C’est ne pas délaisser la grande échelle et le temps long. C’est le courage de résister à la pression sociale, de tenir tête contre vents et marées. La politique est affaire de décision, là où la morale est affaire de jugement. Parce qu’elle est l’endroit où s’engage la plus grande puissance, où pointent les plus grandes possibilités de libération, l’ennemi la fait disparaître, l’occulte. Lui-même doit sans cesse s’effacer comme politique. Il lui suffit pour cela de parler pour tout le monde, de parler comme s’il était le monde. L’universalisme est sa cape d’invisibilité.

Ce que nous proposons, c’est un Parti pour la révolution. L’idée est de rendre possible une action plus forte dès maintenant. En détaillant une vision du Parti, on formule une position et on clarifie ce qu’on entend par révolution. La démarche n’est pas introspective. Le Parti est une proposition dans l’époque, il vient renforcer un certain rapport à la politique, provoquer du positionnement bien au-delà du groupe « post-appéliste » qui prend ici la parole. Parler de Parti est une manière d’affirmer qu’il faut sortir du règne de l’informel, renouer avec une certaine solidité, lutter contre un délitement des pratiques. Bien sûr, en négatif, cela indique aussi tout ce qu’on ne doit absolument pas reproduire : du formalisme, de l’idéologie, de l’enfermement, et au final, un devenir contre-révolutionnaire. Ce qui manquait aux partis révolutionnaires du XXe siècle, c’est un paradigme étranger au pouvoir. Quand elle en formule un, l’ambition révolutionnaire n’a plus à se traduire dans les termes, ni se compromettre dans les formes, de ce qu’elle veut combattre. Pour nous, ça fait toute la différence. Le problème, c’est qu’il est très facile de réduire le Parti à ceci ou cela. Il est toujours possible de dévoyer une forme irréductible, de la ramener à un objet. Pour ne pas s’égarer, il faut savoir maintenir un écart. Le Parti, c’est l’écart entre tout ce qui entre en lui, et ce dans quoi il entre. Il n’est pas réductible aux gestes, personnes, lieux, moments, textes, qui le constituent, puisqu’il ne peut exister sans prendre part à des choses qui le dépassent, à des situations de combat déclaré. Il n’est pas non plus réductible à son horizon, sous peine d’en faire une pure abstraction sans consistance. Il est le lien problématique, compliqué, jamais automatique, entre des pratiques et des exigences, entre des gestes et un horizon infini. En un mot, le Parti est un usage. Impossible de le comprendre sans affronter une à une les questions qu’il soulève.

Institution et révolution

L’institution est l’unité de base de la politique du pouvoir, la condition de tout gouvernement. C’est donc le rapport à l’institution qui permet de distinguer le révolutionnaire du réformiste.
On appelle réformisme toute croyance et pratique politique centrée sur l’institution, présente, à venir ou passée. Le réformisme consiste à alimenter, suivant un dosage variable, deux illusions fondamentales – et leur ombre. D’un côté, l’illusion conservatrice, « Il n’y a pas d’autre forme que l’institution ». Elle se formule comme un chantage : ou bien l’institution, ou bien le chaos. Soit la forme hégémonique, soit pas de forme du tout. Et sous le mot de chaos, le conservateur reconnaît et construit tel ou tel contraire de l’homme : le barbare, le sauvage, l’animal, le primitif, le monstre, l’enfant, la femme. De l’autre, l’illusion progressiste ou gauchiste, « L’institution peut conduire au-delà d’elle-même. Elle peut tenir ce qu’elle promet ». C’est la face perverse du réformisme, difficile de le dire autrement. Là où le conservateur tient l’ordre, le progressiste promet son dépassement. Le réformisme est la dynamique de synthèse entre les deux. Sa devise : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». [1]

À l’ombre du réformisme grandit une troisième illusion, l’illusion réactionnaire, « L’ancien régime était meilleur ». On appelle Réaction la forme générale de la déception-du-réformisme, son ombre portée. Le réactionnaire est pour le réformisme d’autrefois, qu’il appelle ordre nouveau. En théorie, le passage entre réformisme et Réaction ne pose aucun problème sérieux : celle-ci n’est que le passé de celui-là. Le réactionnaire entretient toujours des rapports troubles avec le réformisme, même si l’inverse n’est pas toujours vrai. Nostalgique-littéraire, ou énergique-fasciste, il remet en cause les institutions existantes, mais jamais l’institution tout court. Grossissent en lui les phobies chroniques du conservateur, et avec elles la volonté d’ordre et le délire sécuritaire. Il pense que la conservation de la civilisation (française, européenne, américaine, islamique…) exige sa régénération. De même que le conservateur a honte du réactionnaire (et l’envie un peu), le progressiste a honte du révolutionnaire (et l’envie beaucoup).

La révolution s’appuie sur l’autre possibilité, « On peut vivre sans gouvernement, sans tout ce qui sert à gouverner le réel, on peut vivre sans le règne des institutions ». Ce qui importe ne s’institue pas. Quand on l’institue, on le tue. Il faut donc détruire les institutions. Comme on va le voir, c’est là une logique qui repousse toujours. On sait qu’il restera toujours des institutions, à l’endroit même où, précisément, des choses perdent en importance, et parce que tout simplement, on ne donne jamais de l’importance à tout. Oh, on peut bien dire qu’il y aura toujours des panneaux sens interdit et des feux tricolores. Ce qui est en cause, c’est la destruction systématique de ce qui importe. Il ne s’agit pas de mener une croisade contre le code de la route, la norme orthographique, la coutume de lacer ses chaussures ou le rituel consistant à mettre les points sur les i, on dit qu’il faut détruire l’hégémonie institutionnelle. Étant donnée l’idiotie coupable qu’il y aurait à vouloir attaquer chaque institution avec la même énergie, le révolutionnaire concentre l’offensive sur la plus grande de toutes, la civilisation.

1. Formuler un paradigme étranger au pouvoir

Depuis trente ans le caractère unipolaire du monde est contesté de partout. Mais que le modèle se déchire ne dit pas encore qu’il n’est pas le seul. C’est dans ce contexte qu’on s’engage, c’est à cette question qu’on veut répondre : il faut prouver qu’il n’y a pas qu’un seul modèle. Seuls des réformistes se posent la question, dans le sillage de l’altermondialisme – production d’alternatives et « d’utopies concrètes ». Naturellement, ils parviennent seulement à une nouvelle formulation du paradigme dominant. Quant aux radicaux, ils ont depuis longtemps déserté la question.

Les deux extrémités du pouvoir

Le pouvoir est la grande malédiction des révolutionnaires. On est devant une double impasse. D’un côté, toute prise du pouvoir rejoue éternellement la même tragédie : écrasement de ce qui résiste. De l’autre, le combat contre le pouvoir semble condamner à une quête infinie, et surtout, sans perspective. Comment sortir du cercle ?

Tout rapport de force, tout conflit, se lit aujourd’hui dans la langue du pouvoir, à travers son prisme, qu’on défende l’ordre en place ou qu’on le combatte. Tout ce qui affecte au-delà de soi est perçu comme « du pouvoir ». C’est qu’il a fallu le débusquer sous des comportements qui paraissaient tout à fait anodins. Il a fallu montrer qu’il n’était pas que l’imposition verticale par une entité extérieure de comportements à proscrire ou à adopter, mais qu’il était aussi diffus dans les normes et les dispositifs que l’on incarne et reconduit. C’est vrai, mais alors, si le pouvoir se loge en chacun de nous, comment se battre, comment faire face ?

En réalité, la malédiction dont on parlait dissimule une énorme confusion. Parce qu’on confond sans cesse des ordres différents du pouvoir, on finit par perdre le sens stratégique le plus élémentaire. On peut distinguer deux niveaux, qui sont aussi les deux grandes extrémités de la question. Le pouvoir comme possibilité, et le pouvoir comme un monde.

La possibilité du pouvoir, c’est l’enfermement. C’est le fait que n’importe quelle chose peut se refermer sur nous – ce qu’on fait, ce qu’on incarne, ce qu’on aime, ce qu’on déteste, etc. Le pouvoir est donc cette force qu’une chose peut avoir, la force de devenir ma condition. Ce qui joue alors, c’est ce qu’on doit appeler une condition objective : parce qu’elle me change en objet, qu’elle empêche toute subjectivité, et aussi parce que cette condition est elle-même un objet. Par exemple, si je regarde tout à travers le prisme social, la société devient la catégorie-prison. De la possibilité de l’enfermement suit son effectuation : toutes ces choses qui « lui disent oui ». Elles peuvent y être forcées. Elles peuvent aussi en avoir la vocation, et dans ce cas on les appelle institutions. La possibilité du pouvoir se confond avec celle de l’institutionnalisation. Réfléchir de la sorte nous permet d’adopter le point de vue le plus libre de préjugés, celui qui considère que n’importe quelle chose peut exercer un pouvoir. Par exemple, rien n’empêche qu’un discours émancipateur puisse venir jouer comme une emprise. Mais il y a un revers à cela : le pouvoir à ce niveau précis ne peut pas être éradiqué ; par définition, il repousse toujours. Si l’avantage de la théorie est de nous permettre d’écarter sans cesse ce qui nous rend aveugle à l’émergence du pouvoir, son point faible apparent est de nous ramener à notre impasse de départ, celle d’un combat infini et sans perspective. En réalité, seule la possibilité du pouvoir est indestructible, mais n’importe quelle forme de pouvoir peut être détruite.

Pour retrouver une perspective, il faut accéder à l’autre extrémité de la question : le pouvoir comme un monde. Là, on parle de tout autre chose, on bascule de l’ontologie à la politique. On parle d’une force socialisée qui active systématiquement la possibilité du pouvoir, au point d’exercer une emprise planétaire. Elle se déploie intégralement à partir de l’enfermement. Mainmise sur tout ce qui est fort, mainmise sur tout ce qui est forme. Toute forme, toute force, se coule dans le modèle unique. Ayant rendu le pouvoir hégémonique, elle n’en finit pas de produire son monde. Ainsi, elle nous hypnotise, nous désoriente, nous fait perdre le nord ; toute hégémonie nous fait le même coup. Pourtant, à une certaine profondeur, on sait que toute force et toute forme ne se réduisent pas à cela. Mais désormais, il va falloir le démontrer, il va falloir en passer par une démonstration de force – et c’est ici que s’ouvre la perspective. Car la force totale qui a rendu le pouvoir hégémonique, quel que soit le degré de la domination qu’elle exerce, n’en reste pas moins une forme déterminée et peut donc être détruite. Passer à l’offensive implique deux conditions indissociables. Il va falloir identifier cette force totale, l’extérioriser de nous, la placer devant nous pour y faire face. Or cela suppose déjà un point de vue extérieur : il faut se connecter avec l’autre grand principe, celui qui agit dans l’autre sens, celui qui résiste à l’enfermement et qu’on appelle la puissance. Mais où aller chercher un tel principe ? Dans quelle expérience fondamentale ? Le monde qui a rendu le pouvoir hégémonique est celui qui tue tout ce qui importe. Cela, on le sait d’instinct, la pratique politique ne fait qu’approfondir cette conviction et mettre des mots dessus. C’est donc dans l’expérience de ce qui importe qu’on va puiser la force d’un renouveau politique, et celle de pousser en sens inverse. Au passage on renoue avec la force tout court. L’idée n’est pas de sauver ce qui importe, mais bien de s’en saisir comme d’une arme.

Ainsi, le combat commence quand on fait de la place à une autre force, ce qui implique certains bouleversements dans le vocabulaire. On appelle puissance la force qui résiste à l’enfermement, et usage toute forme puissante. Avoir un usage, c’est résister à l’enfermement dans des conditions objectives, c’est rendre puissante une chose, trouver le chemin de ce qu’elle a d’important, lui donner sans cesse la chance de sortir de l’emprise, tout en sachant que l’emprise est toujours une possibilité, un risque. Mettons par exemple que vous ayez quelque chose de très important à dire dans l’époque. Bien avant d’émettre le moindre mot, le piège est déjà en place. Existent au préalable tout un tas de formes de diffusion/réception, destinées à capturer tout ce qu’un propos peut avoir d’important, pour en étouffer le scandale et dans le même geste le « comprendre », le ramener à un format rentable socialement. Avoir l’usage d’une vérité, cela pose les questions suivantes : votre propos a-t-il assez de force pour sortir sans se faire recoder dans la seconde ? Quelle est son espérance de vie ? Êtes-vous sûrs que c’est le moment, et surtout, l’endroit ? Est-il acceptable de renoncer ? Avez-vous frayé le bon chemin ?

On ne sera pas sauvé, il n’existe pas une manière de faire qui empêche absolument la prise de pouvoir ou son exercice. La différence entre le pouvoir et la puissance n’est jamais limpide, universellement fondée, instituée. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à cette ligne de front. Cela veut dire qu’il faut s’organiser de telle sorte que la ligne tienne et se renforce chaque jour. Appelons cela faire la différence.

5 pouvoirs, une hégémonie

La politique du pouvoir est de disposer du réel. Cela procède d’une opération centrale, l’hégémonie. On appelle hégémonie l’annexion d’une question. C’est le geste fondateur, perpétuel et répété de l’institution, celui qui donne à son concept sa cohérence. Sécurité, énergie, santé, éducation, alimentation, transport, etc. Il devient alors possible de repérer un faible nombre d’institutions fondamentales, elles-mêmes constituées par une foule de micro-institutions ou dispositifs.

Or le geste d’hégémonie, pouvoir central, peut être décomposé en un certain nombre de pouvoirs d’ordre inférieur, qui n’en restent pas moins indispensables à sa réalisation. On en compte cinq. Comprendre ce découpage permet de renouveler de fond en comble l’analyse de la politique du pouvoir, en remettant à leur place la plupart des analyses disponibles comme partielles et même fautives, du moment où elles restent aveugles à leur partialité.

Premièrement, il s’agit donc de dicter la question, d’en imposer la formulation, de rendre impossible toute autre approche. Pouvoir de dicter – planter de drapeau de l’hégémonie.

Deuxièmement, plus la formulation écrase les autres, plus elle se rend naturelle, plus elle parvient à disparaître comme décision. Elle cesse d’être possible, elle devient nécessaire, et tout le monde bascule dans l’aliénation. L’aliénation parfaite, c’est quand il n’y a plus aucun dehors. Pouvoir de disparaître – masque de l’hégémonie.

Troisièmement, la question est toujours formulable comme une antinomie, un haut et un bas, un centre et une périphérie. En haut l’homme ; en bas l’animal, le primitif, le sauvage, le barbare, le Noir, la femme, l’enfant, le pédé, etc. Pouvoir de division – couteau de l’hégémonie.

Quatrièmement, à partir d’une division fondatrice, le territoire annexé fonctionne comme un système de domination, avec une infinité possible de rangs intermédiaires. Pouvoir de domination – chaîne alimentaire de l’hégémonie.

Cinquièmement, tout système de domination implique un tiers exclu. Par exemple, l’identité nationale impose une hiérarchie entre les citoyens, mais rend en même temps invisibles les non citoyens, les non nationaux. Cette suppression de la sphère du visible est une carte blanche pour une suppression pure et simple, dans le cas où l’invisible manifesterait un peu trop son existence. D’une manière générale, chaque machine à intégrer est une machine à désintégrer. Le sort ordinaire du non humain est d’être consommé. Pouvoir de destruction – trou noir de l’hégémonie.

Chacun des cinq niveaux donne en parallèle une propriété du nous-de-pouvoir. Comme il est dicté, le nous écrase tous les autres. Comme il disparaît, il se prend pour le monde, s’oublie comme commun. Comme il est divisé, il est tout simplement faux. Il est l’alibi d’un système de domination, il digère les êtres.

Dès lors, les approches qui s’en tiennent à l’un ou l’autre des cinq pouvoirs nous paraissent défectueuses par essence. Ces analyses systématisent un point aveugle, et répliquent l’erreur à l’infini. La rigueur morale qu’elles affichent se fond en réalité sur un déni (on refuse de parler de l’un ou l’autre pouvoir), et sur une mise au point erronée (incapacité à dézoomer). On peut ainsi mettre une sensibilité politique en regard de chacun des pouvoirs, une fois qu’il occupe le centre. Pouvoir de dicter : on se focalise sur l’hégémonie en général, qu’on ne comprend que superficiellement. On dénonce une « dictature ». Pouvoir de disparaître : on concentre l’attaque sur la norme, sur l’aliénation et l’étrangeté au monde qui en dérive. Pouvoir de division : on insiste sur les antinomies, les machines binaires. Le pouvoir de dominer alimente quant à lui une foule de tendances, issues de l’infinie subdivision de la question : marxisme, féminisme, position décoloniale, antispécisme, tendance LGBTQIA+, intersectionnalisme, mais aussi nietzschéisme (fixette sur la domination morale/chrétienne). Le pouvoir de destruction regarde l’action de l’humain sur le reste, en un mot l’écologie. Que reprocher aux écolos ? Là où la moitié du milieu radical sombre dans le réflexe immonde de vouloir dresser son propre tribunal contre toute forme de pouvoir, les écolos se montrent inaptes à intégrer la dévastation du monde comme une pièce de la politique du pouvoir, qui reste la problématique centrale. En un mot, ils peinent à politiser ce qu’ils dénoncent et le servent ainsi aux réformistes sur un plateau.

D’une certaine manière, on a raison de parler de sensibilités politiques. Au fond, une sensibilité, c’est ce qui n’est pas encore, pas tout à fait, une position. Parce qu’on est frappé en premier par ceci plutôt que cela, on devient hypersensible à l’un tandis que l’autre nous fait à peine réagir. Celui-ci est sensible au pouvoir de destruction, et penchera vers l’écologie. Celui-là vomit la normalité, se rend capable de la détecter dans ses moindres manifestations, pour la fuir. Partout, il ne voit que cette étrangeté au monde, cette aliénation, des gens normaux. Cela l’oriente plutôt vers une certaine tendance autonome. Un autre débusquera la modernisation dans toutes ses manifestations. Et à force de voir les communs que le présent dévore, à force de se pencher en arrière, son communisme basculera du côté réactionnaire. Dans la vision d’un quatrième, c’est la police qui devient obsédante, et le voilà sur la pente de la victimisation. Etc., etc.

Pour nous, l’enjeu est complexe. Il s’agit de ne mépriser a priori aucune amorce de politisation, de prendre au sérieux ce que chacune vient mettre en évidence. Mais on se refuse à mettre ne serait-ce qu’un orteil dans le forum social permanent du militantisme, où chacun dispose de son petit stand pour vendre sa sauce, avec un art consommé de la culpabilisation et du mode passif-agressif. Pour cette raison, on veut pouvoir replacer toute amorce dans une vue d’ensemble. Cette simple attitude, en réalité, bouleverse le rapport qu’on peut avoir avec l’idéologie. Refuser le mépris et la foire, cela pousse à conséquence :
 On veut résister à la tentation de s’en tenir à ce qui a fait notre politisation, à ce qui nous a formés. Pas question de renoncer à la puissance qu’on y trouve, mais il est urgent de dézoomer. Contre l’unilatéralisme.
 On refuse et de jouer les arbitres (en expliquant, comme les marxistes, qu’il y a naturellement un secteur du combat qui est plus important), et surtout, de confondre une analyse générale avec une simple juxtaposition de refus (la grande soupe des « anti » tout ce qu’on voudra).
 C’est dans une situation qu’un secteur du combat gagne en importance.
 On ne renonce pas à l’idée d’ennemi : il y en a un et pas trente-six. Un ennemi composite, donc : la civilisation.

La domination n’est pas le prisme central

Avant de poursuivre, arrêtons-nous sur un cas particulier. La domination est un pouvoir, celui d’organiser la société suivant une logique verticale en tout point analogue à la chaîne alimentaire, concept lui-même tiré du documentaire animalier que la civilisation regardait quand elle était petite et dont elle est encore super fan. La domination est cet environnement social, cette sale ambiance, où on comprend très vite que la seule chose à savoir, c’est qui mange qui. Elle se vit comme une pesanteur, comme un poids qui augmente à mesure qu’on se rapproche du bas de l’échelle. Pour nous, ce poids, dans sa réalité même, est déjà le signe qu’il faut cesser d’expliquer la domination par elle-même. Ce parti pris négatif est le seul vraiment valable en la matière, il nous délivre de toute solution hâtive, il débouche sur une disposition d’esprit révolutionnaire.

Domination républicaine, policière, raciste, classiste, sexiste, par la sexualité, par le genre (contre l’usage qu’on pourrait en avoir), familiale, mais aussi morale (division de l’éthique en deux camps, en haut le Bien, en bas le Mal), sans oublier la domination religieuse, qu’on peut regarder comme la première grande tentative de totalisation des dominations. Le mode opératoire est constant : nous saisir par l’une de nos qualités, projeter celle-ci comme le cadre de nos actions. Les débats sont infinis sur la part de réel et de construction de chaque catégorie. Toutes les qualités n’offrant pas la même prise à la domination, il y a des situations plus exposées que d’autres. Mais on ne va pas commencer à établir un classement suivant le type de gibier-du-pouvoir auquel on appartient. Si la tentation de croire à ce que la domination met en scène n’a pas la même intensité chez les uns et les autres, il faut y résister, coûte que coûte, sans quoi on a tout perdu. Je ne suis pas mes qualités, même si celles-ci entrent toujours en jeu. Je ne suis sûrement pas ce par quoi on me chope, je suis tout le reste, tout ce qui résiste à mon conditionnement, à mon arrestation, à ma capture. Mais quoi ? Ce que je suis, c’est ce dans quoi je me mets. C’est ce que je fais, là où j’engage mes forces, comment je me bats, tout ce que je mets en œuvre et avec qui et dans quelle perspective et dans quel ordre. Ce que je suis, ce sont des pratiques communes, et l’horizon.

Tout cela est dans l’angle mort de n’importe quelle catégorie. Parce qu’elle a vocation à prélever un sujet sur le monde, à l’en extraire, une catégorie existe surtout comme un certain angle mort. Inutile de dire que la critique qui met une qualité au centre, qui privilégie une certaine domination, est par définition déjà obsolète. Si on se concentre sur le sexisme, la domination homme-femme, qu’en est-il de la domination des non-alignés du genre ? Depuis les années 70, le discours intersectionnel s’engouffre dans cette brèche de la critique classique. Mais plutôt que de prendre acte du caractère non central du pouvoir de domination en général, ce discours ne s’occupe que de repriser le filet, et en se rabattant sur le niveau individuel, il perd de vue l’horizon politique. Un peu moins aveugle, mais toujours aussi myope (validisme).

Il est impératif de se donner du recul. Chaque fois qu’on reprend à son compte les catégories, on témoigne de la même croyance, selon quoi il serait possible de retourner contre l’ennemi ses propres armes. Le marxisme théorise une société sans classe à partir d’une division de classe. Tout féminisme, d’une manière ou d’une autre, s’appuie sur la catégorie de femme pour abolir le patriarcat. Nous disons que c’est vain et voué à l’échec. Une hégémonie ne se retourne pas : tout ce texte doit affronter cette question et tirer les conséquences qui s’imposent. Quand on n’est pas occupé à dynamiter l’ensemble dominant/dominé, on se condamne à n’envisager qu’une simple inversion des pôles. Les plus modérés demandent explicitement une rétribution, symbolique ou matérielle. Les plus radicaux restent prisonniers de cette logique de la reconnaissance, qui naturellement suppose un pouvoir reconnaissant.

Quand on sort de cette logique, on refuse et la légitimation du pouvoir et la nôtre, on abandonne toute espèce de légitimité. C’est une affaire de cohérence minimale, à laquelle trop de prétendus ennemis du pouvoir renoncent ingénument. Se rendre légitime, c’est, dans l’institution de la morale, agir en dominant. On occupe l’étage du haut, réservant celui du bas aux coupables. D’un même geste, il faut refuser les deux faces de la domination morale : et l’entreprise de culpabilisation, et la subjectivation en victime. Il faut repousser ce lot de consolation, dérisoire et puant. Il appartient d’ailleurs à la logique générale du pouvoir qui, en fondant la subjectivité dans l’assujettissement, nous victimise. On ne s’étonne pas de voir la surenchère victimaire s’étaler partout. Les flics, victimes des violences, les fafs victimes de l’immigration. Les médias militants s’engouffrent dans la spirale : chaque jour une nouvelle raison de montrer qu’on est encore plus absolument dominés que la veille, chaque jour étaler des preuves de la violence qu’on subit. Pour quelle vision du rapport de force ? Comment prétendre à des victoires si celles-ci sont chaque fois ramenées à des réactions face aux coups de force du camp adverse ? Comment ne pas voir que cet étalage obscène de nos faiblesses renforce notre ennemi en participant à le rendre plus terrible, plus invincible, qu’il ne l’est déjà ? Nous rompons avec cette entreprise de fragilisation générale.

Ce qui a fait la force des luttes contre la domination depuis le marxisme, c’est une pensée en termes de camp, une certaine politisation qui donne un puissant levier pour se battre, qui rompt avec l’idée d’un intérêt général, qui attaque l’universalisme et son unité factice. À présent, le discours contre les dominations, quasi-hégémonique, est un nouveau support de l’universel. Il est absolument banal de se dire antiraciste, antisexiste, écolo. Du même coup, on devient subversif quand on se déclare l’inverse. Le politiquement incorrect est le miroir de la bien-pensance, l’autoroute de la pensée unique, mais dans l’autre sens. On ne peut plus alimenter cette opposition, sous peine de voir toute résistance se retrouver du côté réactionnaire. Il est plus que temps de faire de la place à une autre pensée de l’antagonisme.

Ce poids que l’on ressent dans la domination et qu’elle ne suffit pas à expliquer, c’est le poids de la dette : chacun doit fournir la preuve de son existence. On existe si peu, en société, qu’on doit gagner sa vie. Et certains plus que les autres, domination oblige. C’est de cette manière qu’on apprend à vivre depuis des millénaires. Nous disons : négation de la dette. Seule base d’une bonne politique. Aucune rédemption, on n’a pas à se racheter ! Aucun rédempteur, dégage ! Les réformistes vous diront toujours qu’il faut attendre, que ce n’est pas encore le moment bien opportun de sortir de l’esclavage, que c’est quand même un sacré virage à négocier, qu’il faut d’abord en passer par un certain nombre de transitions qui n’existent que dans leur tête, gravir les marches qu’ils ont taillées dans la pente de leur propre ascension sociale. Ils tirent vanité de leurs fameux progrès sociaux : mais ce qu’ils ne disent jamais, c’est qu’à chaque époque, on aurait pu bondir de l’autre côté du miroir de la division. Les progrès sont même tout ce qui reste des bonds, des coups de force, une fois que les réformistes ont repris la main et fait rentrer tout le monde à la maison.

Il faut résister à l’idée de simplement inverser la dette, ce qui revient toujours à la perpétuer. Cette logique n’a pas de sens, puisqu’elle se fonde sur un remboursement possible de la domination subie (depuis des millénaires), hypothèse absurde. Tenez, ces trois flics, qui contrôlent ces deux rebeus qui traînaient devant la fac du centre-ville, qui les font se retourner, mettre les mains contre le mur, les affichant bien, palpant fouillant, faisant durer, là tout en haut des marches de l’entrée de la fac. Vous croyez vraiment à la possibilité d’être quittes un jour ? De fait, la plus ordinaire manifestation du pouvoir, la plus banale opération de contrôle, exerce déjà un tort absolu. Quand on abat une hégémonie, en réalité, on n’a rien à monnayer, on n’entre pas dans le jeu, on renverse la table. L’absence-de-dette ne se demande pas, ne se négocie pas, elle se prend. Politique du fait accompli. Mais quel geste adopter ? La première conquête de la puissance, c’est une autre conception du coup de force. En politique, il y a deux façons irréconciliables de prendre : soit faire rentrer quelque chose dans une emprise – soit l’en sortir. Le révolutionnaire vient pour sortir quelque chose d’une emprise, et s’attaquer à tout ce qui invente, perpétue, consolide, conforte, sauve, dissimule, cette emprise.

Civilisation, l’ennemi

Il est crucial de nommer l’ennemi. C’est une démarche d’extériorisation. Il s’agit de penser la réalité d’une forme (et non cinquante), comme la concentration même des opérations de pouvoir, et leur cohérence profonde. Autrement, l’inconsistance ne cesse de grandir. Quand on est incapable de donner des contours à l’ennemi, on ne le perçoit plus que comme quelque chose de diffus et nébuleux, et en réalité, on le perd déjà de vue. Refuser de nommer l’ennemi, répéter inlassablement, en bon moderne, que « c’est plus compliqué que ça », c’est renoncer au sens stratégique le plus élémentaire. Tant qu’on n’en connaît pas le nom propre, on peut toujours croire que c’est le monde, tout simplement. On doit s’attaquer au poste de commandement, sous peine de ne jamais trouver la sortie et d’errer sans fin dans la confusion présente. Hitchcock disait : « Un bon film, c’est un bon méchant ». En politique, le révolutionnaire cherche le meilleur pire ennemi.

Il est au fond notre secret de famille le plus ancien, le plus lourd, le plus universel. Le meilleur pire ennemi est celui dont le règne est le plus long, celui qui enterre tous les autres, si long qu’il en vient à se confondre avec le seul écoulement du temps. Il règne comme le Bien de l’humanité, ses sujets se donnent entre eux le nom d’hommes, et n’ont pour toute culture que son dogme. Sa religion est cachée très habilement : on la met partout en évidence, et sans le dire on la pratique en faisant ce que l’on fait, ni plus ni moins. Sa majesté justifie, glorifie et sanctifie les pires saloperies. Il est le créateur de toute richesse, et son don est notre supplice, celui de tout changer en or et de perdre ainsi l’usage du monde. Il s’attribue toutes les réussites, les pourrissant de l’intérieur, et fait porter sur des subalternes toute la responsabilité des catastrophes. Ceux qui agissent pour le servir croient toujours que l’idée vient d’eux-mêmes, ceux qui s’organisent pour l’attaquer visent officiellement des moulins-à-vents. Pourtant sa réalité ne fait aucun doute.

Le meilleur ennemi n’est ni une personne, ni un groupe. C’est une position, mais une position opaque. C’est la volonté de ce qui ne veut rien, sinon le pouvoir. On est en présence d’une entreprise générale de mise à disposition du monde : la civilisation.

On vient pour démythifier la civilisation. La démasquer, c’est d’abord la cerner, la définir politiquement. Or, on ne pense bien qu’une machette à la main, et encore faut-il serrer le poing. Car on doit pouvoir écarter toute une jungle de représentations. À chaque seconde la force de l’habitude risque de nous faire perdre de vue l’objectif. On parle d’un choc comparable, en politique, au fait de regarder la Terre depuis l’espace. Tant qu’on ne ressent pas une secousse de ce genre, on passe à côté de l’ennemi. Libre à chacun, ensuite, de déclarer que la Terre est plate. Ou de s’en tenir aux erreurs de castings les plus répandues, avec, par ordre alphabétique : l’autorité, le capitalisme, les Chinois, le christianisme, la colonisation, la démocratie, les dispositifs, le Droit, l’économie, l’État, la finance, les frontières, les GAFA, « les institutions », Internet, les Juifs, le libéralisme, la métaphysique, la métropole, la modernité, la mondialisation, la norme, l’Occident, le patriarcat, la politique, « le pouvoir », le smartphone, la technique, les 1 %, le vice. Sans parler des figurants, comme Coca-Cola ou les bobos.

Qu’est-ce que la civilisation ? Le pouvoir suprême, la colonisation intégrale. Une politique, celle de la prise de pouvoir, de la confiscation de la politique même. Et comme c’est dans ce champ que le plus de force s’engage, la civilisation est l’hégémonie la plus grande, au profit de quoi se font toutes les autres. Elle est un nous opaque, mais un nous quand même. Une volonté sans cesse matérialisée et objectivée, mais une volonté quand même, celle d’hégémonie. Stratégie systématique d’annexion des questions, et interconnexion des territoires annexés. Son nous se structure, son commun s’affirme : partout où on dicte, où l’arbitraire efface ses traces, partout où on divise, domine, détruit. Cinq gestes qui n’en font qu’un, puisqu’ils partent d’un même point décisif : rendre le pouvoir hégémonique. À chaque fois que force et pouvoir sont synonymes, qu’il est impossible de concevoir la première en dehors du second, [2] qu’en un mot il n’y a plus le choix, la civilisation avance.

Elle n’est ni une institution en particulier, ni « l’ensemble des institutions ». Ses différents secteurs communiquent dans le même langage binaire, celui de la réduction, du « ou quelque chose ou rien ». Chaque institution s’implante de la même manière : on neutralise ce qui importe, on lui donne un cadre, on l’utilise comme carotte, comme quelque chose de captivant. Chaque fois, le pouvoir civilisé procède d’un rapt de la puissance, et nous enlève la possibilité d’une décision. On peut dire que la décision, c’est fatigant. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’en prendre toutes les cinq minutes. Mais la vie moins la décision, c’est le renoncement, l’abdication de toute puissance. C’est un projet de larves humaines. En le privant de ce qui compte, la civilisation déclare la guerre au monde. Si l’arme est l’institution, le soldat est le citoyen. Le sujet civilisé est celui qui pratique, fréquente, entretient, les institutions – quand il ne veut pas les régénérer (fascisme). Il arrive qu’on le mobilise pour des conflits d’envergure : croisades, colonisation, terrorisme, pandémie, fin du monde.

Comment faire de la civilisation l’ennemi sans tomber dans la diabolisation ? C’est simple : on restreint sa définition à une conception politique. On ne parle pas d’abord d’Histoire, de culture ou de mœurs. Et politiquement parlant, on refuse de la considérer autrement que comme une formation de pouvoir. Bien sûr, celle-ci se déploie historiquement, chaotiquement, de manière contradictoire, et c’est dans le plus grand désordre qu’il faut savoir débusquer son ordre propre.

On ne diabolise pas : on isole l’ennemi au sein d’une masse confuse et sans contours – l’Occident, le Progrès, la technique, la conquête de l’Ouest, l’industrie, l’hygiène – nébuleuse apolitique qu’on a pris la mauvaise habitude d’appeler « civilisation ». En réalité, la civilisation n’était pas cette masse confuse – qui, à force d’être tout et n’importe quoi, n’était plus rien. La civilisation, c’est ce qu’une politique révolutionnaire conséquente révèle. Une fois isolé, il n’y a plus de « diable », de personnification du mal sur quoi fantasmer, il y a une position, à combattre. Désormais, on regarde comme un indice de dépolitisation tout emploi du mot civilisation se rapprochant de la vision mainstream.

Cette position, on va pouvoir reconnaître sa marque, « ses griffes », dans ce qu’on vit, dans n’importe quelle situation. On ne peut pas combattre sans apprendre à le faire, sans voir les endroits où sa croissance est la plus flagrante, qui sont autant de fenêtres stratégiques. Autrement, on se met à tout confondre. Par exemple, si la médecine occidentale est un ingrédient qui vient à sa manière renforcer l’hégémonie globale, la civilisation n’est pas la médecine occidentale. On peut faire ce raisonnement avec la technique, la science, l’art, la culture, le sport, et même l’Occident. (Après tout, si on se lasse de l’Occident, on peut toujours aller vivre ailleurs. Mais avec la civilisation, ce recours disparaît. On la retrouvera sur Mars).

À chaque fois qu’on considère en premier des institutions particulières et, à plus forte raison, des autorités voire des personnes, on n’obtient que des parties dévitalisées de la civilisation, dont on ne peut déjà plus évaluer la portée politique. Une fois qu’on est au clair, on peut résister à la tentation de forcer le trait : de faire de telle institution l’incarnation de l’ennemi. Nul besoin d’en passer par là pour faire exister un refus maximal. Ce dernier doit pouvoir résister à la tendance naturelle à surdimensionner la portée de ce que l’on a en face, ici et maintenant. Non seulement on peut s’en passer, mais cela se retourne immédiatement contre nous, encourageant la tendance opposée, à lisser et relativiser tout caractère néfaste. On sait bien que la haine a besoin de faire de l’exercice, qu’il est toujours plaisant de la concentrer sur un objet restreint, mais dans le fond la propagande révolutionnaire y perd. Car l’enjeu pour nous est toujours de rendre sensible ce qu’on refuse dans ce qu’on refuse. C’est le simple revers de notre affirmation éthique de fond : ne pas laisser filer ce qu’on aime dans ce qu’on aime.

Certains diront qu’on nomme l’ennemi parce qu’il le faut, et remettront en cause la solidité de ce qu’on avance en lui reconnaissant tout juste une portée militante. Or, si elle est bien une entreprise d’occultation de ses décisions de base, la civilisation n’est pas une réalité occulte, venue de l’espace. Son geste fondamental est de valoriser l’enfermement, et il ne tombe pas du ciel. C’est d’abord une pratique, une technique. Quelque chose que l’humain s’est ajouté, une recette qui marche et qui, comme toujours, devient victime de son propre succès : la domestication. En toute rigueur, celle-ci consiste en effet à capturer pour prélever de la valeur. Là où cette pratique voisine dès le début avec la politique, c’est qu’elle peut être considérée comme ce qui a fini par évincer la chasse-cueillette, qui était elle-même le centre de gravité social. Il ne s’agit pas de dire comment la domestication s’est imposée, et encore moins qu’il ne pouvait pas en être autrement. Elle ne contenait pas en elle la civilisation ; laissons ce genre de raisonnement à l’ennemi et à son culte de l’Histoire. Elle ne porte pas tout le poids du devenir civilisé, mais dès qu’on la politise, on peut en faire un des grands invariants de ce qu’on appelle Histoire et qui n’est rien d’autre que le règne de la civilisation. On comprend que la métaphore pastorale – enclos, troupeau, brebis égarée, chien – s’impose dès qu’on se penche sur le monde contemporain.

Quand on s’en prend à ce qui puise ses racines au plus profond du passé, on arrache d’un coup toute nostalgie réactionnaire. Mais si la civilisation fait disparaître ses choix profonds, qui font jouer une strate de réalité autre que la strate quotidienne, ce sont toujours des choix opérationnels, décelables et attaquables ici et maintenant. Placer notre critique à ce niveau-là n’autorise en rien à reculer sans cesse le moment d’agir. Quand ce qu’on doit abattre est aussi profondément ancré, cela peut paraître vertigineux, décourageant, la raison d’agir diminuant avec la nécessité de viser toujours plus haut. En réalité, on ne rencontre pas la civilisation frontalement. En détaillant son unité et la manière dont elle s’incarne, on dégage des prises pour se battre.

Destitution ou comment détruire une hégémonie

Il n’y a pas de bonne institution. L’institution n’est pas la demeure du sens, mais sa dernière demeure. On demande toujours en vain le pourquoi d’une institution. La réponse sera toujours la même, « Il faut bien ». Ou encore : « Les règles, c’est pas moi qui les invente » et « C’est pour tout le monde pareil ». Ces formes capturent les meilleures intentions, gibier de choix dont la traque permet de « faire vivre nos institutions », de les réformer. Les meilleures énergies se gaspillent, fanent, se corrompent, à vouloir rendre les institutions meilleures, moins coercitives ou plus égalitaires. Là encore, responsabilité historique du progressisme.

Le mot d’ordre de destitution est juste. Reste à lui donner la cohérence d’une méthode. Nous disons : chaque fois qu’une question se trouve institutionnalisée, c’est sa forme même qu’il faut détruire. On parle de la dynamique constituante dans les mouvements révolutionnaires. On parle aussi de toutes les fois où l’on cesse de se poser la question du sens de ce que l’on fait, où l’on n’admet pas même qu’on puisse le faire. Chaque fois qu’on ne parvient plus à voir qu’on pourrait faire autrement.

Pour apprendre à détruire la forme même de l’institution, on doit pénétrer dans la mécanique même de l’hégémonie. Toute institution vient annexer un domaine, quel qu’il soit. Cela implique d’une part qu’il n’y a pas moyen de poser la question différemment, de l’autre que le cadre où elle se pose est imposé (ce qui revient au même). En réalité, on n’a alors plus affaire à une question mais seulement à une réponse, la réponse civilisée. Ainsi, la réponse occulte la question.

La destitution est d’abord une arme théorique, une certaine stratégie de pensée. C’est un concept à quatre temps :

1. Signaler un oubli. Reposer la question, montrer qu’elle dépasse le cadre imposé, qui se révèle n’être qu’une opération de réduction.
2. Inverser le rapport de force. Ramener le cas dominant à un cas particulier.
3. Humilier ce qui humilie. Montrer que c’est toujours le même cas : la possibilité d’un échec.
4. Ne pas transformer la possibilité qu’on choisit en hégémonie.

Si on applique cela à l’hégémonie centrale – le pouvoir – cela donne :

1. « Dans la question de la force, il n’y a pas que le pouvoir, il y a la puissance. » 2. « Le pouvoir est un cas particulier de la puissance » 3. « Le pouvoir, c’est de la puissance qui s’empêche. » 4. « On choisit la puissance, mais le pouvoir n’en existe pas moins, reste une option, celle qu’on refuse. »

Une fois qu’on a armé le concept, la destitution peut devenir une pratique, une méthode. On aborde maintenant la manière de se rendre capable de démonter l’hégémonie à l’œuvre dans cette institution-ci, quelle qu’elle soit. Le problème n’est plus seulement d’ordre théorique, mais d’ordre politique. Dans la pratique, suivant l’hégémonie rencontrée et suivant l’angle du choc, on devra à chaque fois décider d’un vocabulaire, dire ce qu’on conserve, et ce qu’on abandonne à l’ennemi. Cela n’a de sens que collectivement, depuis une certaine position, mais on peut donner d’emblée des axes valables en général.

Il y a d’abord tout ce qui concerne le repérage même de la question sous-jacente. L’institution « médecine occidentale », par exemple, occulte la question du soin. On est censé admettre qu’il n’y a pas d’autre façon sérieuse de soigner. Le grand refus de l’institution commence là : dès qu’on nous dit qu’il n’y a pas d’autre manière de faire, on comprend qu’on n’est plus en présence d’une façon de faire possible, mais bien d’une hégémonie. En réalité, la question de ce que signifie soigner est un champ infini, ouvrant une infinité d’usages. Mais une fois qu’on a soulevé la question, on ne doit pas faire comme si y répondre était obligatoire. Il ne faut jamais oublier le degré zéro de l’usage, qui dans la pratique du vêtement, par exemple, consiste à être à poil. Dans chaque usage, il ne faut jamais écarter la possibilité du « plus simple appareil. » De ce point de vue-là, « la non obligation de soin » est paradoxalement un reste d’usage au sein de l’institution hospitalière. D’une manière générale, il y a toujours la possibilité d’évacuer la question. Mais quand botter en touche devient un réflexe, cela tourne à l’imposture. Il faut donc toujours se demander si, en abandonnant la question, on n’est pas simplement en train de laisser telle hégémonie en paix. [3]

Il y a ensuite la question de l’échelle. On doit veiller à ne jamais se laisser imposer le cadre même où la question se pose. Le champ considéré reste ouvert à la condition qu’on puisse toujours décider de l’échelle où cela se passe, du niveau d’engagement. Du plus local et intime jusqu’au plus général. Il va falloir décider d’une certaine échelle, qu’il sera difficile de disjoindre de la manière même de faire et de s’y prendre. Un des signes évidents du moment où l’on ne décide plus, c’est le repli réflexe sur le plus petit niveau. On va en distinguer deux autres : le niveau de la position, et le niveau du réseau. En fait, on cesse de penser les échelles en termes d’unités politico-géographiques : fin de l’État. On envisage plutôt trois formes de nous. Le plus étroit et resserré (bande, groupe), le plus diffus et lâche (réseau), et le plus politique et puissant (position). Il ne faut ni en oublier un, ni les confondre. Chaque problème doit donner lieu à sa distribution au sein des différents nous. À chaque position sa manière de distribuer les problèmes : il n’y a pas de solution universelle. Il n’y a pas non plus de problème qui ne se poserait qu’à un seul endroit.

Il y a enfin la rupture avec la pensée en besoins. Le sens ne peut être cadré d’avance sans étouffer aussitôt, et la grande méthode pour cadrer d’avance, c’est la pensée en besoins. Quand on réfléchit sur la base d’un consensus universel, quand on dit « le soin » comme si cela allait de soi. Le besoin se fait les questions et les réponses : c’est toujours la même manière de poser le problème. Il y a une nécessité, une nécessité irréfutable, toujours formulable comme un « il faut bien ». Il faut bien manger. Euh, oui… La logique marche par cette impossibilité de dire non. Comme dans un plébiscite, il faudrait refuser la question, puisque le glissement est presque immédiat. Ainsi, quand on dit : « Il faut bien gagner sa vie », on valide déjà la dette comme rapport général à l’existence. On rend possible la logique du : « Je n’ai fait que mon travail ». La pensée en besoins/nécessités est le b.a.-ba de l’esprit conservateur.

Destituer, c’est se demander si, pour nous, ceci est une question, ou si c’est bien en ces termes qu’on se la pose. Mais on ne veut pas de n’importe quel « pour nous ». « Pour nous » ne signifie pas « pour le bien et l’intérêt de notre petit nous ». Cela veut plutôt dire : sur la base d’un nous qui se rend capable de se poser les grandes questions, quelle est notre approche du problème ? Ce genre de nous, apte à se demander ce qui est le plus important, on l’appelle une position. Jouons le jeu, exerçons-nous à répondre. Que penser de la sécurité ? D’abord, on ne veut pas entendre parler d’un besoin de sécurité. D’ailleurs, est-il possible de seulement prononcer le mot sans reconduire aussitôt la sécurité comme besoin ? En réalité, il n’y a pas pour nous de question de sécurité que vis-à-vis de l’ennemi ! (Ou comment on protège nos correspondances, nos liens, l’anonymat). Pour le reste, on ne veut pas être en sécurité. En revanche, il y a bien la question de faire face à ce qui nous menace, à la prédation. Le prédateur est une sale chose, mais se connaître des prédateurs est une bonne chose. Car la peur est un sacré stimulant : le civilisé, qui l’oublie, se désanimalise jusqu’à l’absurde, et ne sait plus ce qu’il veut. « L’humain moins l’animal » perd la faculté qu’il regardait comme la plus humaine : vouloir. Ainsi, il n’y a pas la sécurité, il y a l’usage de la violence, les moyens qu’on trouve pour faire redescendre la peur à un niveau où elle ne joue plus comme condition (mais comme condiment). Voilà, peut-être, comment on se repose la question. Et toujours en pensant les choses ensemble, en ne se retrouvant pas seul face aux difficultés, en s’entourant de nos amitiés. Plus facile à dire qu’à faire ? Certes, c’est là une règle générale. Mais ça va mieux en le disant.

Destituer, ce n’est jamais seulement « régler une question », pour une part c’est la reformuler, pour une autre c’est soulever des choses en apparence annexes qui aident à dissoudre le besoin universel qui n’est là que pour qu’on s’y soumette. On va rechercher, par exemple, les conditions pour que la peur cesse d’être la forme de ce qu’on vit. D’une manière ou d’une autre, on en revient à l’impératif de trouver les conditions de la puissance, quand toute institution consiste à en obscurcir la voie, à faire écran.

Tout cela nous conduit à changer d’imagerie. L’institution n’est pas un bloc absolument compact, plein de lui-même, mais une coquille très dure. C’est un coffre-fort. On ne sait pas ce qu’il contient tant qu’on ne l’a pas fracturé. Le révolutionnaire a l’œil du yegg, du perceur de coffre [4] . Ouvrir l’institution, c’est outrepasser sa manière de réfléchir. Dévoiler ses opérations. Ce qu’il y a de violent dans l’ouverture n’est pas nécessairement d’une violence physique. Mais c’est toujours une rupture de consensus.

On commence par reprendre les classiques de l’autonomie. Briser le consensus sur le travail : on s’organise. Le consensus identitaire ? Aussi simple que de brûler le drapeau. Le consensus sur la marchandise ? Le vol comme pratique quotidienne, la casse des vitrines (ouvrir un accès), le pillage effectif, la destruction pure et simple (des Gilets Jaunes brûlant des fringues de marque à peine sorties des grandes enseignes des Champs-Élysées, le 16 mars 2019). Le consensus sur le logement : le squat, l’occupation, l’installation sur une ZAD, ou simplement le choix de vivre ensemble en refusant le régime de la colocation. L’autonomie procure des rudiments en matière de destitution. Son côté élémentaire ne dit pas que ses intuitions sont fausses, mais parle seulement de son monde, rudimentaire, donc. La question de la destitution ne s’aborde pas « en tant qu’autonomes ». Pour autant, il ne s’agit pas d’« aller aux masses », ainsi que le voudrait le classisme ordinaire, mais de tout faire pour que nos contemporains réalisent que la tâche révolutionnaire les regarde. La destitution doit apparaître comme ce qu’elle est : ce qui travaille l’époque.

Il ne s’agit pas de collectionner les savoir-faire, suivant la coutume civilisée de l’accumulation, et encore moins de regarder pousser, sagement, les institutions formant « l’en dehors de l’institution ». Percer l’institution, ce n’est surtout pas de l’entrisme, mais c’est du vol. Cela revient à voir s’il n’y aurait pas une réalité, quelque chose, quelqu’un, une idée, à sortir de l’emprise qu’elle produit. Pour le travail, on a regardé cette institution massive, cet enclos, et on s’est dit de se tirer, ce qui est toujours un bon début. À chaque coffre son dispositif de capture, son système d’alarme, son code à casser. On est d’accord, un coffre peut toujours contenir tout un tas de choses nulles. Il peut aussi ne rien contenir (dans ce cas-là, son existence est là pour produire l’idée de ce qu’il enferme). Mais le révolutionnaire est comme ça : il doit savoir, percer le sens. Il doit percer l’institution pour libérer les usages. Car il n’y a pas d’autre façon de faire. Tant qu’on n’a pas « ouvert » la boîte, on ne sait pas si le chat à l’intérieur est mort ou vivant. Ensuite, on se laisse la liberté de retenir et de remployer tel ou tel élément, à la condition stricte que cela soit pensé et décidé. De la sorte, on s’extrait du chantage civilisé, puisque celui-ci vise au contraire à interdire de pouvoir détacher le moindre élément de sa logique générale.

Production, le principe d’organisation ennemi

D’une manière très générale, la politique du pouvoir combine deux aspects : comment on s’en prend à une question, comment on soumet quelqu’un. On ne peut pas se contenter d’aborder l’institution « par le haut », comme capture d’une question, on doit maintenant l’aborder « par le bas », comme capture du sujet. On appelle production le régime civilisé de la participation, le mode d’intégration du sujet dans l’institution, et la conception hégémonique de l’agir.

Produire, c’est avant tout réduire à quelque chose ou à rien. La production manifeste ainsi la seule expérience du dehors que la civilisation admette : le rapport de négation. Il y a deux manières de base de nier le dehors : d’une part, le réduire à rien, le détruire ; d’autre part le réduire à quelque chose, le forcer à être.

La question de l’organisation en tant que soumission du sujet est un nœud central, depuis longtemps repéré sous le nom de l’exploitation, terme explicitement négatif, et qui a par ailleurs l’avantage de s’appliquer aussi au non vivant. Or il se trouve que la distinction entre production et exploitation ne tient pas. En réalité, on a là un schéma good cop / bad cop : la grande connerie c’est de les opposer. S’organiser pour civiliser le monde, pour le rendre disponible, c’est exploiter, autrement dit produire. Prétendre par exemple s’attaquer au désastre planétaire tout en épargnant la production est une lubie réformiste, une vaste blague. Il faut faire tomber tout préjugé favorable concernant la production. De même que pour la civilisation, il est grand temps de faire son deuil.

La production n’a pas le sens restreint de : « ce qu’on fait subir à la matière ». Quand on la cantonne à la sphère économique, on en fait une institution parmi d’autres, et on passe à côté de sa réalité profonde. Ainsi, l’éducation est la fabrique du citoyen. Les frontières produisent l’identité nationale et la destruction des apatrides. L’art peut être considéré comme la production de l’inutile. Chaque institution, en imprimant sa marque sur une question, devient une unité de la production sociale. La production n’est donc pas une institution de plus, mais bien le mode d’emploi de l’institution.

Elle a la même définition générale que la domestication : capturer pour prélever de la valeur. L’enjeu est bien de contrôler la subjectivité, et depuis là contrôler tout le reste. Cela revient à contrôler l’accès à la participation. Ainsi, la production pose la règle du jeu de l’intégration, impose ses critères pour avoir droit à une existence sociale. Le critère est unique : se plier à la condition de producteur. Quel est le contrat ? Extorquer soi-même de la valeur à quelque chose, lui imposer la production. Celle-ci se donne donc comme une mise en abyme infernale. L’intégration à l’institution équivaut à transformer le sujet en producteur, condition qui consiste à se rapporter à autre chose de la même manière, à la faire produire. Il ne sert à rien d’opposer un pôle actif (« le travailleur ») à un pôle passif (« la matière »). À chaque étage, chaque agent de la production subit la condition qu’on lui impose, qui est pourtant son activité même. On ne peut pas non plus réserver à l’humain une place particulière : comme tout le reste il est transformé en objet.

Comment capturer le sujet humain ou non humain ? Le mode d’emploi comprend 4 paramètres : identification, fonctionnement, valorisation, contrôle. Soit enfermer quelqu’un quelque part, parce que ça rapporte – et à double-tour.

1. Identification  : réduire chacun à l’identique. Le forcer à être, l’empêcher d’être autre.
2. Fonctionnement : réduire à une partie (d’un tout). On doit pouvoir donner une fonction à n’importe quel élément du système.
3. Valorisation : réduire chacun à son rendement social. La valeur est ce qu’on prélève sur celui qu’on capture.
4. Contrôle : réduire à l’obéissance. Vérifier que chacun se plie aux trois premiers paramètres. Surveiller et punir.

L’identification, ou enfermer quelqu’un. L’identité est la relation d’ordre qu’on est censé établir vis-à-vis de soi-même. Sans l’identité, c’est comme si le pouvoir de disposer n’avait plus de prise sur les êtres. Il lui faut donc imposer une stabilité primordiale. Étant donné que ce simple prérequis pose des difficultés infinies, on peut regarder la grande saga civilisée comme l’ensemble des mesures prises, la série démente d’opérations et contre-opérations, pour s’en tenir désespérément à ce point de départ fou : imposer la stabilité à l’être. Il faut pouvoir compter le troupeau. Combien de têtes, combien d’unités ? Il faut des critères de reconnaissance. Si l’on se propose de ponctionner les forces d’un être, il faut détailler, cette fois, ses qualités de membres du troupeau, et ses défauts. On peut aller plus en profondeur, procéder à leur évaluation, pourquoi pas en temps réel. Le berger a toujours eu besoin d’une vue d’ensemble sur ses bêtes, et de quelque chien pour signaler tout égarement. Vidéosurveillance, reconnaissance faciale, passeport sanitaire. Modernisation du pastoralisme. Bien entendu, c’est cette indécision permanente entre identité et contrôle qui nous rend hypersensibles à la question.

Le fonctionnement, ou enfermer quelque part. Le fonctionnement est la relation d’ordre qui s’établit entre la partie et le tout. L’identification procède à la prise, mais il faut l’assurer. Le captif peut toujours se réveiller, se souvenir, défaire ses liens, arracher le piquet. Il ne faut pas l’entraver trop, l’endormir trop, si l’on veut qu’il nous soit d’une quelconque utilité. On va donc lui donner un carré de liberté. Une prison, c’est un carré de liberté : tout est une question de point de vue. C’est dire si la question de la liberté a foiré dès le départ. Ainsi, celui qu’on a d’abord attaché à lui-même (identifié), on va l’attacher à un endroit. On lui assigne, après un nom, une place, un rôle. Rapport d’utilité générale des humains et des choses, fonctionner signifie participer à une identité collective. Il y a l’identité du je et celle du nous. On peut établir des identités collectives, diviser le troupeau en une infinité de sous-catégories. La modernité fait proliférer les « carrés de liberté ». Toute communauté, même évanescente, c’est toujours en réalité un nous identifiable (à telle ou telle qualité objective qu’on a en commun). À l’inverse, la politique décivilisée commence par refuser toute tentative d’identification d’un nous. Notre question : à quoi peut ressembler une forme, un commun, qui ne repose pas sur l’identification ?

La valorisation, ou enfermer parce que ça rapporte. Qu’est-ce que la valeur ? Ce que l’enfermement nous fait faire. La valeur est ce qu’on extrait du producteur, et ce que lui-même arrache à la matière. Toute institution est une unité d’extraction de valeur. Imposer un cadre à quelque chose, c’est le commencement de la valorisation. En le faisant fonctionner, on valorise déjà quelque chose : lui-même. Dans la production, la valeur est à la fois le but affiché, l’injonction universelle (« se vendre »), et l’occultation de l’enfermement. Or, il ne faut jamais oublier que cet enfermement comporte sa part de domination (les humains qu’il faut soumettre pour produire), et de destruction (les êtres, la matière et le temps qu’il faut consommer pour produire). La question de la répartition de la valeur, de la redistribution des richesses, renvoie toujours au partage du butin : on devient des actionnaires de l’entreprise de dévastation. La valeur, par-delà la forme argent, c’est la question du rendement social de ce qu’on fait. Nos bons et loyaux services dans l’institution, et comment celle-ci se montre reconnaissante. Dans le cadre d’un certain rapport de force historique, la valeur sociale générée par la production est captée par ceux d’en haut, et il en revient un peu à ceux d’en bas (c’est le sens ordinaire de la carotte). La valeur du revenu – quelle qu’en soit la hauteur et, surtout, la forme – provient toujours de la quantification de la puissance de nos gestes. Ainsi, le salaire n’est pas seulement la marque du pacte que l’on fait avec le pouvoir de domination et de destruction – la part de sueurs, de sang, de larmes et de souillure – il est aussi l’indice de notre consentement à la transformation en pouvoir, de notre propre puissance.

On pourrait être tentés de s’en tenir là. La réalité ainsi produite, en elle-même, semble garantir l’ordre. Du reste, ces trois opérations exercent un attrait suffisamment grand pour que cela suffise : se sentir exister (identifier), se sentir utile (fonction) et surtout reconnu (valeur). Voilà comment la logique productive a de beaux jours devant elle. Chaque fois qu’un enjeu est exprimé en ces termes, c’est toute cette vision productive qui se retrouve validée. Cependant, il serait naïf d’oublier la quatrième opération. Le contrôle, ou enfermer à double-tour. C’est la question du bâton. Quand tout se passe normalement, le processus de production exerce en lui-même un certain auto-contrôle : et les gestes deviennent des flux. Mais il n’existe pas de règle du jeu sans possibilité de fraude. Le contrôle armé doit ainsi être assuré, en quelque manière, partout et en permanence, selon une intensité variable, qui de toute façon ne saurait être maximale à tout moment et en tout endroit. Les strates de l’ordre se superposent, et ne se remplacent pas. De nouvelles formes apparaissent sans cesse, qui s’ajoutent aux plus anciennes. Leurs performances peuvent être supérieures. Ou bien, à l’inverse, c’est simplement leur nouveauté qui fait qu’on ne voit qu’elles, au risque d’exagérer leur pouvoir, de le rendre absolu. L’idée de dispositif a pu un moment faire office de nouvelle interprétation générale du pouvoir. C’est peut-être le rêve le plus ancien de la civilisation : le retour à l’immanence. Le retour à un Âge où tout est parfaitement intégré à un ordre du monde sans faille. Où le sens coule de source, dans chaque chose. Or, si d’un côté il faut savoir repérer les opérations en cours, celles qui visent à imposer un nouveau dispositif en le faisant passer pour ce qu’il n’est pas (un bienfait) ; de l’autre, il faut savoir résister à la tendance à croire que cela marche vraiment, intégralement et jusqu’au bout. En réalité, ça résiste toujours. Parce que l’aliénation n’est jamais assurée, parce que la civilisation ne peut disparaître complètement dans le paysage, elle aura toujours besoin de recourir au bâton, à la bête opération de police. Il faut combattre l’aliénation, la douce imposition de l’ordre, mais il faut aussi combattre l’imposition violente de l’ordre : la police. Quand on ne voit que le bâton, on ne sait s’opposer à ce monde qu’en affrontant sa police. C’est toujours un bon début. Mais à force de ne pas comprendre l’ordre que protège la police, on ne sait plus pourquoi on la combat et on finit tôt ou tard par rentrer dans le rang.

Production : voilà comment la civilisation soumet le sujet, voilà ce que le captif fait au monde. Voilà aussi ce qui saisit comme un tout les quatre opérations de l’identification, du fonctionnement, de la valorisation et du contrôle. Une nouvelle fois, il faut résister à la spécialisation militante, à la tendance à mettre l’un des quatre paramètres au-dessus des autres. À lui seul, aucun n’est propre à concentrer le combat qui est le nôtre. Quand on croit le contraire, on rate la cible et on invente des solutions qui font vite partie du problème. Dire cela suffit à admettre le caractère dépassé des positions ou tendances suivantes : 1. anarchisme individualiste 2. anti-industrialisme 3. anticapitalisme 4. critique des dispositifs d’un côté, acabisme de l’autre.

Usage, le principe d’organisation communiste

On en arrive à la question de l’organisation puissante. Car une fois qu’on a relevé une certaine problématique, qu’on l’a arrachée à l’institution, qu’est-ce qu’on en fait ? Qu’est-ce qui nous assure de ne pas retomber aussitôt dans les affres de la production ? En vérité, tant qu’on ne dispose pas d’un principe d’organisation hétérogène, la méthode de la destitution opère à vide, et ce qu’on a libéré est aussitôt repris. Et inversement, ce nouveau principe n’est rien si on le sépare du geste de destitution. Mais si on tient les deux côtés, on tient un nouveau paradigme, et on débloque pour de bon la possibilité révolutionnaire.

Précision indispensable, on aborde l’organisation par deux refus préalables. Premièrement, on refuse de réserver cette question à la politique. L’organisation n’attend pas la politique, elle concerne la pratique en général. Deuxièmement, on refuse de séparer la question de la subjectivité de celle de l’organisation. La seule manière de détruire l’individualisme n’est pas de détruire le sujet mais, comme on va le voir, de déplacer la subjectivité.

Maintenant, il faut dire l’évidence : la puissance n’est pas une force condamnée à l’évanescence. Le défi est bien de venir fixer des choses, de les formaliser, mais dans un autre langage que celui du pouvoir. Ce qui déborde toute assignation, ce qui est irréductible, ce qui importe, ce qui échappe à tout contrôle : autant de pistes ici. Mais encore faut-il ne pas succomber au préjugé moderne qui veut que la beauté de ce qui résiste soit toujours quelque chose de nécessairement fugace, du côté du désir, de l’individu, du ressenti, de l’intensité – lui refusant toute extension, donc toute forme. Pour nous, l’irréductible n’est pas une chose à part, mais bien une certaine pensée de l’organisation, une idée de la forme qui porte la négation de ce que jusque là on a appelé forme. Son nom est usage. Quelle est la définition de l’usage ? Aller trouver, dans quelque chose, ce qui nous anime. Il s’agit là d’une expérience complexe.

Quand on entre en contact avec ce qui importe, un mouvement infini s’amorce, un futur se lève. L’usage est la fidélité à cela, il est tout ce par quoi on soutient et renforce ce mouvement, tout le courage qu’on mobilise, et en premier lieu celui de voir ce qui ne va pas. Se contenter de faire l’apologie du courage et de la fidélité, c’est les ramener à de simples valeurs. On ne peut s’en satisfaire, sous peine de reconduire indéfiniment la division entre idéalisme et pragmatisme. À l’inverse, la forme dont on parle hisse la fidélité à ce qui importe à la hauteur d’une pensée générale. Parce que les bonnes intentions et les affects n’ont jamais suffi, ni empêché de produire le contraire de ce qu’on veut.

L’usage est d’abord une pensée de la rencontre, autrement dit de l’expérience de ce qui importe. Au commencement, il n’y a pas l’intérêt, mais la rencontre. Tel est le petit récit qu’on oppose à la production. D’abord, là où on peut toujours nous forcer à jouer un rôle, une rencontre ne se force pas. Elle ne peut être réduite au seul choc entre humains. On rencontre quelque chose – n’importe quoi : un raccourci clavier, un collège. On n’est jamais bien sûr de ce dont il s’agit, on sait seulement que quelque chose importe. « Rencontre » désigne ce petit événement. Quelque chose cesse d’être n’importe quoi, fait événement, frappe à la porte. C’est alors comme si un espace s’ouvrait. Avec d’autres éléments, on y entre en gravitation. Cet espace a le pouvoir de suspendre tout le reste, non pas au sens où tout est mort, mais où tout prend vie, s’anime. Ce qui meurt à ce moment-là, c’est l’emprise sociale et son présent sans lendemain. Ce n’est pas seulement un moment à part, c’est la possibilité qu’il revienne. Bien sûr, certains gestes ont le pouvoir de rompre la magie, et parfois même de tout briser. Mais quand on y revient, on affronte les obstacles qui se présentent, et cela nous change, nous modifie, nous sculpte. Des capacités nous viennent, de bons et de mauvais plis. La question des usages nous plonge toujours dans une sorte de récit de formation. Comment ce qui importe nous forme-t-il ? Sous quels noms fait-il irruption dans nos vies ? Un boulevard de la puissance devient, des années plus tard, une petite chose laissée sur le bas côté.

Or, tout usage peut être malencontreux. On peut toujours faire de mauvaises rencontres. Cela atteste au moins qu’on avait en nous comme l’attente d’autre chose. Sauf qu’il y a des cas où cette attente s’avère parfaitement débile : quand il se trouve qu’on attend après une institution. Cette attente, il faut la tuer, et d’abord savoir la reconnaître. Elle retarde tout, elle empêche tout devenir. Quand dans une réalité, il n’y a plus la moindre place pour pouvoir faire la différence entre usage et institution, il est illusoire de vouloir en faire quelque chose. Faire une mauvaise rencontre, cela signifie quelquefois tomber sur quelque chose de trop fort. On en devient laid, on cède à l’injonction productive. L’héroïnomane doit consommer, sa subjectivité entière est aspirée dans l’impératif de produire de la conso. Ce qui a pris forme est une chimère. L’usage aussitôt s’est refermé, l’institution de l’addiction s’est ouverte. Quand je ne suis plus le sujet de ce qui importe, on peut vraiment faire de moi n’importe quoi.

L’usage est aussi une pensée de la résonance, autrement dit de l’expérience du dehors. C’est un des grands concepts de la décivilisation. On appelle résonance, indifféremment, une entrée en relation et un rapport de force. À rebours du régime civilisé, il s’agit d’envisager une expérience du dehors qui ne se réduise pas, au préalable, au seul rapport de négation. Le spectre de la résonance va bien au-delà de la réduction, qui n’est que sa division, sa binarisation : intégrer à soi ou désintégrer, ou ami ou ennemi. Pouvoir résonner, cela ne signifie pas qu’on écarte le cas de l’incompatibilité absolue, mais simplement qu’on n’aborde pas toute relation selon le schéma guerrier et l’ultimatum. On ne déclare pas la guerre à ce qui nous est simplement inconnu. On distingue au moins six scénarios, six rapports à ce qui arrive, avec l’usage comme pierre de touche, comme point de repère.

Indétermination : on ne sait pas ce qui arrive. On doit lui conserver sa puissance d’indétermination, résister à la tendance à le réduire, avant même qu’il arrive, à tel ou tel cas répertorié. Conserver ce droit à la surprise à ce qu’on connaît le mieux.
Opacité : quand la résonance est la plus faiblement déterminée, la vibration la plus proche de zéro. C’est le propre de la situation normale, porte ouverte à toutes les réductions.
Consonance : ce qui arrive renforce ce qui est nécessaire à l’usage. On l’accueille d’autant plus facilement. Risque de complaisance : la consonance conforte, si on ne pratique qu’elle, on tombe dans le confort.
Dissonance : ce qui arrive affaiblit ou met en crise l’usage. On l’accueille d’autant mieux, parce qu’une certaine dose de poison fortifie.
Incompatibilité respective (dilemme) : quand, de deux choses, l’une doit l’emporter. Parce que la situation exige de choisir, et non parce que cette option est supérieure dans l’absolu ou que l’autre option serait d’une importance nulle.
Incompatibilité absolue : confrontation avec l’institution. L’institution veut capturer l’usage, l’usage veut ce qui importe, il doit détruire l’institution.

Il y a des critères à l’usage. Avant de parler de construction révolutionnaire, on doit avoir une vue d’ensemble sur la manière dont toute puissance s’organise dans le monde. On peut à présent réunir les différentes conditions du principe communiste d’organisation. Pour les énoncer, il a suffi, d’une certaine manière, de « retrousser » les griefs que l’on fait habituellement à une forme. L’usage se construit comme le refus, le point de résistance, de toute forme pensée sur le modèle dominant. Voici tout ce qu’il faut prendre en compte pour s’organiser.

1. Subjectivité. On n’est sujet que de ce qui importe. Être sujet veut dire naître : ne pas être prisonnier, ne pas être objet. On naît toujours dans quelque chose. Être au monde, c’est avoir des usages. La subjectivité n’est jamais seulement le je, mais comment il entre quelque part.

2. L’usage est quelque chose de puissant où l’on entre. Mais si on ne peut pas sortir, on ne peut pas entrer. Il ne faut pas rendre l’usage obligatoire – sans quoi on ne sait plus en éprouver la puissance.

3. Égalité. L’égalité est ce qu’on a en commun quand on a un usage. Dès qu’il y a usage, la question n’est plus de savoir s’il y a égalité, mais à quelle hauteur, à quel niveau d’engagement, le commun se situe.

4. L’usage revient : une fois est coutume. Mais il n’est pas automatique. On peut toujours passer à côté.

5. Il y a toujours un obstacle. Quand on ne le voit pas, l’usage lui-même est l’obstacle. Dans l’usage, on ne supprime pas le risque d’enfermement, on l’affronte. C’est au moment où l’on rencontre ce qui lui fait obstacle que le sens se libère. Par conséquent, les 11 critères ne sont jamais tous présents dans ce que l’on fait.

6. Un usage n’est jamais le monde. Aucune forme n’absorbe le monde. L’usage n’est jamais le seul.

7. N’importe quoi peut être un usage, mais pas toutes les choses. Si on veut que tout devienne usage (projet de l’esthétique), le prix à payer est qu’aucun usage ne soit puissant, donc que chacun s’annule. On ne peut pas interdire à quelque chose de devenir un usage, sauf au principe de pouvoir. Puisque l’hégémonie est la forme qui ne connaît pas d’autre (sinon comme subalterne ou comme monstre), sitôt qu’on en fait un usage, on fonde un petit empire.

8. L’usage s’ouvre par un geste – mais lequel ? Il s’agit de trouver l’entrée. Quand il n’y a qu’une seule entrée, on n’entre plus. Parfois, la même porte ouvre une autre maison. « Don’t know what I want, but I know how to get it » [5]. Il faut trouver le bon geste au bon moment. Tout repose au fond sur l’impossibilité de poser le geste ultime, et la nécessité de continuer à le chercher.

9. L’usage est ce qui nous fait faire des choses puissantes. Leur force se vérifie quand elles deviennent à leur tour des usages : des gestes puissants pour d’autres que nous, qui reviennent, qui ont de quoi résister à l’emprise sociale.

10. Peut-on avoir un usage d’un mal qui nous frappe ? Bien sûr. Mais là où l’usage de quelque chose de bien revient à la question d’y entrer, l’usage de quelque chose de mauvais est d’abord d’en sortir, de démontrer qu’il s’agit d’une possibilité et non d’une fatalité absolue. Montrer que ce n’est pas la seule possibilité dans le monde, et surtout pas la plus puissante – quand bien même elle devrait l’emporter à la fin du film.

11. Enfin, l’usage résonne au dehors. C’est une puissance de résonance.

2. Ouvrir la puissance politique

La politique, au sens très général, est le champ qui engage la plus grande force. Pour la localiser, il ne s’agit pas d’abord de « lire les panneaux », de regarder ce qui s’intitule politique, mais de regarder là où la force est le plus concentrée. Il y a de la force ailleurs, mais c’est toujours dans la politique que la concentration est la plus grande, et c’est pourquoi sa capture civilisée produit l’emprise la plus terrible, qui n’est autre que l’Histoire.

On appelle puissance politique le geste de regagner du terrain sur la civilisation, la joie de prendre part à l’offensive, qu’arme la vérité suivante : l’ennemi peut tomber. Elle n’est pas une donnée, elle se reconquiert, pied à pied. Quelles hégémonies abattre ? La paix, l’économie, le passé, l’identité, la confusion. Dans le monde pour Hobbits qu’elles dessinent, la politique ne survit pas. Pour le révolutionnaire, ce sont les places-fortes de la dépolitisation, et c’est seulement dans cette optique qu’il les aborde. La paix endort la politique, elle en bloque l’impulsion minimale dans le règne de la basse intensité. L’économie préorganise et prédéfinit tout, elle dissout dans l’ordinaire et l’affairement tout ce qui pourrait prendre une tournure décisive. Le passé est l’hégémonie politique du déjà là, où l’horizon ne va pas plus loin que ce que l’œil perçoit. Qu’elle prétende ou non à la grandeur, l’identité est toujours étroite et le nous politique s’y étrangle. Enfin, le monde unidimensionnel qu’on nous fait est aussi celui de la confusion. Or sans clarté, la politique n’est rien.

Apparaissent en creux, chemin faisant, les grands champs de force qui vont définir la politique et en structurer le contenu. Conflit, priorité, futur, appartenance et discernement – ou les cinq sens de la puissance politique.

Histoire et politique

1. La politique est la forme d’organisation qui engage le plus de force ;

2. Toute organisation est un certain rapport au temps ;

3. De fait, l’Histoire est le rapport au temps qui l’emporte sur tous les autres, donc une hégémonie générale ;

4. Comme toute réalité le temps porte en lui l’enfermement et son contraire : il y a un temps de puissance et un temps de pouvoir ;

5. Alors, l’Histoire non seulement est politique, mais elle est la production et la condition générale du pouvoir politique même. L’Histoire se confond avec la civilisation.

6. D’où vient sa force ? De la capture de la politique même.

7. Par conséquent, la question de la puissance politique est : comment trouver quelque chose de plus fort que l’Histoire. C’est en disant comment, depuis quels grands domaines, l’Histoire annexe la politique, qu’on va comprendre ce qui a été arraché et du même coup faire apparaître les grands axes de la puissance politique.

8. La question de la puissance politique n’est pas comment rester dans l’Histoire, comment devenir une force historique, mais comment résister à l’Histoire, et même, comment la détruire. Mais parce que le ver de l’enfermement est dans le fruit du temps, on ne pourra jamais la détruire jusqu’au bout (ce qu’on aura été de puissant retournera dans l’Histoire).

9. Institution générale du temps, l’Histoire porte la politique ennemie, et se manifeste donc, du point de vue révolutionnaire, comme un processus perpétuel, ingénieux et total, de dépolitisation. Dépolitisation d’une part comme dissimulation de la politique dominante, de l’autre comme écrasement de la politique possible.

10. Là où civiliser dépolitise, politiser décivilise.

Stratégie du double-front

Que signifie résister à l’Histoire ? Résister au changement, prendre le parti de ce qui dure, du temps très long, des valeurs éternelles, ou encore des choses simples, authentiques et profondes, que la modernité a englouties ? Non. Résister à l’histoire ne veut pas dire « en revenir à avant ». – Et cela vaut aussi de l’avant de la civilisation. On n’accède pas à un avant de la civilisation, mais toujours à la projection moderne d’un avant plus ou moins radical. C’est justement cela qu’on appelle tradition : telle ou telle image que la modernité projette de son Avant, qu’il soit négatif ou merveilleux, qu’il joue comme trauma ou comme fantasme. Pour autant, l’avant ne se réduit pas à la tradition. Ce n’est pas parce qu’on n’y a pas accès qu’il n’y a pas d’avant. Si tel était le cas, la civilisation n’aurait jamais commencé [6]. Elle se confondrait avec l’anthropologie, reconduisant l’idée d’une nature humaine, et il serait incompréhensible de prétendre vouloir tourner la page.

À nouveau, que signifie résister à l’Histoire ? N’être que changement, humilier le passé parce qu’il est fini, piétiner ce qui a été englouti, avancer droit devant nous ? Non. La fuite en avant est toujours une chute en avant.

Nous refusons la modernité, nous refusons la tradition. Et ce double refus ne s’en tient pas là, il tend à se propager, à se répercuter sur d’autres couples de questions, au point qu’on puisse parler d’une stratégie générale. Nous refusons universalisme et particularisme, société et communauté, réformisme et Réaction. On doit faire les deux. Le refus vise les deux, mais respectivement. L’argumentaire n’emprunte pas exactement le même chemin dans un cas comme dans l’autre, mais c’est un même refus qui s’exprime : celui de la civilisation. En somme, la résistance à l’Histoire ne peut pas se formuler de manière unilatérale, elle doit passer par au moins deux chemins qui n’en font qu’un, résister à deux mauvaises pentes d’orientation opposée. La décivilisation n’est ni l’anté-civilisation, ni l’avant-garde ultime. Elle se poste aux points de bifurcation décisifs de la politique. C’est cela qu’on appelle la stratégie du double-front, le ni/ni révolutionnaire. Que l’on inverse une proposition réactionnaire ou une proposition progressiste, on n’obtient pas encore une proposition révolutionnaire, mais tout au plus son apparence.

Pour nous, ne pas respecter la minute de silence au lendemain du 11 septembre 2001 ou du 13 novembre 2015, ne signifiait pas prendre parti pour le djihad, ni même triper dessus. Persister dans le refus du vote au moment des présidentielles de 2002 ou de 2017 n’était pas « faire le jeu du Front National ». Aujourd’hui, ne pas se faire vacciner contre le covid ne signifie pas devenir obscurantiste ; et se faire vacciner ne signifie ni accepter le pass sanitaire, ni devenir scientiste. Cette manière de se positionner n’est pas nouvelle. Mais justement, il manquait d’en prendre acte jusqu’au bout pour lui donner sa pleine puissance. Et parce que la logique nous échappait, on a trop souvent cédé à la facilité de se ranger d’un côté ou de l’autre de l’opinion. Prendre parti c’est trancher, ce n’est pas « réussir son créneau ».

Cela soulève tout un tas de problèmes et de malentendus possibles. Bien évidemment, le ni/ni révolutionnaire n’est pas celui du centrisme, la politique du juste milieu. Il n’arbitre pas entre deux côtés, il n’est en paix avec aucun, il mène la guerre sur deux fronts. Il est également incompatible avec une tentation constante des discours radicaux de droite comme de gauche, celle de concentrer les attaques sur un seul des deux côtés, au gré des situations et de l’actualité politique. Enfin, on doit le distinguer du scepticisme et du nihilisme, où à force de taper sur tout on ne dit plus rien : à l’inverse de ces tendances il dispose d’une définition politique de l’ennemi.

Cette manière de se positionner est difficile à tenir, cette praxis est exigeante, mais c’est la bonne. Elle est à la fois juste et radicale, mais ne cède pas à l’option radicaliste où l’on ne s’embarrasse de rien et où on jette le bébé avec l’eau du bain. Sur le fond, on s’oppose également aux deux côtés. Mais la force qu’on doit y mettre en situation ne sera jamais égale (cela dépend du rapport de force qui s’est établi dans le débat général, de l’endroit où se situe la complaisance la plus grande). Dans une discussion, cela risque à tout moment de rendre le révolutionnaire inaudible. Quand on tape sur les deux côtés à la fois, cela relativise sans doute l’opposition maximale à un seul camp. Sur le fond, cela ne change rien, mais on dépensera toujours moins d’énergie à lutter contre tel camp en particulier que celui qui en a justement fait sa spécialité. On risque d’être inaudible, il faut donc redoubler de clarté. Ce n’est surtout pas le goût conservateur pour « la nuance » qui nous anime, et moins encore, qui nous définit. Une position a des contours, qui sont mobiles, mais qui ne peuvent pas être nuancés. On peut nuancer une infinité de choses et de domaines, mais pas les contours de sa position. L’enjeu d’une mise au clair de celle-ci est de n’adopter, comme base de l’organisation, aucun point aveugle. C’est ainsi qu’on rejette tous les ou bien/ou bien imposés, et le chantage permanent de la civilisation, où la moindre option forte fait basculer les gens d’un côté ou de l’autre, de manière mécanique. Or, on sait bien que, jusqu’ici, un tel double-rejet ne forme pas une position mais interdit au contraire d’en avoir une, accule à l’inexistence politique. Ce qui nous a permis d’instinct d’éviter de tomber dans telle ou telle option de merde, cette chance fonctionne socialement comme un piège. L’enjeu immédiat est donc de formuler une position qui puisse admettre la stratégie du double-front.

Les cinq sens en politique

Paix, économie, passé, identité et confusion : autant d’hégémonies sur quoi la méthode de la destitution doit s’exercer en premier. Destituer tout cela, c’est soulever les questions occultées et dépolitisées, qui, une fois mises bout à bout, donnent le contenu minimal de la politique. Ainsi, la paix occulte la question du conflit, l’économie absorbe le sens des priorités, le passé empêche le futur, l’identité bloque l’appartenance, et la confusion – indissociable d’un champ politique totalisant à lui seul tout le champ de la puissance – nous fait perdre le sens du discernement. À tout cela s’ajoute le sens de l’organisation, que l’usage regagne contre l’institution, et que la politique n’invente pas. Il ne s’agit pas seulement de dévoiler le terrain général qu’on a en commun avec l’ennemi, il faut dire ce qui nous permet d’ouvrir la question. En définitive, l’être politique est celui qui pense la guerre sans tuer la résonance, qui fait sécession avec la réalité sociale et sait en même temps sortir de ce qu’il choisit de faire, qui défatalise ce qui est là, qui dit nous et se positionne sur ce qui est le plus important, tout en admettant que la politique a un dehors. Il engage une course de vitesse : devant, l’horizon poursuivi, derrière, l’hégémonie qui le rattrape. Cette course tient et du marathon et du sprint. On adopte ici l’allure marathonienne, mais la construction révolutionnaire va aussi à la vitesse du tract.

Sens du conflit : guerre et résonance. (Destituer la paix)

La paix est la dissimulation de la guerre civilisée. La civilisation fait la guerre à ce qui importe, et c’est précisément pour cela qu’on la combat. En imposant la paix, elle couvre ses opérations et d’un même geste confisque la conflictualité. Retrouver la politique, le sens du conflit, c’est formuler notre guerre tout en refusant d’en faire le principe de tout conflit.

Depuis le 11 septembre, on pourrait se dire que l’hégémonie de la paix n’est plus qu’un lointain souvenir. Mais on y revient encore et toujours, tant que rien ne vient briser l’empire gluant de la vie normale – « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui  [7] ». La paix qu’on retrouve est la plus venimeuse, elle distille seulement le mensonge, maintenant que tout le monde sait bien que c’est la guerre. Certes, mais laquelle ? D’abord et uniquement, celle qu’on subit. La guerre civilisée, voilà ce dont la paix est l’occultation. Destituer la paix, cela commence par révéler et surtout par définir la guerre en cours, ce qui suppose d’en montrer le terrain réel. Tant qu’on ne le fait pas, elle opère à sens unique. Nous disons que la civilisation tue tout ce qui importe, pour deux raisons fondamentales. Premièrement, c’est une dynamique hégémonique, autrement dit, elle rend nécessaires des choses, or rien de ce qui importe n’est nécessaire. Deuxièmement, son expérience du dehors est un rapport de réduction, or ce qui importe est irréductible. Chaque institution est littéralement une machine de guerre, intégrant ce qui arrive ou le désintégrant, l’empêchant ainsi de gagner en importance et en puissance.

Apparaît du même coup le mobile de notre guerre. On combat au nom de tout ce qui importe, de l’usage, de la puissance, de l’irréductible. On nous dira : c’est vague, général, abstrait. Nous répondons que cela a le mérite de ne rien fétichiser. Car ce qui prédomine, dans le discours d’opposition à ce monde, c’est toujours un fétichisme : « sauver la planète », « sauver le vivant ». Fétichisme redoublé, puisqu’on ne peut s’empêcher de sanctifier au passage son propre geste. Qu’est-ce que le vivant ? Une extension de l’humain, centre de toute domination. Qu’est-ce que le terrestre, sinon la condition humaine ? Du point de vue révolutionnaire, ce ne sont pas des mobiles sérieux. De manière suspecte et éloquente, tout ce qui s’oppose à ce monde, des bisounours aux écowarriors, s’accorde sur ces piètres mots d’ordre. Quant aux réactionnaires, sous des dehors coolifiés, leur discours varie peu : retour aux vraies valeurs, Reconquête. Ils reconnaissent l’existence de ce qui importe pour mieux le réduire. Répétons-le, ce qui importe est toujours irréductible. On ne peut pas l’enrôler dans un camp, on peut seulement dire le camp général qui programme sa neutralisation, et les positions qui, jusque dans leur principe d’organisation, le mettent au centre.

La guerre oppose les partisans et les ennemis de la civilisation – ce qui ne signifie naturellement pas qu’on s’identifie aux figures de l’ennemi qu’elle propage [8]. Ainsi, rouvrir la politique commence toujours par la détermination du conflit central de l’époque, seule définition politique du mot guerre, qui s’oppose toujours à la définition triviale, médiatique. Si d’autres sens de la guerre circulent et prennent le dessus, c’est que la paix est justement l’annexion de la conflictualité même. Elle n’est pas seulement l’occultation de la guerre civilisée, et la fuite en coulisse du démocrate dès que pourrait se poser la question du conflit central. Elle signifie aussi que tout conflit est dépolitisé. Soit il est ramené à une manifestation de la violence, terme toujours flou, mystique et péjoratif en civilisation ; soit il se réduit à un simple moment de la Pax Civilisis, à un passage obligé pour le rétablissement de la paix. Le résultat, c’est la grande représentation, certes enfantine, qu’on se fait de l’Histoire : des humains qui se battent entre eux pour rien, des pions de différentes couleurs sur un plateau de jeu. Mais comment parler de dépolitisation s’agissant par exemple d’une guerre civile au sens trivial du terme ? De toute évidence, il y a dans un tel événement résurgence et jaillissement de la politique enfouie. Mais le plus souvent le conflit reste dans l’ordre des choses. Une identité s’oppose à une autre identité, un pouvoir à un autre, une institution à une autre. La civilisation l’emporte, et reste en tous cas bien à l’abri des coups.

Il faut absolument contrer cette dépolitisation. Pas de guerre révolutionnaire tant qu’on ne dispose pas d’une autre pensée de la conflictualité. Il ne suffit donc pas de dire que la politique est orientée vers l’épreuve de force [9], il faut dire qu’elle est ce qui lui donne un sens (tel conflit peut très bien n’en avoir aucun). Ne pas se faire confisquer la guerre, résister à la confusion : si l’on tient à ces deux impératifs, il faut regarder la politique comme la pensée de tout conflit. Il faut cesser de bloquer cette dernière dans la pensée de la guerre. Réduire le conflit à la guerre est le symptôme le plus courant de l’atrophie de la conflictualité.

La politique est bien de penser le conflit, et non simplement d’en connaître l’ivresse. Fatalement le pacifiste est dans l’erreur, avant même d’affronter la question. Contrairement à ce qu’il croit, penser le conflit, c’est déjà le limiter, limiter l’enivrement. À l’inverse, refuser de le faire n’aboutit qu’à s’en laisser imposer la forme. Comment caractériser autrement le geste de laisser être la violence dominante ? Argument pacifiste : on y oppose résistance, justement parce qu’on « ne se prête pas au jeu ». En réalité on s’y prête, on est même en pleine lumière, en train de faire son petit numéro de martyr.

Sur quelle définition générale s’appuyer ? Un conflit n’est jamais que l’envers d’une certaine résonance. Réciproquement, toute résonance est en même temps une tension, un rapport de force. On peut donc aborder ce qui se passe depuis le commun (qui peut être à son degré zéro), ou depuis la violence. Évidemment, basculer d’un registre à l’autre n’est jamais indifférent. Mais ce qui est décisif, c’est que la guerre reste un cas particulier de la résonance, celui de l’incompatibilité absolue. Quand on tient compte de toute l’étendue de la résonance, on remet la négation du dehors à sa place : le cas de la résonance qui s’interdit, une couleur dans un spectre qui en contient au moins six. Or cela, la civilisation ne sait pas le faire. Sous son règne, on se rend aveugle au fait que tout rapport d’intégration non seulement suppose la destruction du reste, mais est lui-même un rapport de négation : forcer à être, empêcher d’être autre. Parce qu’au préalable, on a réduit la palette de la résonance à deux couleurs [10].

Pour autant, cela ne fait pas du rapport d’incompatibilité absolue un cas négligeable. On l’a dit : pas de politique sans tracer la ligne d’un différend absolu. C’est par ce geste qu’elle devient véritablement ce qu’elle est : la dimension de la plus grande puissance. En définitive, la politique décivilisée assume sa définition comme rassemblement en vue de l’épreuve de force, ne recule pas devant ce point, mais elle le prend aussi pour ce qu’il est : le risque de la totalisation. Elle doit donc apprendre à résister à l’imposition de cette question sur tout le reste, résister à la totalisation des possibles en un point, qui cependant reste son point central, inaugural. Cette résistance accouche d’une dimension, qu’on appelle l’éthique. Mais oui, la politique, c’est dangereux. On ne va pas dire le contraire pour rassurer ceux qui voudraient la ramener à la négociation.

Notre implication dans la guerre ne doit pas nous aveugler, nous faire perdre le sens du conflit, mais bien nous le faire retrouver. Il y a un autre signe de l’analphabétisme conflictuel : ne disposer que d’un concept, celui de la distinction ami/ennemi. Tant qu’on en est là, on a perdu d’avance, et l’amitié et l’inimitié. Amis dans quoi ? Amis jusqu’où ? Mythe de l’accord comme coïncidence absolue [11]. Ennemis en quel sens ? Ennemis ou plutôt adversaires ? Est-on en présence d’un pouvoir à détruire, ou d’une puissance rivale – qu’on ne peut réduire sans se contredire aussitôt ?

Sens des priorités : décider et sortir. (Destituer l’économie)

La politique consiste à décider de ce qui est le plus important. En imposant partout le format du besoin, l’économie annexe et dissimule la question des priorités, la ramène à l’arbitrage entre des besoins, idée même du gouvernement. Retrouver le sens des priorités, c’est destituer les besoins, sortir de l’emprise sociale, et défaire la tendance de ce qu’on fait ici et maintenant à se présenter comme une nécessité.

Le geste de destitution nous apprend à dégénéraliser les questions, à défaire leur approche apolitique en révélant le conflit qu’elles abritent. Ici le fait majeur est le suivant : l’économie capture la décision.

La centralité du verrou économie est telle que son nom a longtemps été pour nous le nom propre de l’ennemi. Mais qu’est-ce qui au juste distingue l’économie de la civilisation ? En vérité, la politique dominante, ce n’est pas uniquement l’économie, l’économie tout court. Parce que le moment où on se met à nommer cette politique civilisation est aussi celui où on commence à comprendre ce que veut l’économie. À elle seule, en elle-même, l’économie ne veut pas et ne veut rien, là réside son invincibilité propre, son grand pouvoir de disparition. Quand on dit que dans son vide même l’économie est porteuse d’un monde, et qu’il s’appelle civilisation, on met au jour la volonté de ce qui ne veut pas, on en révèle la nature partisane, et on l’expose aux coups. En définitive, si l’on veut à la fois comprendre et attaquer l’économie, il faut l’envisager comme la ruse par quoi la civilisation se rend inattaquable.

On doit renverser le point de vue, et s’attaquer à la volonté paradoxale de l’économie et à son régime de décision propre. Sa volonté est une certaine manière d’absenter la volonté. Sa décision est une certaine manière d’absenter la décision. Ce qui en résulte est bien connu, c’est ce moment où il ne reste rien d’autre à faire que de gérer, s’affairer, s’occuper, fonctionner et faire fonctionner, dans le droit fil de la pacification générale. Il ne faut pas seulement voir le vide de tout cela, il faut voir ce que la décision-gestion vient évacuer. Ce dont ce monde prétend précisément « faire l’économie », c’est tout simplement la décision politique. En politique, la décision n’est pas l’arbitrage, le choix entre des possibles disponibles. Décider, c’est toujours décider de ce qui importe le plus, prioriser au sens fort. Le superlatif de la décision est la décision même. Par conséquent, l’économie, c’est ce que devient le monde une fois qu’on en a retranché la décision politique.

Dissoudre la décision dans la gestion ne va pas sans un coup de force permanent, qui est l’objet constant de ce texte : l’hégémonie, ou plus précisément la trinité « une institution, une hégémonie, un besoin ». Quand une question est annexée, la logique de l’usage est supplantée par la logique du besoin, qui délimite justement le domaine qu’on appelle économie. On appelle besoin le geste d’imposer par la base ce qui importe le plus. Que par la suite on réfléchisse dessus n’y change rien, puisque toute réflexion se fait dans ce cadre imposé qu’on retrouve à chaque pas, à tous les niveaux. Et chacun de venir buter sur « la question matérielle » comme une guêpe dans un bocal. Dans cette logique, on ne peut plus décider, parce que la décision est déjà prise, elle est déjà coulée dans le béton de la norme, elle s’est déjà matérialisée de mille manières dans une architecture sociale. Le besoin, c’est l’important quand on le dicte, c’est ce qui importe mais pris dans le moule d’un diktat. On comprend alors la phrase du patron d’Apple, Steve Jobs au bon sens dévastateur : « Les gens savent ce qu’ils veulent quand ils le voient ». Traduction : « On vous apporte votre propre volonté sur un plateau, consultez le catalogue. » Dans la rationalité du besoin, la décision est tributaire de l’offre sociale et la volonté esclave des possibles sur le marché. Qui parle d’ailleurs de décision et de rationalité ? C’est comme désir, réconfort, bien-être, qu’on rencontre le besoin, comme du rêve qu’on nous vend. Parce qu’il est au plus proche du quotidien et de l’endroit même où se façonnent les mœurs, le besoin est ce qu’une structure sociale peut avoir de plus fluide et accommodant. En réponse, il s’agira toujours pour nous, en quelque sorte, de montrer le power sous le soft, d’aborder le besoin comme le signe d’une institution, d’une mainmise sur nos problèmes, d’une instance plus ou moins cachée et diffuse qui se fait les questions et les réponses. Réciproquement, il faut savoir débusquer le besoin sous l’institution : tant qu’on ne détruit pas le besoin de sécurité, on n’en a pas fini avec l’institution de la police, quand bien même on l’aurait défaite dans la rue.

Si c’est bien dans la civilisation que se révèle le régime de décision propre à l’économie, notre ennemi n’en devient pas pour autant un agent volontaire. Cette décision qui ne tombe pas du ciel est un processus permanent complexe, qu’on appelle le gouvernement, et qu’il ne faut pas s’empresser de réduire aux gouvernements. Celui-ci n’est que le complément ou le simple revers de l’économie. Si l’économie est la capture de la décision, le gouvernement est la décision de la capture. D’ailleurs, doit-on les distinguer ? Pourquoi ne pas plutôt regarder cet ordre des besoins que l’économie déploie comme la réalité même du gouvernement du monde ? Parce qu’en se contentant de mettre un signe égal entre économie et gouvernement, on accréditerait le vieux rêve civilisé de l’aliénation intégrale, celui de l’obsolescence non seulement de la répression mais de la décision elle-même.

Dans le gouvernement, ce qui importe est d’une part formaté (c’est toujours un besoin, soit l’empêchement d’un usage), de l’autre distribué dans un compartiment social (c’est le secteur qu’on lui attribue : santé, sécurité, culture, démocratie, montagne, « économie » au sens trivial, etc.). Il n’est pas seulement l’ensemble des besoins, leur concentration horizontale (les uns à côté des autres) et leur concentration verticale (tout le raffinement social possible autour d’un seul et même besoin). Gouverner, c’est faire la balance des besoins, c’est leur équalisation permanente : comment on n’oublie rien de strictement nécessaire – et comment on sacrifie le reste.

Ce que le gouvernement opère en temps réel, c’est donc une sélection des besoins, souvent désignée, dans la période récente, sous le superlatif banal de « l’essentiel ». D’ordinaire, tout porte à croire que ce qui importe le plus est une affaire de conscience individuelle, que cela se décide à l’échelle de sa petite vie – un peu comme si on confondait modélisme et aviation. En réalité, c’est bien parce qu’on gère l’essentiel pour vous, parce qu’on vous en dépossède complètement, que vous pouvez vous consacrer à votre petite vie. Ce scandale permanent de la dépossession, recouvert par le business as usual, peut éclater dans l’état d’urgence. On a alors beaucoup plus de mal à endormir la vérité suivante : gouverner consiste à décider pour tout le monde de ce qui importe le plus. Quand bien même l’implication des agents humains se réduirait à presser sur un bouton, quand bien même les décideurs seraient tout au plus des validateurs, ils jouent un rôle décisif : ils participent à la construction de ce monde qui nous arrache la décision.

En définitive, c’est seulement quand on pose la question révolutionnaire qu’on peut comprendre le rapport profond du gouvernement à la décision. La période covid est surtout révélatrice de ce qu’on ne comprend toujours pas. Dans les secteurs (misérables comme les autres) dont le caractère essentiel était mis en doute par les décisions de l’exécutif, la réaction a partout été la même : « Eh nous, on est inessentiel ? » Justement, plutôt que d’ironiser à peu de frais, il faudrait pouvoir l’affirmer au premier degré, y voir une preuve, une fierté, une force et un ultimatum. Car tout ce qui compte est foncièrement inessentiel, impropre à la gestion. Tout ce qui tient s’avère impropre à l’économie, tout ce qui y aspire est donc nul et non avenu.

Ainsi, la question des priorités est une des grandes entrées de la politique. Il s’agit de l’extirper de l’emprise économique, et surtout pas d’y renoncer. En l’état, elle suscite deux grands types de réactions. Pour les uns, une adoption sans critique. « D’une manière ou d’une autre, il faut prioriser, il faut choisir. » Ainsi embarque-t-on dans la logique dominante. Pour les autres, un rejet sans distance. On se débarrasse de l’idée de priorisation tout court, et l’on perd rien de moins que la possibilité de la politique. Comment faire ?

D’une part, la condition de toute décision, c’est la désertion. Sortir de l’emprise sociale, sortir de l’économie, en finir avec son système de valeurs, inventer un nouveau sens au mot valoir. Désormais, seul ce qui résiste à l’économie peut valoir quelque chose. Déserter, c’est sortir de la logique du besoin. Celui-ci est toujours à l’origine une chose figée dans sa nécessité, une forme de pouvoir. Au fond, l’anarchisme véritable est celui qui se donne les moyens de la négation des besoins. L’exil dont on parle nous jette sur les routes de la puissance. Le communisme véritable est celui qui donne les preuves à l’appui de la négation, celui qui dans la situation la plus extrême parvient à dire : « Là, il y a un usage ».

D’autre part, la décision consiste paradoxalement à pouvoir sortir de ce qu’on fait. Prioriser, c’est pouvoir soupeser des usages, des choses puissantes. Or il appartient à la logique de l’usage non seulement de savoir entrer dans ce que l’on fait, mais de savoir en sortir – et c’est justement cela que la décision nous apprend à faire. Il y a une manière très simple et infaillible de faire apparaître l’importance réelle de ce qu’on fait : imaginer son absence, l’absenter, en sortir. Si l’on veut retrouver le sens des priorités, il faut apprendre à sortir, non seulement d’un usage en particulier, mais de la situation même, d’un coup. Pour prendre une image informatique, la décision, c’est le raccourci qui permet d’avoir une « vue d’ensemble des activités en cours ». On n’est plus focalisé sur ce qu’on est en train de faire, mais subitement, on domine du regard son existence. On voit les différentes choses en cours, on les relativise au moins provisoirement, juste assez pour en deviner d’autres, et on voit aussi l’espace libre, la page blanche. La décision est l’usage qui, en situation, donne une vision spéciale, par quoi on redonne de la possibilité aux choses, laissant transparaître leur puissance respective, jusqu’à ce qu’une option l’emporte. Il ne s’agit surtout pas d’une entreprise de supervision par quoi la politique s’instituerait en contremaître de la pratique. Mais c’est seulement ainsi qu’on peut déceler, bien cachée derrière tout ce qui a de l’importance pour nous, une possibilité dont le moment est peut-être venu.

Hélas, qu’observe-t-on tout autour ? Toujours les mêmes manières de se poser les questions. Le matérialisme, le positivisme, la religion du besoin, restent entourés d’une aura de subversion, « à l’époque du retour du religieux ». Le milieu radical ne fait pas exception, où le verbe affecté du plus haut coefficient d’affirmation est « habiter ». Or, nettoyer les écuries d’Augias, en finir avec l’économisme, l’idéal bâtisseur-ingénieur-entrepreneur, cela signifie tourner la page du marxisme [12]. Il s’agit même, disons-le, de détruire l’hégémonie du marxisme sur la politique radicale. Ce qui témoigne de cette hégémonie, c’est une alternative forcée. D’un côté, une politique révolutionnaire qui, tant qu’elle ne rejette pas la production, reste marxiste, et échoue dans le réformisme. De l’autre, un antimarxisme révolutionnaire qui, faute de réinventer de fond en comble la politique, se trouve fatalement repoussé dans l’antipolitique. Cette dernière pente s’observe partout, Comité Invisible compris. Puisque ce qui s’affiche comme le sérieux révolutionnaire nous révulse, on se dit antipolitiques, que ce soit pour témoigner qu’on ne se prend pas trop au sérieux (on se demande bien qui peut prendre les autonomes au sérieux, s’ils ne le font pas eux-mêmes), ou pour pouvoir prétendre à un autre sérieux. Ne l’oublions pas, toute hégémonie est une option par défaut, n’est jamais que l’envers d’un manque d’affirmation puissante. Par conséquent, déserter le terrain politique est, aujourd’hui comme hier, une connerie monumentale. Cela n’expose qu’à se lamenter bientôt sur les progrès de l’extrême-droite, ou sur la domination du puritanisme en politique.

Sens du futur : principe de révolution. (Destituer le passé)

Assez méchants pour voir ce qui finit,
assez aimants pour voir ce qui commence.

Impossible de faire tomber la civilisation tant qu’on ne parvient pas à l’identifier comme le passé en politique. Avoir un futur, c’est miser sur cette vérité : toute hégémonie peut tomber – vérité qui n’est autre que le principe de révolution.

Après la paix et l’économie, troisième hégémonie politique : le passé qui nous écrase. C’est le grand tiroir que d’autres ont ouvert par inadvertance il y a très longtemps, où nos vies doivent tenir en place, et que l’on n’arrive pas à refermer. Plus profondément encore, c’est aussi notre propre passé, personnel et collectif, victoires et défaites, agissant comme norme indépassable. Ce qu’on a toujours fait (à quoi bon faire autrement ? pourquoi rompre ?) ; ce qu’on a déjà fait mais qui nous a coûté cher (à quoi bon le retenter ?) ; ce qu’on a déjà fait et qui nous domine (à quoi bon vouloir tout réinventer ?) ; ce qu’on n’a jamais fait (à quoi bon commencer ?) ; tout ce qui nous reste à faire (comment commencer « pour de bon » ?). Le passé est le fournisseur officiel de l’aquoibonisme. À tout cela, une seule réponse d’instinct : la joie de commencer, la fusée du commencement et son infinité d’étages. Il ne suffit pas de commencer, encore faut-il s’en rendre compte.

Qu’arrive-t-il au temps, quand on le subordonne au passé ? Le présent se réduit à une infinie mise à jour. Le réservoir du futur contient seulement ce qui est socialement possible : il est à sec. Et toujours, éternellement, la fin domine. Car tout ce qui arrive n’est plus qu’un moyen pour le passé d’arriver à sa fin, au double sens de but visé et de terminus. Parce qu’il connaît la fin, le passé nous spoile l’existence. Et c’est de cette façon paradoxale que son règne s’éternise : ce qui préside à la fin se tient hors d’atteinte du temps. Ainsi, la fin commande toute chose, ordonne tout processus. Et on sait bien que finir – puisque manifestement il n’y a plus que cela à faire – c’est mal finir. Partout, c’est la mort toute puissante. « Quand même, la fin, ce n’est pas rien », nous dira-t-on, les bras chargés de statistiques comme autrefois de versets de l’Apocalypse. On répond : s’il faut se représenter la fin, c’est bien pour agir contre elle et non pour se mettre à genoux. C’est toute la différence entre résister à l’Histoire et s’y soumettre.

Dans l’ordre du passé, la seule issue concevable est que le tiroir se referme tout seul, avec la fin de l’espèce : sans nous. Une nouvelle figure de la dépolitisation entre alors en scène : le capitulard de la fin du monde. Son geste est d’édicter la fin, en se conformant bien à la volonté d’un ennemi réputé trop fort pour nous, évidemment. La misanthropie n’a jamais été aussi payante socialement. Figure du ressentiment, elle devient une figure de l’opportunisme, se fait applaudir. [13] Le capitulard brandit sa propre capitulation en preuve de la mort de l’humanité, mais il prouve seulement qu’il mérite la sienne – et encore. Que fait le survivaliste ? Persuadé d’être dans le futur, il ne fait que s’organiser dans le cadre strict, dans l’atmosphère confinée, de ce tiroir étiqueté « fin du monde ».

Comment la politique civilisée se laisse-t-elle ramener à l’ordre du passé ? Sûrement pas sous la forme d’un bloc uniforme. La grande difficulté, qui est aussi l’obstacle principal au concept même de civilisation, c’est qu’elle l’impose suivant deux modes très distincts, contradictoires et pourtant solidaires : tradition et modernité. L’erreur habituelle – réduire la civilisation à la seconde – repose en définitive sur le fait d’embarquer dans le discours que la modernité porte sur elle-même, à savoir qu’elle nous libère du passé. En réalité, elle n’y parvient pas, son programme étant à la fois un échec et une erreur : il ne faut pas détruire le passé, mais le rendre à sa puissance propre. D’une manière générale, ce n’est pas en jouant un temps contre un autre (présent contre passé ou l’inverse) qu’on résiste au temps.

Dans la tradition, l’ordre du passé est en quelque sorte le programme officiel – le seul en tout cas qu’on ait entre les mains. Politique du « un territoire, une communauté », elle se range du côté de la reproduction du Même. À ce stade, l’ordre productif joue d’abord comme ordre reproductif. On s’occupe de copier et recopier le même, pour tisser une continuité, prolonger le passé à l’infini et du mieux possible. L’usage dégénère en coutume. L’humain de la tradition met son honneur à être un bon représentant du passé. La tradition, c’est le Destin comme gouvernement. Mais il ne s’agit pas d’être victime d’une illusion rétrospective. La tradition n’est jamais que le pré-moderne. L’avant ne se réduit pas à la tradition. Il ne faut donc pas oublier ce qu’on oublie, à savoir, ce qui résistait à la matrice civilisée et que, pour cette raison précise, on ne peut plus connaître. On peut seulement dire que cela résistait, sans savoir ce que c’était. L’erreur du communaliste, du primitiviste, de toute politique passéiste, est de prétendre le savoir.

Mais que dire de la modernité ? Toute sa rhétorique, tout son souffle épique, consistent à célébrer l’arrachement au passé, à promettre un présent toujours plus futuriste. Comment parler de cette fuite en avant comme d’une soumission au passé ? En réalité, la modernité a compris qu’il faut que tout change pour que rien ne bouge. L’alliage réformiste s’interprète ainsi : on a trouvé un nouveau moyen de conserver l’ordre social, et ça s’appelle le progrès. La modernité, c’est le gouvernement contre le Destin. Elle prouve qu’il est toujours possible de faire jouer la destruction du passé comme moyen de gouvernement. Le moderne défend lui aussi l’ordre en place, simplement ce dernier est moins un état de fait qu’un cadre dynamique. Quand on défend ce qui est là, on se soumet au passé. Du reste, ce que nous disons demeure incompréhensible tant qu’on ne voit pas que le gouvernement n’est pas une invention moderne. À hauteur de civilisation, on peut mieux juger du surplace historique. Qu’est-ce qui a bougé, politiquement ? On a simplement accéléré, généralisé, complexifié, numérisé aussi, la bonne vieille logique de la domestication : forcer, jusque dans le mouvement même, à une certaine immobilisation qui permet l’extraction de valeur.

D’où vient l’échec moderne ? Plus précisément, d’où vient l’échec de sa composante révolutionnaire (qu’il ne s’agit pas de nier) ? Y a-t-il une fatalité qui nous interdit de résister à l’Histoire ? Non. L’échec atteste seulement de ceci : l’Histoire, c’est le temps comme pouvoir. Dans la tradition, le passé soumet et conforme le présent. Dans la modernité, le présent soumet et conforme le passé. Dans les deux cas, un rapport de pouvoir au temps, une solidarité politique profonde. L’Histoire, c’est le temps moins la puissance. Quel que soit le mode d’humiliation du temps qui prime, il faut s’élever au-dessus du débat et identifier l’Histoire même comme le passé en politique. Il n’y a pas d’autre point de vue libérateur.

Or, on ne sort jamais complètement de l’Histoire. Ce sont des moines « retirés du monde », « hors du siècle », qui ont pour une bonne part produit le monde dont on hérite. On peut seulement résister à l’Histoire, ce qui consiste à diriger contre elle le plus de force possible. Loin de fuir hors du temps, maudire le présent, humilier le passé et répéter sénilement « no future », on va redonner de la puissance au temps, dans chacune de ses dimensions. On ne peut diminuer le pouvoir du temps qu’en lui redonnant de la puissance, telle est la réponse décivilisée. Il faut s’attaquer en premier à l’emprise de la fin, à la manière dont celle-ci efface le futur en l’écrivant. Retrouver un futur est la priorité. Apparemment, cela ne va pas de soi. Mais que penser de la tendance à vouloir sacrifier l’idée de futur pile au moment où tout le monde en a peur ? Comment ne pas y voir, derrière les justifications les plus radicales, une dissimulation maladroite de sa propre peur ?

Mais encore faut-il extraire l’idée de futur de la confusion générale. On doit arracher une autre pensée du temps, où le futur existe comme point de bifurcation. Tel qu’on nous l’inculque, il est une re-présentation, une modélisation, une connaissance, sinon une science. À tant vouloir le connaître, on passe son temps à le prévoir, le calculer et l’anticiper, on en fait une simple conséquence du présent, et c’est ainsi qu’on le détruit. Au contraire, on voit le futur se lever quand il y a de nouveau de la place pour l’impossible et l’irreprésentable. Le futur, c’est le maximum de ce qui résiste au présent et au passé. Ce n’est pas une promesse électorale. C’est d’abord un principe : l’hégémonie peut toujours être détruite. Ici s’ouvre le temps. Une hégémonie est détruite quand elle est remise à sa place par quelque chose de plus puissant, qui n’éradique pas sa possibilité, mais ramène ce qui se présentait comme une nécessité à une possibilité, celle d’un échec. Il ne suffit pas de dire que, foncièrement, l’hégémonie échoue, il faut faire grandir autre chose.

Le principe de destruction de l’hégémonie ouvre le temps. S’il ne contenait aucune vérité, rien ni personne n’aurait de futur. Si jamais on avalise le principe conservateur – « l’hégémonie a forcément le dessus » – tout est écrit, donc il n’y a plus de futur. Un futur écrit est une idée contradictoire, impliquant qu’il est déjà dans le passé, captif de ce qui est déjà là. À l’inverse, le futur, le futur seul, a ce souffle de négation maximale de ce qui est là, en place, établi sans contraire. Ceci se vérifie à l’échelle de n’importe quelle histoire collective : figer ce qui se passe en le rabattant sur ce qui est là, c’est perdre notre futur. Quand on le retrouve, c’est tout le présent qui s’anime. La négation de l’hégémonie creuse en lui un espace, et plus on avance, plus il s’approfondit. Cet espace n’a rien d’un compartiment disponible, il relève de ce qui est socialement impossible, et c’est pourtant bien là qu’on s’organise. On campe dans l’angle mort du présent. Dans le même temps, le futur nous donne aussi la force de ranimer le passé, de le visiter, de rencontrer en lui la part de ce qui ne se rend pas, débordant de « ce qui est fini ». Une fois qu’on a glissé la tête, puis le corps, au-delà du tiroir, le passé n’est pas quelque chose qu’on referme et qu’on hermétise, au contraire : on exhume, en archéologue on ouvre les tombeaux.

Ainsi, on n’est pas du tout obligé de transformer la joie de commencer en impératif. Il suffit de s’entendre sur le principe de destruction de l’hégémonie. En politique, cela s’appelle révolution. La révolution, c’est d’abord le nom du futur. N’y a-t-il pas un forçage à appeler cela ainsi ? Pas du tout. Toute hégémonie est la possibilité d’un échec. L’hégémonie présente, la civilisation, est une possibilité de la politique, celle où sa puissance s’interdit. C’est la position qui s’empêche, et qui, pour cette raison précise, disparaît et se rend ainsi inattaquable. D’une manière générale, le principe de révolution est ce qui permet de déployer la politique qui s’en prend à ce qu’on a tout lieu de concevoir comme l’hégémonie la plus grande. Ainsi se déploie une politique révolutionnaire, aujourd’hui comme hier. D’autres ont été révolutionnaires, ont formulé et exposé à la haine, pour leur temps, l’hégémonie la plus grande.

Parce qu’on est toujours révolutionnaire dans un présent donné, il faut saisir sa chance propre, tirer les conséquences qui s’imposent, maintenant. Naturellement, vaincre la civilisation suppose de réunir une quantité de force impressionnante. Nous affirmons cependant que le combat révolutionnaire ne se joue pas seulement entre des quantités de force, mais aussi entre des définitions de la force. Dans la tradition du pouvoir, elle se construit par rabaissement d’une réalité, qu’on pousse vers le bas, qu’on sou-met. Suivant l’idée de puissance, elle se construit à l’inverse en rendant d’abord une réalité plus grande que soi-même, de sorte que, en y entrant, on participe de sa force. L’enjeu d’époque est de faire basculer le discours sur la force du côté de la puissance. Ce qui revient à dire que la puissance politique doit l’emporter sur le pouvoir politique. Mais l’emporter ne signifie pas exercer une hégémonie. Ce vocabulaire-là, on peut le laisser dans le caniveau. L’emporter sur une hégémonie, c’est être autrement plus fort qu’elle !

Sens de l’appartenance : position. (Destituer l’identité)

On arrive à la question fatidique, celle de la subjectivité politique et par conséquent de l’usage de la politique. Sur cet usage, un verrou est posé, sans doute le plus redoutable de l’époque, celui de l’identité. Appartenir, défaire l’identité, c’est prendre position : avoir l’usage d’une vérité commune, y découper un espace d’organisation.

Entre le modèle de la position et celui de l’identité, « il y a toute la différence d’un destin qu’on assume et d’une condition que l’on subit. » [14] Il faut destituer l’identité, dont le territoire s’étale à perte de vue. Mais pour cela on doit se saisir de la question dans toute son ampleur, et aborder autrement des expériences bien connues, infra-politiques.

Premièrement, on refuse de faire de l’identité un équivalent neutre de la subjectivité. L’identité n’est pas son synonyme mais son erreur de conception. La subjectivité excède toujours l’identité, elle ne tient pas dans cette volonté désespérée de s’en tenir à soi-même. Elle embarque plutôt dans toutes ces choses, petites ou grandes, qui prennent un éclat singulier. On la repense donc depuis la participation à quelque chose. Or le nom le plus simple de ce quelque chose, c’est nous. Il faut sortir de l’enfermement du je en lui-même, et comprendre que : où que je sois, je suis dans un nous. Il faut rompre avec l’expérience civilisée de la subjectivité comme solitude. Dans la subjectivité, on peut être le seul humain, mais on n’est jamais le seul sujet. Quand on fait l’expérience de la lecture, d’un jeu vidéo, de l’ennui, on est dans un nous [15]. Mais il faut bien comprendre qu’on passe à côté de ce nous dès qu’on le réduit à une simple addition de je. Un nous, ce sont des je (humains ou pas) qui entrent en vibration, en résonance.

Deuxièmement, la forme de cet espace de résonance qu’est le nous, c’est l’usage. Où que nous soyons, nous sommes dans un usage. Cela signifie que dorénavant il faut compter l’usage comme une coordonnée de base de la détermination, à côté de ici et maintenant. En situation, il y a toujours un ici, un maintenant, et un usage (ou ce qui l’empêche). Nous disons que tant qu’on ne s’ajoute pas cette coordonnée, on demeure dans l’égarement [16].

Troisièmement, mise à jour du concept d’identité : elle n’est pas seulement l’auto-enfermement (individualisme), mais toute participation jouant comme un enfermement (institution). Laisser quelque chose qu’on a, qu’on fait, qu’on aime, nous identifier : le laisser sacrifier le sens, s’imposer comme automatique. C’est la subjectivité quand elle produit le fameux sujet qui s’empêche, l’objet. C’est ce qui déjoue notre capacité de vibration, l’usage de la situation.

Quatrièmement, repenser la subjectivité depuis le terrain politique : la politique désigne ce moment où la participation bascule dans l’appartenance. Le nous politique n’est pas ordinaire, il fait événement, on en pense maintenant l’usage propre. Qu’est-ce qui distingue l’appartenance de la simple participation ? Là où sur le plan le plus général tout usage nous relie à quelque chose d’important et ouvre à ce qu’on appelle l’éthique, seul l’usage qui nous relie à ce qui importe le plus ouvre à cette dimension qu’on appelle la politique. Bref, participer c’est l’important, appartenir c’est le plus important. On ne dit pas que la politique se réduit à cet usage, mais qu’il en est le centre de gravité. Son nom est position. Ainsi, la position est le mode d’appartenance de la puissance. L’identité politique, qui s’accapare la question, désigne seulement le mode d’appartenance du pouvoir. On refuse toute appartenance sur le mode de l’institution.

Cinquièmement, prendre position est une décision. La position de ce qui importe le plus est une affaire commune, autrement dit elle se partage et se discute. Mais poser quelque chose signifie bien qu’on a su trancher, que de l’indiscutable a émergé de nos discussions. Nier cette part d’indiscutable, c’est se condamner à rester en lisière de la politique. Simplement, elle ne peut absolument pas être dictée. La position est synonyme de subjectivité politique : comment on construit et s’approprie un nous, comment un je entre dans un nous partisan. On ne peut pas la séparer de la décision singulière de dire nous, et d’un mouvement intime qui dit j’assume, je veux.

La décision d’appartenance, l’identité politique l’impose, la convertit d’une manière ou d’une autre en soumission. Par exemple, quand Jan Valtin suit contre son propre vouloir les directives du Komintern, il ne prend plus position [17]. Le Parti devient alors le nom de l’empêchement de la subjectivité politique, il n’est plus une prise de parti puissante que par antiphrase. Ainsi Valtin manifeste une identité politique, et échoue à prendre position. Or c’est un risque que tout le monde court, et ce d’autant plus que c’est le sort que l’Histoire réserve à tout nous puissant : qu’il finisse en identité et trouve ainsi sa place aux archives. Il est donc crucial de penser la politique à partir du refus d’un tel pacte. Négation de la position comme lieu de résonance, le modèle bolchevik n’est évidemment pas le bon. Mais refuser tout modèle autoritaire ne doit pas nous conduire à nier le caractère central d’une position. Chacune rend ainsi indispensable qu’on parvienne au consensus. Mais il faut continuer à regarder celui-ci comme l’expression d’un écart et non comme une communion [18]. Au-delà d’un certain point, bien entendu, l’écart devient écartèlement, et encore au-delà, explosion. Compensant ce risque sans prétendre l’interdire, la position pose d’abord ses propres limites, celles de l’inacceptable. N’oublions jamais que sa consistance propre est de faire rempart à la politique du pouvoir. Ce qui va singulariser chaque position en la matière, c’est plutôt la détermination de ce qu’on pourrait appeler le point de cristallisation du pouvoir. Chacune doit le déterminer, encore et encore, et il est vain de penser qu’il est universel. Chacune s’approprie la question, parce que c’est ici que la politique se sépare ou non de l’institution d’une morale.

À présent, de cette hauteur, tout s’illumine. Et on peut observer en riant les réactions tout autour. Les uns s’empressent de dire leur méfiance, leur réticence à l’égard de toute appartenance. Ils identifient tout nous puissant à l’esprit du troupeau, et évoquent déjà les pires dangers. Les autres ironisent : « Encore des gens qui parlent pour nous ! L’appartenance, ça me regarde. L’appartenance m’appartient. Il n’y a pas LA politique, il y a seulement la nôtre. LA politique, c’est encore un de ces trucs de petits Blancs privilégiés. » 

Parce que l’appartenance donne le sentiment de la plus grande force, elle a suscité toute la convoitise du pouvoir civilisé, et irrigué ses deux grands versants. La stratégie particulariste, traditionnelle par essence, a pour principe de sous-dimensionner le monde jusqu’à le fondre dans le nous. La puissance du nous s’éprouve comme déflation du monde. Le résultat, c’est l’étouffement, chacun au fond veut se tirer. À l’inverse, dans la stratégie universaliste, le nous est sur-dimensionné jusqu’à se fondre dans le monde. Le nous unique se prend pour le monde au point de s’y perdre, jusqu’à perdre toute notion d’un nous puissant. C’est cela, la modernité. Tout nous politique, tout nous de puissance, elle le rabaisse, elle le fait rentrer dans un des appartements de son Grand-Ensemble. Et à chaque fois, pour entrer, il a fallu baisser la tête. Compensation éventuelle, on donne à ce nous un peu de pouvoir. Mais aucun pouvoir ne comble l’absence de puissance ! Or voici que, dans la phase très tardive où nous sommes, l’hégémonie centrale se fissure de partout. Alors, bien naturellement, tout nous puissant qui a dû baisser la tête pour passer la porte, se ranime et se dit : « Non, si j’existe, je ne me réduis pas à une partie du grand tout. » Il comprend que réduire le nous à une partie est une des opérations les plus élémentaires du pouvoir, et celle aussi qui passe le mieux, puisqu’elle peut se présenter comme un mouvement généreux et chaleureux d’accueil, d’invitation. Les nous puissants voient bien le paternalisme, voient bien la violence vexatoire.

On peut donc dresser le tableau suivant de la situation d’aujourd’hui. D’un côté, c’est le parti du post, le parti post-moderne. Ceux qui persistent dans leur refus d’un nous puissant viennent fatalement grossir les rangs de l’appartenance universaliste, éterniser le stade moderne. Ils ont nécessairement une propension au conservatisme, quelle que soit par ailleurs leur apologie de la singularité. Tous ceux qui continuent à marcher dans le chantage à la faiblesse, formant le réseau de tous les réseaux. On emmagasine en soi-même les identités infra-politiques pour tenter de compenser un manque inexorable de consistance, en se racontant soit que c’est toujours préférable (puisqu’on se prémunit de toute totalisation dangereuse), soit que la véritable force est là, dans ces étiquettes qu’on se colle, quand on devient cette mosaïque si compliquée et qu’on se boule-à-facettise. En réalité, ce qui joue c’est moins la conviction universaliste que la garantie qu’elle donne à l’individu de conserver son poste : liquéfié et déconstruit, le moi reste le centre de gravité existentiel. De l’autre côté, c’est le parti du néo : le réveil du particularisme. Ceux qui aspirent à la force, après une si longue humiliation. Ceux qui se regardent un peu comme des rescapés du jeu de massacre moderne. Aspirant à la force, ils n’en font l’expérience que dans l’objectivation, dans l’identité politique. Parce qu’ils se contentent, en réalité, d’une appartenance disponible. « Ils savent ce qu’ils veulent quand ils le voient. »

Tous différents pareil, les premiers sont individualistes. Fétichistes de la différence, les seconds sont identitaires. En tenaille entre les post et les néo, nous nous dégageons. Nous disons : ce qu’il y a de plus fort dans le nous de position, c’est la possibilité de faire sécession avec l’ordre civilisé. C’est même la seule chance en la matière. Impossible d’y parvenir sur le mode de l’identité, de la production. Groupe, territoire, support technique : aucune condition objective ne peut faire sécession. Les particularistes, aussi forts soient-ils, ne sont pas puissants. Leur caractère identitaire, ce qui les singularise le mieux et le plus, est toujours en même temps le point à partir duquel le gouvernement peut les choper, les récupérer, les détruire, les humilier à nouveau. Dès lors, comment trouver la faille ? Le secret est de refuser de disjoindre appartenance et décision. Dans la position, c’est sur la base de la décision de ce qui importe le plus que j’appartiens au nous. Il faut faire le geste de s’accorder là-dessus. Cela signifie qu’on se pose les problèmes les plus grands, ceux justement qu’on ne peut pas affronter seul sans sombrer dans le ridicule ou la folie.

Comme tout superlatif, bien sûr, « le plus important » pose une difficulté insurmontable pour la plupart de nos contemporains, qui cependant se dissout dès qu’on pointe un certain nombre de confusions. D’abord, il ne s’agit pas d’être d’accord sur tout. Une position est cette formation politique capable de transcender des paradoxes abyssaux : il peut y avoir et des supporters de l’OM et des supporters du PSG, des mangeurs de viande et des végans. Cela signifie aussi qu’on doit avoir la force de rire sans les renier des différences catégorielles, âge de la vie, culture, goûts, etc.

Ensuite, la question est celle du plus important en général, abstraction faite de toute situation particulière. Cela concerne donc le refus, l’ennemi, et les manières de le pratiquer. Par conséquent, venir à un accord n’est pas si insurmontable. Dire nous, c’est avoir fait la moitié du chemin. Mais chaque situation met cette décision de base à l’épreuve : on va s’engueuler, diverger, dissoner, pire, on va croire qu’on dit la même chose. La moitié du chemin, c’est la moitié du chemin : il est puéril de débattre indéfiniment pour savoir si le verre est à moitié vide ou à moitié plein. L’appartenance n’est jamais que la moitié du chemin, point barre. Mais on le sait bien, cette décision semble surtout trop dangereuse à la plupart – mettons cela sur le compte des traumatismes du XXe siècle. Renouer avec l’organisation forte oblige en effet à trouver un système de compensation, et c’est même dans un tel contrepoids que la politique découvre son cinquième sens. Ceci dit, le risque est à proportion de la puissance engagée : on ne peut pas tout avoir. Une position tient fermement les deux côtés, dont elle écarte les tentations unilatérales. On refuse l’appartenance sans la décision (manière la plus simple de décrire toute formation institutionnelle, où le sens devient inaccessible, et qui a la consistance des relations de pouvoir qui y pullulent). On refuse la décision sans l’appartenance, qui est simplement la tentation autoritaire, où la stratégie est un corps séparé.

En matière d’identité politique, l’offre comprend au moins trois stratégies pour humilier la décision du nous, qui peuvent toujours se cumuler.
 Appartenance par l’institution d’une qualité : j’ai cette qualité (couleur de peau, sexe, classe), donc j’appartiens automatiquement.
 Par le contrat : je me plie aux obligations de l’organisation, donc j’y appartiens. Il s’agit de remplir les conditions d’une structure, elle-même investie de sens. On peut toujours augmenter le prix d’entrée (surenchère particulariste), cela ne rejoint jamais une véritable décision sur le fond.
 Par la promotion de valeurs, qui en réalité sont l’institution du sens. Là où la qualité et le contrat ne se posent pas la question du sens mais l’exploitent directement, la valeur sépare le sens pour ne plus se le poser. Nous refusons d’appartenir par la qualité, par le contrat ou par les valeurs. Nous refusons les identités correspondantes : catégorielles, corporatistes, idéologiques. Pour nous, ce n’est tout simplement pas fort.

Sens du discernement : éthique et politique. (Destituer la confusion)

Il est temps de résister à notre propre devenir hégémonique. Si la politique est la seule puissance, alors elle n’est plus puissante du tout : c’est un pouvoir. Si la révolution est la seule vérité, alors elle n’est plus vraie du tout : elle se transforme en méthode de gouvernement. La politique est ce qu’il y a de plus puissant, mais n’est pas toute puissante : il y a de la puissance ailleurs. Il faut parvenir à voir ce qui manque dans ce qui semble tout contenir. Il faut déceler le moins de ce qui est le plus.

Ce qu’on combat, dans la civilisation, c’est le Grand Tout, un monde sans dehors, unidimensionnel. La civilisation est toujours une « monopolitique », qui ne donne le choix qu’entre intégration et désintégration. Politiquement, on en est encore à l’âge du monolithique. Cela se traduit toujours par un règne de la confusion : quand on est cerné, on devient confus. Comment retrouver le sens du discernement ? Il s’agit d’abord de localiser la puissance ailleurs qu’en politique, de lui ajouter une autre dimension. Et c’est l’éthique qui joue ici le rôle du grand contre-poids. Ainsi, la politique n’est plus la seule puissance au monde.

Il ne faut pas du tout voir ici une protestation morale, en face de la bonne vieille real-politik. La distinction n’est pas une opération de division. Tout ce qui compte dessine un usage, et par là devient éthique ; ce qui compte le plus participe de la politique. La politique est une intensification de l’éthique, et clairement il y a franchissement de seuil. Dans un coming out, par exemple, une part existentielle se charge d’un coup politiquement, au moins l’espace d’un instant. À l’inverse, il est toujours possible de retrouver la puissance éthique sous son intensification politique : quelque chose de plus simple joue à ce moment-là, par en dessous.

Le sens du discernement, c’est à la fois reconnaître de la puissance ailleurs qu’en politique, et en même temps ne jamais dévaluer cette puissance spéciale qu’est la politique, ne jamais niveler le franchissement de seuil. Il faut donc pratiquer sans cesse l’aller-retour entre éthique et politique. Voir les couches éthiques dans la politique (on est camarade mais pas nécessairement ami), voir le devenir politique d’une puissance ordinaire, et voir la manière si particulière dont une position fusionne les deux (amitiés politiques).

Discerner mieux, pour mieux décider. Il s’agit de remettre à leur juste place les affects, sans jamais les nier. La clarté rayonne, mais elle n’efface pas les nuances, les couleurs. Il faut aller chercher la force où elle se trouve, et ce peut être n’importe où. Coupée de l’éthique, toute position se dessèche, avant de se désertifier. Dire l’importance de l’éthique, et faire de la politique une concentration de puissance, c’est défendre une seule et même idée. Quoi qu’il en soit, il faut faire la part des choses puissantes.

*

Les cinq sens de la puissance politique sont tous indispensables, il faut les chérir, s’occuper sans cesse de leur condition de possibilité. Chacun participe à la construction de ce qui importe le plus. Mais il faut toujours résister à la tentation de réduire la politique à un seul d’entre eux, sous peine de produire des figures de l’empêchement. La réduction au conflit produit « l’affreuse mer de l’action sans but » [19], la figure de l’activiste, ou de l’insurgé sans perspective (dont le romantisme ne doit plus nous émouvoir), ou encore du mercenaire toujours coresponsable du pire. La réduction aux priorités produit la figure du bureaucrate ou du stratège séparé qui, parce qu’il se croit au-dessus de la mêlée, trahit déjà tout le monde. La réduction au futur produit sans doute la figure du théoricien, qui, à force de considérer le seul horizon, devient parfaitement myope. La réduction à l’appartenance s’écrase sur l’identité et l’idéologie. La réduction au discernement se perd en apologie de la nuance, en défense unilatérale de la subtilité, suivant la pente moderne de la dépolitisation. Chacun de nous ayant d’abord l’une ou l’autre tendance, il s’agit donc de savoir, singulièrement, y résister. En donnant plus de place aux autres sens. En les écoutant davantage, et mieux.

Il ne suffit pas de combattre, encore faut-il connaître son camp exact.
Il ne suffit pas de déserter, il faut dire ce que l’on rejoint quand on déserte.
Il ne suffit pas de sortir et de s’extraire, il faut prendre position. Sans quoi, le sens des priorités se réduit à l’esprit critique : on reste moderne, progressiste.
Il ne suffit pas d’avoir avec soi une vérité – le principe de destruction de l’hégémonie – il faut en avoir l’usage.
Il ne suffit pas d’avoir devant soi l’horizon révolutionnaire, encore faut-il y découper un espace d’organisation. Car être vaguement dans l’horizon, c’est devenir universaliste.
Il ne suffit pas de dire je, il faut savoir dire nous.
Il ne suffit pas dire nous, il faut dire lequel.
Il s’agit donc de se rendre capable de montrer le nous politique, un nous qui n’est pas l’objet d’une connaissance introspective, mais qu’on doit pouvoir reconnaître.

3. Le parti

Invitation

L’ambition est de réinventer la possibilité révolutionnaire, à travers une nouvelle définition de l’ennemi et de la politique. Or tout ceci est par trop général et reste lettre morte tant qu’on n’a pas mis sur pied une organisation proprement dite. Si l’importance de ce qui précède est de rendre possible l’option décivilisée, de proposer une pensée (on ne peut pas se satisfaire de seulement mettre en lien et combiner des éléments de langage radical), l’importance de ce qui suit est de la rendre puissante, en y découpant une position singulière. Le sens de l’appartenance est à ce point central que lui seul réunit tous les autres. Inutile d’exiger cela des rapports à la guerre, à l’événement, à la révolution ou à l’éthique : concentrer les forces est l’affaire même de la position. Quel est le risque ? Pourquoi l’époque même tourne autour du pot, chacun préférant parler en son nom propre ? Une fois écartées les excuses habituelles, le seul risque sérieux est de perdre tout ce que la pensée nous a fait gagner. D’atrophier la puissance politique en la rabattant sur une logique de groupe. Pas question pour autant de rester au milieu du gué, sous peine d’alimenter la tendance, symétrique, à s’évanouir dans l’horizon, à dissoudre la politique dans son idée générale. La construction du Parti n’est pas une idée ordinaire, mais l’idée d’une aventure. Elle grandit à chaque bataille vécue de part en part, à chaque camarade rencontré, à chaque adversaire affronté, dans les deuils de toute sorte que la vie nous réserve. En définitive, l’idée qu’on s’en fait aujourd’hui contient d’avance tout cela. Les choses les plus puissantes ont la croissance la plus longue. On y méprise les petites victoires et les désirs mesquins.

Il ne suffit pas de dire nous, il faut dire lequel. On appelle Parti ce nous, cette position, cet usage de la politique. Au correspondant lointain qui nous déchiffre et qui depuis le début se demande « qui parle ? », voici la réponse : ceux qui lancent ici un parti révolutionnaire, qui en font proposition et qui s’exposent. On n’a pas d’identité, on a une position. Une forme et une force d’organisation dont ce texte est un élément central de la construction infinie, puisqu’il a la lourde charge de mettre au clair ce qui est le plus important. Le nous politique s’inaugure seulement dans la détermination du plus important, le groupement de ses différents points de force, le geste d’assumer jusqu’au bout un vouloir. Quand le vouloir est révolutionnaire, chaque ingrédient mis sur la table doit pouvoir casser l’ambiance démocratique.

1. Le plus important, c’est la politique. On s’accorde sur le fait de la prioriser dans nos vies. Dans la décision, on active en premier l’échelle de la position, avant celle de la bande, avant celle du réseau ; dans les relations, la camaraderie prime. Mais d’une manière générale le primat de quelque chose ne signifie pas l’écrasement du reste. Le Parti est une puissance, le contraire d’un pouvoir, l’usage est son principe d’organisation. Ainsi, il se construit en se destituant à chaque pas, il résiste à sa propre pente institutionnelle. C’est là le simple revers de sa forme, et non l’effet d’une tendance à l’auto-dénigrement.

2. La première affirmation est de prendre parti dans la guerre en cours, de se poser en ennemi irréductible de la civilisation. On doit s’entendre sur le fait que c’est la guerre et valider la formulation qu’on en donne. Elle est définie restrictivement comme politique de l’hégémonie du pouvoir. Concrètement, si vous considérez comme évident, pratiqué et praticable, le combat contre la paix, l’économie, le passé, l’identité et la confusion, vous êtes ici chez vous.

3. Le geste qui importe le plus est la décision. L’appartenance est la mise la plus haute qu’on peut faire dans l’existence, et libère par cette contrainte même la plus grande puissance de décision. Décider, c’est prioriser, se rendre capable de sortir de la vie ordinaire et de ce qu’on fait ici et maintenant. Cet arrachement est quelquefois violent mais indispensable toujours pour y voir clair et trouver la voie la plus puissante. Décider en révolutionnaire, c’est remettre sans cesse la situation en perspective, en trouver le juste emplacement dans l’horizon de la construction. Cela commence par la mise en place de l’objectif maximal à l’ordre du jour : l’insurrection. Une fois le présent élargi jusqu’à ce point, on peut apprécier la situation à sa juste valeur. Est concret toute réalité avec quoi on grandit. Le Parti engage une certaine conception du concret, fidèle à l’étymologie du mot. Le présent n’est donc pas celui qu’on nous présente. Si ce que vous appelez concret est de s’en tenir au cadre de ce qui est là, vous parlez de ce qu’on veut détruire. Pour nous tout commence à partir de cette destruction possible, à partir du principe de révolution. Aucune décision ne peut contenir la charge maximale de destruction, mais chacune doit en contenir une bonne part. Celle qui se fonde à l’inverse sur la fatalisation de ce qui est là est pour nous ennemie, une pure expression de la faiblesse. Agir en révolutionnaire c’est préparer l’insurrection, c’est politiser l’événement – et ce dans des usages et registres aussi distincts que la stratégie, la présence à l’événement, la violence, la pensée, l’éthique, la discussion, la propagande, la répartition des forces, la question matérielle.

4. Le plus important a une limite, son mode d’intervention ne peut pas être celui de la toute-puissance et de l’hégémonie. Il y a d’autres puissances entre nous et dans l’univers, on ne doit jamais l’oublier. Le principe de l’appartenance, de l’accord maximal, n’a pas vocation à produire des robots. Dire nous n’accule nullement à une réduction à l’unité, il y a toujours d’autres nous dans le nous. La décision est le contraire tant du pouvoir personnel que du consensus mou, elle n’est ni un effet d’autorité, ni la loi de la majorité. Une fois qu’on s’accorde sur le plus important, qu’est-ce qui se passe ? On est plus fort. On n’est pas plus fort parce qu’on a tué le dissentiment mais parce qu’on a trouvé un assentiment plus grand que lui.

Le Parti est la forme dans quoi on discute, pense et agit, dans quoi on conspire, qui ne nous est ni étrangère ni donnée une fois pour toutes : on l’a choisie. On n’en est pas propriétaire, elle excède le nous présent qui la porte, mais chacun d’entre nous en a la responsabilité. Elle implique sa pensée continuelle et consiste toujours à nous tirer vers le haut. Elle pose l’indiscutable, rappelle ce qui est nécessaire à la construction commune, et apprend à relativiser toutes les choses qui singulièrement prennent de l’importance et dont on aura trop tendance à surévaluer la portée politique.

Mais pourquoi parler de « Parti » ? Pourquoi user d’un mot si dépourvu de noblesse ? Tout ce que l’on tire de l’Histoire pour lui opposer, il faut bien se dire qu’elle l’a copieusement sali. Si le Parti a jusqu’ici désigné une forte concentration de pouvoir, il désigne pour nous une forte concentration de puissance, indispensable si l’on prétend contribuer à la défaite de l’ennemi le plus gros. En revanche, le mot est bien pris dans une histoire singulière. Tout pourrait remonter à 2001, cette grande année de repolitisation, où l’on n’oublie pas que l’assaut révolutionnaire a précédé l’assaut réactionnaire, et Gênes New-York. Tout part d’une intuition simple : la rencontre, en tout point surréaliste, entre le Parti et l’autonomie.

Il y a cette vieille notion, bolchevik, et un peu frigide certes, la construction du Parti. Je crois que notre guerre à présent, c’est de construire le Parti, ou plutôt, c’est de donner à cette fiction dépeuplée un contenu nouveau.… Les fictions sont des choses sérieuses. Nous avons besoin de fiction pour croire à la réalité de ce que nous vivons. Le Parti est la fiction centrale, celle qui récapitule la guerre de l’époque [20].

Évidemment, ce qui se rencontre n’est jamais voué à le faire, c’est beau et en même temps ça peut toujours être désastreux. Là, il s’agissait de collisionner deux univers (la planète bolchevik et la constellation autonome). L’idée était sans doute de pouvoir « refroidir » suffisamment l’atmosphère autonome, pour lui donner enfin consistance et contour, contre sa tendance naturelle à la forme diffuse et à l’addition enthousiaste de pratiques. La rencontre n’est pas la somme des deux, c’est l’irruption de quelque chose d’autre. En ce sens, il y a toujours le risque d’être en dessous de ce qu’elle promet, et la menace de l’arrière-pensée, soit, d’un côté, instrumentaliser l’autonomie au profit du bon vieux léninisme, ambition d’arrière-garde qui conduit au réformisme ; de l’autre, faire simplement jouer au Parti un rôle de condiment pour pimenter la sauce autonome. Vingt ans plus tard, on traduit cette rencontre dans une autre langue, on donne une formule que l’on juge assez stable chimiquement. Le Parti est l’usage qui naît à la rencontre de la puissance politique. On dit la puissance à l’endroit où on la trouve, et d’un cercle magique on en trace le lieu, mais cela n’a rien d’arbitraire. Le Parti est là pour rappeler de quoi est faite l’organisation politique et n’a plus maintenant valeur de provocation. On a la conviction que tant que la tradition autonome n’accède pas à la forme Parti, la révolution est perdue, car le choix se réduit alors à l’alternative entre l’organisation à l’ancienne (les formations de pouvoir) et l’organisation faible, la déperdition de la force (diffusion, « ouverture », nouveauté, mise en réseau, fluidité). D’une part, l’énergie, les bonnes intentions, le goût pour la formalisation, ne sont pas des critères suffisants. D’autre part, la dépolitisation, qu’elle emprunte une voie morale ou éthique, travaille toujours au déclin de la possibilité révolutionnaire. Nous disons que mettre au centre le pluralisme et l’hybridation est une faute politique. Cela ne nous transforme pas pour autant en ennemis de toute altérité, ce serait trop facile.

L’incapacité à dire et à entendre la question du « pourquoi » condense à elle seule l’époque et sa prison. Dire au nom de quoi on combat a le pouvoir d’absolument tout redéfinir, mais étrangement c’est peut-être ce qui vient le plus tard, ou en tout cas le plus tard en entier. On reconnaît les militants comme ceux qui consomment leur pourquoi. Il leur sert juste à débiter à tout va leur conformisme de l’anti, à vendre leur morale au détail. Le pourquoi, c’est l’irréductible grain de religieux au sein de toute construction collective, ce qu’il est convenu de dissimuler soigneusement comme une réalité honteuse et que Walter Benjamin compare à un nain bossu, maître des échecs planqué sous l’échiquier [21]. « Notre » pourquoi arrive au bout d’une longue décantation, il a survécu à pas mal de noms d’emprunts, comme « le sensible » (trop humain) ou « le singulier » [22]. Il a su endurer le plus longtemps l’absence de nom. Aimant mieux n’en avoir pas que d’en recevoir un mauvais, il aurait pu sombrer dans l’inexistence – et c’est ce que notre part nihiliste réclamait. Mais se dire sans pourquoi est la grande imposture moderne [23], la ruse ultime de la raison civilisée. Notre pourquoi, l’élément ultime de l’organisation c’est la logique de ce qui importe et de l’irréductible, l’usage.

L’usage nous donne la faculté de l’organisation, le Parti campe son lieu politique, il donne lieu au vouloir révolutionnaire et à son déchaînement. Toute subjectivité politique est partisane. En décivilisation, le destin est une idée neuve : c’est la rencontre d’une existence et d’une position.

Entrer dans le Parti : usages partisans

Le Parti est l’espace d’organisation qui s’ouvre au point de jonction entre les éléments de ce qui importe le plus, point qu’on active en disant simplement : nous. On se reconnaît alors dans une vérité, dont le Parti est l’usage même. Mais elle ne vit pas encore ni ne s’éprouve tant qu’on ne sait pas y entrer. L’appartenance n’est rien sans sa pratique. C’est la question suivante, celle des entrées du Parti, des usages partisans. On ne veut pas faire la liste de tout ce qui est possible aujourd’hui, mais bien dégager une puissance politique. La démarche consistant à dresser une taxinomie complète de l’action, en mettant tout au même niveau, relèverait pour nous d’une complète dépolitisation. Faire des paris dans l’époque suppose de savoir renoncer à des options.

En l’absence d’une position véritable, assumable et assumée, c’est le régime de l’équivalence qui s’impose partout. Une projection dans un lieu, l’organisation d’un repas dans un autre, un cycle de discussions sur un thème précis, un cours de boxe, un tour en manif, une soirée de soutien, un chantier collectif, une page facebook, etc. « Tant que l’on fait des choses c’est bien, cela vaut toujours mieux que de ne rien faire. » Là où la force d’appartenance fait défaut, il faut s’attendre à retrouver la logique productive de l’accumulation. Au fond, il faut voir dans l’activité militante une escroquerie où l’on s’efforce de prendre le moindre mal pour l’action véritable. Comme disait Hannah Arendt, « celui qui choisit le moindre mal oublie vite que c’est le mal ». Bien entendu, ce n’est que relativement à la prétention de changer les choses et de faire ce qu’il faut que tout cela est un moindre mal. Alors, pour pallier son inconsistance constitutive, le militant n’a guère le choix qu’entre le raidissement idéologique et le renoncement à toute ambition – ou l’hésitation entre les deux. Qu’importe, pourrait-on dire, laissons-les vaquer à leurs occupations. Le problème est que le régime de l’équivalence a toujours un écho désastreux dans l’époque : il renforce la représentation dominante du révolutionnaire comme l’éternel petit merdeux qui, par l’idéologie et l’agitation, se raconte des histoires sur la portée, la valeur et le tranchant réel de ce qu’il fait. Le problème du militant n’est pas son inefficacité mais bien sa force réelle de désactivation de l’hypothèse révolutionnaire.

En vérité, toute pratique qui tente de s’émanciper des institutions n’est pas nécessairement politique, pas du moins dans une mesure suffisante pour entrer dans la définition d’un parti révolutionnaire. Il y a des tas de choses qui n’ont pas à justifier de leur participation au combat que l’on veut mener, et qui ne relèvent simplement pas du Parti. Si la politique n’a pas le monopole de ce qui importe et des exigences, elle doit apprendre à reconnaître quelles sont les siennes propres. Le sens du discernement commence sans doute par là, choisir dans nos pratiques celles qui ont un caractère central, et dont le sens pourra être sans cesse éprouvé, réinterrogé et mis en perspective. On en est arrivé, chemin faisant, à en désigner neuf. Pour chacune d’entre elles, on reconduit la logique de l’usage, on détermine des questionnements propres, on refuse d’en faire un instrument, on contrecarre la tendance à l’autonomisation. Ainsi, on en finit avec la politique comme grand tout informe. On refuse de tout reprendre à zéro à chaque fois, on veut pouvoir s’appuyer sur des décisions qui ont fait de certaines orientations des évidences. On les fixe pour en éprouver la possibilité vivante, et non pour les figer dans le marbre.

Stratégie

La stratégie, c’est la capacité à prendre des décisions, à dégager les lignes de l’organisation. Il faut établir un cap et s’y tenir. L’usage stratégique est celui qui vient ordonner les autres, déterminer ce qui est prioritaire, ce qui ne l’est pas, il nécessite donc un certain recul. Quelles sont les forces en présence ? Quel est l’état de nos forces ? Il s’agit d’articuler un niveau théorique, abstrait, avec la mise en mouvement, l’intervention.

Les réunions politiques dont nous ne voulons plus ont des traits bien reconnaissables. Tous les problèmes, grands et insignifiants, sont passés en revue à égalité. L’énergie est si mal dépensée qu’on n’a plus de souffle au moment d’attaquer le principal. On n’a aucune vision de la situation générale et de ce qu’elle exige, nul ne s’occupe de la politiser ne serait-ce que dans les grandes lignes. On prend ce qui est là pour argent comptant ; qu’on décide de se retirer de la situation par dogmatisme ou d’en suivre les pires pentes par opportunisme, on s’y plie de toute façon. On ne sait pas faire avec les forces qu’on a, soit on les diminue par attentisme, soit on les exagère par forfanterie. Par temps calme comme par temps agité, on s’organise de la même manière. Et, quand on a pris une décision, on est incapable de s’y tenir.

Au centre de ce qu’on refuse, il y a une certaine idée de l’organisation politique, qui se satisfait de l’absence de pensée générale ou, plus encore, qui ne sait pas retrouver dans la mêlée la pensée dont elle dispose sans rien savoir en faire. Quand une organisation égare la pensée, il ne lui reste comme options que le volontarisme (aveugle) et le défaitisme (« lucide »). On invoque souvent la lucidité – très bien mais laquelle ? Le courage doit arracher la lucidité au camp de la déprime. Retrouver la pensée au cœur même de la situation, c’est privilégier une analyse en armes, traitant du néant d’une période ordinaire jusqu’aux difficultés à faire exister nos propositions dans une période folle. Les difficultés ne doivent jamais nous étonner, là où à l’inverse une analyse désarmée préconisera toujours de s’adapter à des conditions dont, foi de révolutionnaire, on a pourtant juré la destruction.

Qu’est-ce que lire la situation ? Parvenir à la bonne définition du sujet, un peu comme en photographie. On commence par circonscrire le sujet (qu’est-ce qui est à l’ordre du jour ? de quoi on parle ?), ce qui suppose d’avoir des yeux et des contacts partout, de combler nos lacunes et d’apprendre à deviner les obstacles qui s’annoncent. Ensuite, il s’agit de faire la mise au point : d’une part, replacer le sujet dans le présent, au sein d’une certaine séquence qu’on y découpe (choix de la focale) ; de l’autre, trouver la bonne profondeur de champ, les questions de fond qu’il soulève. Mais pour faire une bonne mise au point encore faut-il être soi-même quelque part. La position est la double capacité à se positionner et à positionner ce qui se passe, tel est le premier enseignement de la stratégie. Ainsi, on ne situe pas le sujet « objectivement », mais toujours comme problème et opportunité dans la construction de notre force – sans s’adonner au forçage idéologique.

Comment s’affranchir assez du regard dominant, comment cesser de réfléchir sur la base des conditions fermées du présent ? L’insurrection procure déjà un point de vue négateur. D’ordinaire cet objectif est au loin, mais il fait partie du présent, dont il est simplement la pointe. Il nous permet d’ouvrir le débat, et de savoir la portée réelle de ce dont on cause – qui naturellement peut être très faible. Attention, on ne dit pas qu’il faut humilier toute situation sous prétexte que ce n’est pas l’insurrection. Il s’agit de mobiliser le point de vue le plus libre, le plus négateur, pour pouvoir déterminer ce qui constituerait une avancée dans la situation. Toute avancée a d’abord la forme d’un obstacle à affronter. On dégage une cible politique (un angle d’attaque du problème civilisé), et l’avancée politique consiste, en fin de compte, dans la manière puissante qu’on trouve pour attaquer l’obstacle. Dessiner un obstacle, déceler un point de force : telle est la devise pour redonner du relief au présent.

L’esprit général de la stratégie n’est pas de produire de la décision, mais bien d’aborder les problèmes de façon à libérer de l’espace de décision – pour affronter le plus important. En réalité, il y a deux modes de la décision, auxquels tout le monde recourt. Devant les problèmes petits ou moyens, on sait comment faire, du moins, on voit à peu près. On n’est pas submergé, on peut privilégier un mode intuitif, rapide, peu coûteux en énergie, où la participation collective sera la plus diffuse et inventive. C’est le mode 1, « automatique », où la décision est simplement d’avoir un usage pour ce qui advient, l’écueil possible étant d’encourager la routine, d’occulter les problèmes en les traitant à égalité. Devant les problèmes très grands, qui surviennent brutalement, dont le développement est particulièrement imprévisible, qui révèlent immédiatement un angle mort de notre pensée politique, qui ont une forte teneur affective, voire tout cela d’un coup, c’est très différent. La décision est nécessairement lente, tortueuse. Elle ne peut pas se passer de délibération collective au sens le plus formel, et on doit prendre son mal en patience. C’est le mode 2, « manuel », plus vertical, rationnel, analytique, critique. Il est question d’un dépassement à trouver. Le risque majeur est de perdre toute immédiateté, de s’autodétruire dans la confrontation aux problèmes insolubles, ou parce qu’on ne sait pas différer le traitement de certaines choses qui justement demandent du temps. D’une manière générale, il s’agit de rendre possible le basculement du mode 2 vers le mode 1 : trouver un usage, sortir du règne infernal de la critique, libérer de la place... pour le grand défi suivant.

Dans la pratique, la stratégie revient à trouver un niveau de discussion propice à des décisions fortes, des lignes véritables. Celui-ci doit se situer en amont des discussions tactiques ou de la simple coordination de différentes initiatives. Pour cela, pas de comité central ou autre bureau politique, pas de procédure de décision. Tout camarade doit avoir le double des clés de l’organisation. Cela n’implique pas une présence constante de tous à la moindre occasion, mais cela signifie que chaque voix compte. Plus la situation importe, plus on a besoin de tout le monde. L’usage stratégique délivre la feuille de route, ordonne les autres usages, dessine les priorités. Il faut donc donner la priorité aux discussions stratégiques chaque fois qu’elles s’avèrent nécessaires. Pour la raison même que cette dimension est centrale, on en resterait à quelque chose de beaucoup trop général si on s’en tenait là.

Présence à la situation exceptionnelle"

La possibilité révolutionnaire doit tout à la situation exceptionnelle. Toute politisation s’origine dans ce genre d’ouverture historique, petite ou grande. C’est là qu’on éprouve le mieux qu’on n’est pas tout seuls. Le partisan doit s’y trouver comme un poisson dans l’eau, et avoir pour idéal d’habiter l’état d’exception.

Hors de question de passer à côté des moments de basculement ; il nous faut non seulement répondre présent mais y redéployer notre capacité de décision. Le premier enjeu est de déterminer si une situation revêt ou non un caractère d’exception. Cela renvoie d’emblée à la question de l’insurrection, qui sert de repère et de point de mire. On doit se prémunir de la tentation de voir de l’exceptionnel partout, tentation alimentée par la soif d’intensité et où parce qu’on a des attentes trop hautes la déception est permanente. Effet indésirable de la résistance à ce penchant activiste, l’écueil inverse paraît plus dangereux encore, où l’on finit par justifier des absences dans des ouvertures historiques auxquelles il est de son devoir de participer de manière pleine et entière. Il s’agit donc de savoir jongler entre l’impératif de base, celui de trouver une temporalité qui nous est propre, de savoir agir même dans les périodes de faible intensité, et l’impératif de bouleversement, de rester à l’affût des moments où notre présence n’est pas négociable et qui obligent à repenser la temporalité collective. Les critères qui distinguent ces situations ne sont pas figés. Il faut échanger sans mauvaise foi nos impressions sur ce qui est en train de se jouer. Quand on sent que quelque chose se passe, qu’un certain nombre d’éléments s’oppose à un retour à la normale, qu’une question locale soulève un enjeu plus général, que des dépassements ont lieu dans ce qu’on croyait être prévisible, cela signale qu’il est temps d’entrer dans la partie.

Mais le fait de s’y jeter ne dispense pas de devoir élaborer une vision stratégique. Dans ces situations où par définition on manque de temps et de possibilité de prendre du recul, il est tentant de croire que « l’important est de participer ». C’est une erreur. Le risque est grand de se noyer, et de confondre la participation en politique avec le fait de surnager dans la situation, en se bornant tout au plus à en renforcer les aspects les plus visibles. En vérité, on ne peut politiser la situation qu’en visant un franchissement de seuil. L’enjeu est donc toujours double, d’un côté contribuer à intensifier ce qui est déjà là, de l’autre insister sur ce qui manque.

Quand la situation s’accélère, il s’agit de trouver le moyen de ralentir le tempo, de se donner du champ. On doit ménager au cœur de la tempête un point de calme, essayer de poser les choses. Il s’est déjà vu que faire le point collectivement, arracher une heure au cours des événements, ait des conséquences décisives sur la suite. Si les temps d’accélération ne se prêtent pas aux longues délibérations et obligent à compresser la décision sous peine de rater le coche, on peut toujours chercher à compenser cela. La moindre des choses est d’en reparler dès que possible, et de ne pas avaliser telle quelle une décision improvisée et qui pourrait se révéler désastreuse à moyen terme.

Violence politique

Il ne suffit pas d’admettre l’éventualité de la violence politique, il faut en faire un usage partisan, un pilier de l’organisation. On appelle violence politique la pratique qui découle logiquement de l’existence même de l’ennemi, celle qu’on lui réserve.

Pour ne pas confondre tous les types de rapport de force, les amalgamer en un tout informe, il faut d’abord prioriser celui qui nous met aux prises avec l’ennemi. Dans l’incompatibilité absolue, on ne peut pas regarder ailleurs et passer son chemin. Il n’y a pas assez de place sous le ciel pour nous et notre ennemi. Naturellement, il vaut mieux en avoir une définition solide, autrement c’est la catastrophe – ou simplement pitoyable. La contrainte de base pour qui manipule de telles notions est qu’on ne peut pas jouer avec.

Quand on ne trouve pas de réponse au rapport d’incompatibilité, en réalité on en applique déjà une, dont le nom est soumission. Tant que la violence politique ne devient pas une pratique – pour la raison probable qu’on se tape une énième fois le fameux « débat sur la violence » – le refus est désactivé, le tranchant de la position s’émousse, on perd toute force d’impact.

Il faut refuser de réfléchir en termes de légitimité et de légitimation. La violence est-elle légitime ? Surtout pas. À quoi sert de se poser la question si ce n’est pour refonder la police ? Ce qu’il faut, c’est penser la violence. Non pas pour la garantir universellement, mais justement parce qu’il n’y en a aucune fondation possible et que nous sommes les seuls responsables de la violence pratiquée. Aucune instance publique ne sera l’occasion d’en éclairer le sens. On ne témoigne pas, tel un martyr chrétien de sa foi, de la violence politique devant l’ennemi. On sait ce qu’il fait de nos actes, comment il les travaille dans le sens de son infini besoin de légitimation. Penser la violence, ce n’est pas la justifier parce que c’est la nôtre, c’est l’inscrire dans la question révolutionnaire, laisser au camp que l’on fait grandir le soin de statuer sur la justesse de nos gestes.

Toute intervention du Parti a, de près ou de loin, un caractère violent. A minima, cela se traduit par la volonté de ne pas négocier. Une fois que la réflexion stratégique a dégagé une cible pertinente, il ne reste plus qu’à parler de la manière de s’y prendre. Quel niveau convient-il d’engager ? Comment telle pratique est reprise ou appropriable ? Comment tel geste vient débloquer une situation ou au contraire la refermer ? Et toujours, quel est le rapport de force ?

En quelques années, la diffusion de l’émeute a été fulgurante. On se souvient encore du temps où le geste émeutier semblait être la marque d’une avant-garde, retenons-en qu’il ne faut jamais se laisser désarçonner par le caractère momentanément inaudible d’une pratique qu’on sait être juste. L’émeute est un usage révolutionnaire, qui non seulement n’avait pas disparu du paysage, mais devait revenir sur le devant de la scène. Ceux qui poussaient les hauts cris souffraient de myopie géographique ou historique. L’insurrection elle-même est revenue, dont l’émeute est une des entrées constitutives. Sur le fond, l’émeute nous semble un geste puissant parce qu’elle est la forme collective la plus offensive à ce jour – ou la forme offensive la plus collective à ce jour. Quelle que soit l’évolution du théâtre des opérations et la place que l’émeute pourra s’y tailler, on doit se concentrer sur les formes qui ont le rapport diffusion/force de frappe le plus intéressant. Par ailleurs, il faut libérer l’inventivité, non pour des considérations d’ordre esthétique, mais parce que c’est une des manières d’avoir une longueur d’avance. Il est rare qu’un mouvement de révolte d’importance ne laisse pas derrière lui sa petite invention tactique ou technique.

En France, l’expression de la violence a fini, au cours de ces quatre dernières années, par devenir emblématique de l’indigence de la proposition politique. Le problème est que la possibilité radicale a tendu à se borner à cela : or quand il n’y a qu’un usage de la politique, il n’y en a plus aucun. Réduite à elle seule, la pratique émeutière se dépolitise fatalement et finit par perdre, dans la codification et la prévisibilité, tout ce qui en fait la puissance propre.

Pensée partisane

Faisons ce que d’autres révolutionnaires ont su faire en leur temps. Sans rien céder sur nos intuitions de départ, réinventons la politique radicale, armons-la d’une pensée forte volée chez de bons armuriers, dotons-la d’une méthode implacable, braquons l’attention sur un nouvel ennemi, et revenons à ce qu’on a toujours fait, pour le faire autrement. Il ne s’agit pas de tout réinventer, mais de revoir le matériel pour le rendre apte au terrain d’aujourd’hui.

Un de nos grands désirs est de parvenir à une pensée politique, autrement dit, une pensée. Dire l’horizon politique de sa pensée, c’est simplement dire dans quel monde on pense, rencontrer son pourquoi. Toute pensée a une orientation. Dire son horizon sans le tuer est l’exercice le plus difficile. En vérité, on n’a pas le choix : ceux qui ne disent pas l’horizon dans quoi ils pensent le disent quand même (ils sont universalistes). Par conséquent, toute pensée est partisane, dangereuse. Parce qu’elle n’est jamais que le sang-froid de la foi.

Quelles institutions se posent ici en remparts ? L’Église, la philosophie et l’école. Une Église ne veut pas d’une pensée, mais d’une idéologie. Dans l’idéologie, la pensée est l’instrument d’un système fermé. On ne lui laisse pas la liberté de déployer sa puissance, de continuer à révéler les angles morts de la position. La philosophie ne veut pas d’une pensée politique. Elle pense, mais dans le vent. Elle refuse d’assumer pleinement les vérités élémentaires sur quoi on retombe sans cesse, ce qu’on doit nommer le grain religieux de la pensée. Les assumer pleinement, cela signifie avoir la volonté d’en rechercher et fixer la meilleure formule. Depuis ce geste de fixation, toute pensée peut se déployer en position politique. Tant qu’on ne le fait pas, on dissimule la possibilité politique qu’on abrite, ce qui le plus souvent revient à livrer sa propre variante de la pensée hégémonique. Une école s’occupe de diffuser des savoirs, de refourguer des éléments pris à différents systèmes, pouvant entrer dans la construction d’une pensée politique, mais qu’on se borne au mieux à monter et démonter à tour de rôle, sans souci de conséquence. La plupart du temps, ces éléments sont inertes, et c’est bien le sens qu’il faut donner au mot savoir : vestige d’une pensée morte. Trois institutions centrales, trois figures de l’impuissance, qui se soutiennent dans leur contradiction. On comprend après cela le désintérêt complet qu’on éprouve au spectacle des querelles qui les opposent.

Bien entendu, la pensée partisane rencontre aussi des obstacles internes. Rappelons que l’idée n’est pas de donner un nouveau souffle au militantisme de toujours, mais bien de dégager toujours plus et toujours mieux la possibilité de changer d’ère. On peut prendre le risque, pour commencer, d’une dose théorique un peu plus élevée qu’à l’ordinaire. Une des choses qu’il convient de communiser sans plus attendre, c’est la puissance de l’abstraction. Contrairement aux savoirs constitués, la pensée a moins besoin d’une poussive accumulation de données que d’exercice et d’épreuve. Cet exercice-là, diffusé, agissant dans les discussions collectives, dans la manière de se confronter à tout, porte avec lui la victoire sur le long terme. Au contraire, il y a dans le non usage ou le mésusage du théorique un symptôme central. Le non rapport au théorique, c’est l’anti-intellectualisme [24]. Le mésusage, c’est le moment où l’on se complaît dans la spécialisation, soit en faisant le philosophe, soit en jouant au prof et à l’élève. Mais la politique n’est ni une aristocratie, ni une vulgarisation, c’est l’irrépressible communisme. Il a une condition, que l’on se dise et se répète à chaque pas : je ne suis pas trop petit, nous ne sommes pas trop petits. Il ne faut jamais laisser agir les opérations d’infantilisation. Mais on en est bien conscient, le seul reproche qui compte sous l’accusation d’abstraction, c’est de s’en tenir à des généralités impropres à pousser à l’action. Nous répondons qu’il faut de l’élan pour agir, et beaucoup d’élan pour vaincre. La puissance politique, locomotive inarrêtable, exige une terrible concentration de forces avant de s’élancer.

Éthique partisane

Pas de communisme sans épreuve de la complexité des rapports. L’éthique partisane consiste à s’orienter ensemble sur la carte de la résonance et du rapport de force, à trouver l’emplacement le plus juste de ce qui arrive et nous affecte. Mais ces différents registres de l’expérience qu’on s’apprête à détailler n’existent pas sans le lieu qui les rend possibles, la camaraderie.

La camaraderie, c’est le Parti comme affect commun, l’effet que cela fait de dire nous, de s’entendre sur le plus important : comment cela change la vie, pose un avant et un après, découvre un destin ; la confiance qui nous traverse et dont on répète l’étymologie, y croire-ensemble. Le Parti tel qu’on le pense, avec ses usages, ses concepts, ce grand renfort de rationalisation, ne vient pas effacer l’irréductible part de foi, mais seulement l’étayer et l’empêcher de se gonfler artificiellement. On parle de ce genre de confiance qui grandit dans l’expérience d’un risque partagé, risque physique dans l’action, que sous-tend un risque existentiel : notre pari sur l’infini qui donne à chacun la force de refermer derrière soi les portes sociales sans le moindre regret sérieux, les unes après les autres. Ce qui est drôle quand on se confronte au point de vue extérieur, c’est de voir comment on nous fera toujours des reproches symétriques, les uns se déclarant horrifiés devant tant de sacrifices, les autres réduisant à l’inverse le geste d’appartenance à un besoin de confort. S’il y a de la puissance partout, si l’existence de chacun de nous est convoitée par plusieurs puissances, plusieurs absolus rivaux, il faut bien comprendre que, quoi qu’il arrive, un seul l’emporte. Quand on ne choisit pas entre les prétendants à la première place, ce qui gagne par défaut c’est sa propre petite personne. Camarade celui qui a choisi et pour qui le Parti prime, lequel n’est pas une structure organisée détachée, mais le nom qu’on donne à la position qui est la nôtre, et son inscription singulière dans la question révolutionnaire.

La camaraderie rend possibles les amitiés les plus belles. Cette possibilité est peut-être celle qui nous donne le plus de force, et qui dans notre cœur suffit à justifier le combat dans les heures où tout voudrait qu’on se contente du lot de consolation habituel qui circule sous l’appellation romantique de « désespoir ». Parce qu’elle rompt l’opacité du régime normal, dans sa clarté même la camaraderie est déjà un devenir-amis, qu’on ne peut cependant pas rendre automatique. Du reste, il y a d’autres sortes d’amitiés.

La camaraderie s’accompagne de l’expérience de la vie collective. Sans cela, impossible de casser les réflexes individualistes, paranoïaques et dépressifs, la croyance en la solitude comme grande explication de la vie. Sans en avoir l’air, la vie collective nous forme à la lecture des situations. Son importance est telle que la tentation a été grande de réduire le communisme et la camaraderie à cela. On ne doit pas lui donner une ambition qui n’est pas la sienne, ni s’en faire une représentation stéréotypée. Elle s’éprouve de bien des manières, on doit en saisir la chance à chaque fois.

L’éthique partisane pose et repose les limites de l’acceptable. Si la confiance nous tient, on ne doit en aucun cas, au nom d’une fidélité ou d’une loyauté personnelles, tomber dans la complaisance et se mettre à justifier tout et n’importe quoi. La camaraderie n’est pas la famille, quelque chose qu’on défend jusque dans l’indéfendable. On n’est en paix avec aucun rapport de pouvoir, de morale, de valorisation entre nous. On se doit d’être du côté de la franchise et du courage. Sans sombrer dans le contrôle social, on se dit ce qu’il faut quand il le faut. On ne se fait pas de procès, on cherche et priorise ce qui nous renforce. Et lorsque la discussion « en informel » ne suffit plus, quand les limites sont franchies, on en prend acte ensemble. Inutile de passer en revue les situations inacceptables. Il n’y a pas de « protocole » qui permette de les démêler, c’est à chaque fois une mise à l’épreuve de notre intelligence collective, mais en toute question on peut trouver des usages, refuser de repartir à zéro, prendre les devants.

En se dotant d’une organisation forte, et d’autant plus forte qu’elle fait office de boussole dans l’existence, on prend le risque de produire un système d’enfermement de plus. Le contrepoids nécessaire, on le trouve dans l’éthique même, au sens le plus général de seconde dimension de la puissance : il y a un dehors à la politique, autrement dit, une autre logique se superpose toujours à la sienne [25]. Une fois qu’on a pris parti, on ne doit pas oublier tout le reste et se mettre à croire que l’existence grandit uniquement à cette lumière-là. Tout parti qui cède à cette illusion produit des êtres désincarnés et finit lui-même par devenir désertique. Cela ne signifie pas bouffer à tous les râteliers. Simplement, il n’y a pas de confiance collective, pas de fiabilité possible, sans confiance en soi. Chacun doit apprendre à connaître ce qui lui fait battre le cœur, ce qui lui fait tourner le cerveau, ce sans quoi il est à côté de ses pompes, ce dans quoi il est bon, et c’est en connaissance de cause et sachant ce qu’il veut qu’il s’engage, et engage sa responsabilité. Des êtres de pur sacrifice, qui laissent en friche trop de choses qu’ils aiment, sont des êtres frustrés : tôt ou tard on le paye collectivement. On parle donc d’une camaraderie complexe, qui fait feu de tout bois sans pour autant instrumentaliser les penchants : méfions-nous des effets de valorisation politique de ce qu’on aime par ailleurs. L’engagement doit au moins savoir ce qu’il laisse sur le bord de la route, il n’a pas les yeux bandés. Inutile de crier à l’enfermement, la porte est ouverte. En revanche, la camaraderie ne se vit pas sur le seuil, au niveau du paillasson.

Venons-en à la cartographie partisane de la résonance et du désaccord. La distinction entre les strates suivantes doit permettre de ne pas fusionner différend infra-politique, désaccord à l’intérieur d’une position, désaccord avec une autre position radicale, et différend absolu avec l’ennemi. Le conflit avec l’ennemi le plus lointain ne doit pas venir éclipser et pacifier les autres – mettre l’accent sur des conflits internes peut quelquefois se révéler tout à fait décisif. On vise une lecture plus nette et peut-être plus froide du conflit, sans pour autant refuser de pousser les relations jusqu’à leur point décisif. Il faut parier sur le commun le plus longtemps possible et pouvoir déterminer des points de bascule, lorsque le conflit change de strate.

1. Guerre. Il y a des ennemis systémiques, inutile de tergiverser. Ils sont l’institution ou ceux qui ont fait corps avec elle. Ici, la réalité du conflit est celle de la violence politique.
2. Disposition à la surprise. Dans notre rapport à ce qui arrive d’une manière générale, il faut toujours ménager une place à l’indétermination, où tout peut advenir, où on ne présuppose de rien. On ne peut pas, d’un coup de baguette politique, changer en clarté le brouillard.
3. Usage. Sitôt qu’on a en commun un usage, on sort de la normalité, de ses relations opaques, faites d’étrangeté mutuelle, de réduction banale, d’hostilité sourde, et de timidité imbécile. Une complicité naît, une amitié devient possible. On quitte ensemble le pur rapport de fonctionnement. D’un coup, il y a un enjeu, un certain commun s’impose. Au sein de celui-ci, il y a de la consonance et de la dissonance.
4. Camaraderie, le nous le plus puissant. Au sein du nous, ou « à cheval » avec le reste, il y a d’autres nous. Chaque fois que nécessaire, il s’agit de pointer les réalités sous-jacentes, de sorte que chacun saisisse de quoi il retourne exactement, à quel niveau on discute. Le plus difficile étant d’affronter les moments où de part et d’autre on ne situe pas le désaccord au même endroit.
5. Plan transpartisan. Entre différentes positions, c’est encore un autre niveau de partage, limité par le désaccord politique [26]. Si on pense qu’il faut élaborer et formaliser une position, la participation à ce qui serait un camp décivilisé n’est pas de la même nature. On ne peut l’envisager qu’en situation, que lorsqu’un plan de partage apparaît avec d’autres positions qui s’expriment. Il n’y a pas de critère universel (cela reviendrait à postuler un sujet révolutionnaire). Si nous connaissons nos ennemis, si nous les repérons vite, nous ne pouvons savoir qui seront nos alliés sans avoir une idée du combat qui vient ; il faut pouvoir être surpris de qui se retrouve à nos côtés, et trouver le bon niveau de conflit avec ceux qui n’y sont pas. D’autant que suivant les circonstances, il arrive que la ligne de fracture ne se place pas au même endroit. On l’a dit, il nous faut une vision plus précise du conflit que la simple distinction ami/ennemi.

Entre différentes positions du champ révolutionnaire, l’erreur à ne pas commettre est de couper la poire en deux. De dire qu’on est d’accord sur l’essentiel, qu’on a le même ennemi, qu’on est quand même du même camp, qu’on a le même horizon. En réalité, on a peut-être le même ennemi mais on n’en a pas la même conception (sinon on serait d’accord). En réalité, on fait grandir le même champ infini, celui de la révolution, mais on la comprend différemment (sinon on serait d’accord) [27]. D’une manière générale, il ne faut pas s’empresser de relativiser le désaccord, mais le reconnaître, et se rendre capable de dégager en situation les usages sur quoi on se retrouve. Chaque usage sera le lieu d’une certaine égalité possible entre positions rivales, et c’est à la condition que d’un côté comme de l’autre on en éprouve le sens qu’il sera puissant de le partager. Ainsi, dépasse-t-on les guéguerres. Le concept d’allié n’a jamais qu’un sens stratégique. Si l’on ne veut pas que la stratégie tombe dans le caniveau, il faut comprendre le sens précis de s’organiser ensemble, ses conditions et ses limites.

Art de la discussion

Sans quelque usage, la décision n’a plus de chemin, si ce n’est l’autoroute du pouvoir. Une pratique atteste déjà de la compatibilité entre communisme et organisation forte : la discussion. Au minimum, la politique exige de savoir l’ouvrir.

L’enjeu est de trouver un langage commun, formuler ce qui n’est pas encore là, laisser le futur venir électriser le présent, en transcrire la charge. Pratiquement, c’est dans la discussion qu’on accouche des décisions (volet « stratégique ») et qu’on s’oriente ensemble sur la carte du désaccord (volet « éthique »). Central, omniprésent, cet usage est par nature protéiforme. Lieu, personnes, occasions, précautions de sécurité, le moindre ingrédient a son importance. On doit s’y exercer et l’entretenir sans cesse, c’est une des meilleures armes contre le formalisme et la pente institutionnelle. À condition de ne pas faire de la discussion elle-même une institution (identification, fonctionnement, valorisation, contrôle), pente intolérable pour nous.

On discute à partir de ce qu’on a établi comme indiscutable. D’une part, ne pas hésiter à redire la base, on gagnera du temps. D’autre part, il s’agit toujours de rendre vie et vigueur à l’indiscutable, de pouvoir en lire le sens à travers le prisme de la situation. C’est toujours une affaire de mise en jeu de chacun. Le courage n’est pas assez souvent célébré sous le rapport de la discussion. Il faut du courage pour parler et se faire entendre, interrompre ce qui s’est mis en place, élever la voix, ne pas laisser passer. Et cette rage de l’expression sans quoi il n’y a pas de politique, il faut qu’elle soit partagée : il faut aussi savoir s’écouter, laisser du temps, désapprendre l’angoisse civilisée du silence. Inutile de chercher on ne sait quel ton bienveillant qui garantirait à la discussion une bonne tenue. On ne connaît que trop bien ces moments où, sous condition de cordialité, les conflits sont tus, les désaccords refoulés sans cesse, et où le non-dit est souverain. Mieux on s’efforce ensemble de dégager les enjeux et plus on éprouve collectivement l’importance de la parole même. À ce titre, les présences comptent.

Personne n’est indispensable, mais il est des moments où la présence de tous est requise. Si on ne les pense pas comme des « instances » (du genre congrès ou comité central), les discussions à l’échelle du Parti sont les seules occasions d’en manifester la puissance propre, qui ne relève pas d’un quelconque organigramme, mais de la seule capacité collective à faire face aux grandes questions, à prendre les grands virages, mais aussi à remettre les petits problèmes à leur place et en perspective. Si l’on ne voit pas la solennité spéciale de tels moments, on passe à côté de notre propre puissance de décision. Si l’on en étouffe l’excitation et la joie particulières, le Parti finira par sombrer dans un grand bâillement. Sans parler du pur aspect organisationnel, les discussions réunissant un grand nombre de personnes ne vont pas sans difficultés. Le sentiment d’échec ou de frustration qui en découle ne doit pas faire qu’on y renonce. C’est dans le feu de l’action qu’on doit apprendre à en contrecarrer les effets de pouvoir, et non en se rabattant lâchement sur les formes plus confortables et moins engageantes. Tout « espace safe » se construit sur l’humiliation d’une puissance commune. La sensibilité, c’est de l’irréductible et de la force, pas question ni de l’enrôler dans une identité collective ni de l’endormir dans la consolation individuelle.

Propagande

Parce que notre position ne flotte pas dans le ciel des idées, parce qu’elle est une force d’impact, notre idée de la propagande n’est pas à sens unique. Faite de gestes, de paroles ou d’écrits, elle prend appui sur notre confrontation au réel. On ne vise pas une énième proposition sur le marché social, on entend dégager la puissance qui manque à chaque situation, faire jaillir le social-impossible. On fait usage de la propagande pour que notre position soit une option dans l’époque, auprès de quiconque souhaite en changer.

On ne vient pas présumer d’une adresse, on ne cible pas un public, n’importe qui peut être concerné par ce qu’on a à dire. La propagande vient donner du courage : nous ne sommes pas seuls, tout comme ceux qui rencontrent les mêmes vérités que nous. On ne s’arrête pas au fait qu’ils soient à l’autre bout du monde, ou géographiquement proches mais dans des réalités tout autres. Le positionnement politique ne s’encombre pas de prérequis de cet ordre.

Cette ambition doit nous permettre d’imaginer des gestes d’une portée maximale, et de trouver une inventivité sur les façons d’apparaître. On refuse de réduire la propagande à un quelconque moyen de diffusion. Si aucun n’est à incriminer en tant que tel, on ne doit pas pour autant être naïfs, se faire hypnotiser par des outils et ce qu’ils produisent. Les réseaux sociaux donnent la possibilité de diffuser massivement du contenu, et finissent trop souvent par nous faire croire que c’était juste ça l’idée.

On parle parce qu’on prend part à ce qui se passe, on se heurte à des situations qu’on veut faire résonner. De ce fait, on refuse d’une part l’idéologie militante qui ne voit plus le réel qu’à travers sa grille de lecture, qui donne un sens prémâché à tout ce qu’elle croise, convaincue que l’Histoire est de son côté. Et d’autre part, le régime de l’opinion, du commentaire, de l’extériorité. Le sens de la formule peut nous faire sourire ou même nous interpeler, mais sans ancrage positionnel et le tranchant que cela suppose, le commentateur se condamne à parler depuis des catégories journalistiques.

On s’adresse à n’importe qui, mais pas à tout le monde. Nous n’avons pas à rendre compte de notre existence et ne voulons rassurer personne. La question n’est pas que chacun puisse à tout moment bien savoir ce qu’il en est, ce qu’on en pense, et ainsi ranger toutes nos apparitions dans une petite case. On doit savoir faire la différence entre un geste que l’on pose et notre position qui le dépasse toujours. Il faut bien garder à l’esprit que jamais ce que nous montrons de nous n’est ce que nous sommes. Croire l’inverse expose à devenir la copie de ce qui se présentait au départ comme une couverture.

La propagande est une provocation au positionnement, elle est affaire de mise en jeu et de pari sur la situation. Qu’importent les circonstances, on ne doit pas travestir sa position, chercher à en maquiller certains aspects, arrondir les angles dans le souci de plaire. On sait bien comment la simple satisfaction de se savoir compris peut mener à se vendre. C’est en mettant en lumière les malentendus et les désaccords qu’on rend compte de la situation. Au moment où notre discours est de plus en plus audible, pas question de ronronner, il faut faire sauter le statu quo.

Répartition des forces

S’organiser, c’est redonner puissance au temps mais aussi à l’espace. Il y a une hégémonie civilisée sur la géographie même, où le planter de drapeau est d’abord littéral, et qui a souvent reçue le nom de métropole – mais les vieilles frontières nationales n’en restent pas moins agissantes. Pour décrocher de la spatialité du pouvoir, l’usage consiste pour nous à inventer une géographie partisane, et avec elle un art collectif du déplacement et de la distribution des forces, prolongement pensé de chacune de nos décisions stratégiques.

Où s’implanter ? Le lieu d’une vérité, c’est partout. La visée est d’emblée internationale. Le lieu d’une position c’est : partout où elle peut. Pouvoir être quelque part, cela signifie disposer à un endroit d’une quantité de force suffisante pour l’affirmation. La nécessité d’une concentration minimale s’éprouve d’abord ainsi. Comme on dit, il faut bien commencer quelque part – ce qui trop souvent signifie en réalité finir quelque part. Une position qui n’est qu’à un endroit est une position qui s’empêche. Le minimum est donc d’être au moins à deux endroits – villes, pays, continents. Parce qu’une force partisane est d’abord en un petit nombre de points, et que c’est là qu’elle grandit en premier, il y a toujours la tentation d’instituer ces territoires en conditions objectives, et de reproduire, à peine né, une géographie sur le modèle étatique. Or nous ne grandissons pas sous la forme d’unités territoriales. Comment démonter cela ? En court-circuitant les relations fonctionnelles, entre partie et tout.

Une réalité locale du Parti n’est pas autonome [28]. Le pouvoir qu’elle voudrait s’accorder serait la soumission qu’elle s’infligerait : autonome, elle devient une partie, donc un simple instrument du tout. Qu’une réalité locale devienne puissante, cela signifie, à rebours du petit jeu de l’identification localiste, une aptitude à poser depuis ce qu’elle voit et ce qui lui arrive les grandes questions du Parti. Que dans une ville on s’élève au niveau d’affirmation général, voilà une autre idée de la puissance « locale », ou plutôt située [29]. C’est très différent du modèle des communes autonomes, où l’on se rengorge des réalisations locales, et où le plan général arrive en second lieu et se ramène à une simple mise en lien des communes sœurs. Voilà une raison majeure de notre défense de la forme-Parti : le plan général ne peut pas venir après, on doit le prendre à bras le corps dès le début, avec tout ce que cela suppose de difficultés et de risques. Promettre une offensive révolutionnaire qui serait l’effet de réalités locales, c’est reproduire la façon réformiste de réfléchir, où l’on s’habitue simplement à attendre la suite.

Il faut être capable de convoquer des moments de concentration collective – et parfois promptement. Bien entendu, il est toujours possible de prendre des décisions à d’autres occasions. On se fait une idée de la force collective qui ne craint ni le désaccord, ni le nous puissant (il n’y a pas à choisir entre jacobins et girondins, entre centralisme et fédéralisme). Parce qu’elle se fonde sur la peur des deux, l’ambiance démocratique cultive seulement le mauvais compromis.

Si l’on veut à la fois que chaque point s’élève jusqu’au niveau d’affirmation suffisant et que les moments de concentration soient réellement décisifs, cela implique une grande circulation partisane entre les points. Cette circulation a bien sûr tous les prétextes du monde, mais elle doit aussi s’envisager en tant que telle, quand le temps est particulièrement mauvais quelque part, ou, à l’inverse, chaque fois que quelque chose d’ampleur s’y annonce.

Cela introduit la seconde grande question, celle du déplacement. Quelles circonstances exigent de masser nos troupes, et jusqu’où faut-il aller dans la concentration ? Quelles circonstances encouragent la force centrifuge ? Les situations exceptionnelles s’accompagnent toujours de ce genre de considérations. Si l’on ne peut jamais évacuer la dimension de pari, reste à garantir que les décisions ne sont commandées ni par le fétichisme local (capitale incluse), ni par une lubie diffusionniste ou, à l’inverse, centraliste.

Plan matériel

La fascination exercée par ce qu’on a coutume d’appeler « le concret » peut conduire chacun de nous à développer sa petite idolâtrie matérielle, perdant complètement de vue l’horizon politique au moment même où il croit avoir trouvé la clé. Le projet de concurrencer la civilisation sur le plan logistique est une faute politique grave. Il s’agit pour nous de venir supplanter et ringardiser son principe d’organisation, et non de la dépasser sur son propre terrain. Destructrice du rapport aux choses, la civilisation vient par là même détruire la matérialité des usages. Pour nous, la matière est d’abord l’indétermination même, le n’importe quoi qui se détermine seulement et précisément là où la matière importe (where the matter matters) : dans un usage, dans une position. Tout usage a ses ingrédients techniques et humains [30]. Notre ligne est très claire : le grand défi est de parvenir à ne pas confondre la matérialité et l’hégémonie matérielle, il faut donc bouleverser complètement l’accès à la part matérielle des choses, sortir de l’injonction de production, et cela suppose de reconnaître l’usage comme seule unité de base, dont la puissance politique s’apprécie seulement à travers une position. Parler de matérialité, c’est simplement aborder un usage par ce qui le compose, par tous les éléments dont il est lui-même la mise en résonance. En pratique et pour faire simple, appelons « matérialité de l’usage » la part technique des ingrédients (indissociable de la part humaine) : tout objet technique ou toute technique entrant dans un usage.

La civilisation est le moment où « la matérialité » (son objectivation) est élevée au rang de position. Cela dépasse donc le cadre du simple matérialisme. Au-delà du fétichisme matériel, il y a le fétichisme de l’objectivation. Quand dans un discours l’efficacité et le pragmatisme ont valeur de position, occupent la place du plus important, on sait qu’on a affaire à un discours civilisé. Parce que l’efficacité désigne simplement le moment où ça marche, c’est-à-dire, le moment où l’objectivation marche, où l’institution produit, où l’hégémonie s’affirme.

Parler de matérialité partisane, c’est aborder nos usages politiques depuis les ingrédients techniques avec lesquels il nous faut entrer en vibration. Dans le régime productif, une technique devient soit un simple moyen soit l’imposition d’une forme : double pente de l’instrumentalisation et du conditionnement. De sorte que le rapport productif désigne en toute rigueur la vibration la plus merdique qu’on peut établir avec une technique. Du point de vue communiste, une technique devient une puissance subjective dont on éprouve (ou pas) la vibration propre au sein d’un usage, sur fond de destruction de la double-pente productive. Politiquement, comment renverser le rapport de force sur la question ? En déployant une matérialité partisane, en chargeant politiquement certaines choses. Il n’y a donc pas « d’usage matériel », il y a le souci, constant, précis et déterminant, de la matérialité de nos usages. Il y a des supports techniques que le Parti investit d’une force singulière, et qui deviennent des points d’agrégation et des portes d’entrée à la construction. La question ici est donc de les mettre sur pied, et en tout premier lieu de savoir trouver la vibration politique de tel ou tel ingrédient technique pour en développer les promesses.

Si l’impératif est clair, le déploiement pratique est sinueux, bégayant, et rencontre à chaque pas le bourbier de la confusion régnante. L’imprégnation du régime productif est maximale, on doit sans cesse se battre contre les réflexes de l’instrumentalisation et du conditionnement. On instrumentalise quand par exemple on croit justifier une pratique en la mettant « au service de la révolution ». D’abord, invoquer un horizon vague (« révolution ») ne suffit pas, encore faut-il préciser sa position. Ensuite, chaque fois qu’on cantonne quelque chose dans le rôle de l’instrument, on est soi-même l’instrument d’un rapport productif.

Dans les faits, pas mal d’ingrédients techniques donnent leur nom à tel ou tel sous-usage partisan, par un raccourci dont on doit bien se figurer le caractère ambivalent et propre à tous les glissements de terrain idéologiques. Ainsi, un journal peut être l’un des grands accès à la propagande, et son local devenir le foyer effervescent de tous les débats en cours. Le gain de puissance est évident. Mais il faudra se garder de dénigrer la part technique nécessaire ; de réduire notre journal à cela (une machine à diffuser du contenu) ; ou de réserver au seul journal le rapport à la propagande, et naturellement, à la politique. On pourrait tout aussi bien reparler ici de la géographie partisane, en se concentrant cette fois sur la manière toute particulière dont les lieux camarades viennent modifier notre pratique du territoire et tordre l’espace-temps.

Par ailleurs, attaquer notre condition d’agent civilisé, suppose de sortir de l’emprise du travail. On ne peut pas être contre le travail en travaillant. Il ne s’agit pas d’exclure de devoir y mettre les pieds pour x raisons, mais il s’agit de se tenir à cette ligne. L’incompatibilité avec le travail n’est pas seulement une question de logique minimale, mais aussi de temporalité. S’organiser, c’est inventer une temporalité collective à laquelle on appartient, or c’est justement comme monopole sur la temporalité que l’organisation du travail triomphe. On peut bien imaginer jongler en virtuose avec les contraintes, mais il y aura toujours un seuil de contradiction incompressible, un seuil sensible : ce n’est pas là une manière camarade de vibrer et de résonner avec les êtres et les choses. Mais ce refus a une contrepartie. Il est grand temps de retrouver le sens de l’organisation dans une acception forte, ennemie de toute négligence. On ne veut plus apprendre à s’organiser avec le travail pour modèle, mais ne pas avoir l’air de travailler n’est pas un critère suffisant et sérieux de l’organisation. On doit apprendre à aller au bout des choses.

Sur ce chemin de la libération de la survie, tout un tas de techniques, illégales ou non, sont des alliés précieux. Non seulement il est hors de question de crever la dalle, mais il y a bien des façons d’arracher, à notre niveau, une certaine autonomie matérielle (à l’échelle du Parti, le vol reste une technique de choix, la mise en danger relative qu’il suppose étant pour ainsi dire un des facteurs éthiques de la construction.) Mais parce que la matérialité s’étend à toute chose, cette question déborde d’emblée le groupe camarade. Elle pose une autre grande question, révolutionnaire, celle de la dépendance. Certes, si l’on confond la construction révolutionnaire avec l’autonomie matérielle locale, on dira qu’il faut en finir avec toute dépendance. On verra alors la logique productive triompher, par un biais tout innocent : l’idée d’interdépendance, impliquant en réalité la logique économique de l’équivalence. Si l’on réfléchit autrement, dans une visée hostile à l’universel comme au particulier, on dira qu’il s’agit plutôt de penser, dans chaque question, toutes les manières de contrer la réduction de la dépendance à un rapport de pouvoir. Trouver un autre régime de la dépendance, qui ne se ramène pas à l’obligation de servir ou d’être servi, avec au centre, la logique de ce qui importe et sa distribution dans les nous de position, bande, réseau. Parce que l’autarcie survivaliste est une impasse pour ne pas dire une horreur, on se dit que s’organiser ensemble, c’est aussi éprouver la dépendance tout autrement. Dans la perspective révolutionnaire, la bande, le Parti et le réseau n’ont plus vocation à être des unités territoriales. Ce sont des modes différenciés du commun, donc de la dépendance. S’organiser, c’est penser à égalité ce qu’on attend les uns des autres, mais dans des espaces d’organisation différents, qui n’impliquent donc pas les mêmes attentes, les mêmes rapports de force, et les mêmes risques de retour du pouvoir.

*

Dire les entrées du Parti est décisif. Entre invocation un peu vaporeuse des « mondes sensibles » d’une part et célébration des infrastructures partisanes de l’autre, l’Appel faisait le pari de l’écartèlement. On ne croit plus aujourd’hui en une synthèse d’aucune sorte entre le solide et le gazeux. Ni spiritualistes ni matérialistes, on se recentre sur une combinaison d’usages. À mesure qu’on avance dans leur mise au point, le portrait du partisan (quelqu’un qui sait ce qu’il veut, ce qu’il a à faire et qui ne s’excuse pas d’exister) gagne en épaisseur. Qu’est-ce qu’être un partisan ? Prendre des décisions, savoir ordonner les problèmes, établir des priorités, penser la situation. Plonger dans les situations exceptionnelles, dans les temps qui trouent l’Histoire et qui nous requièrent, et où l’idéologie ne peut pas fournir de mots d’excuse. Rejoindre-organiser-pratiquer l’émeute ou tout autre geste de violence politique ayant pour mobile de tenir en échec les forces de contrôle et d’attaquer les dispositifs productifs. S’ajouter une pensée solide, capable d’identifier l’ennemi, de résister à la société comme à la communauté, de renforcer la capacité d’abstraction minimale sans quoi il n’y a pas de politique, de faire face au moment où elle est prise à revers. S’orienter sur la carte de la résonance, donner l’emplacement le plus juste de ce qui arrive et nous affecte, repérer et combattre l’inacceptable quand il se présente tout en résistant à la passion morale qui consiste à en jouir. Trouver dans la discussion la manière la plus puissante de relever un défi, la façon la plus immédiate de vivre le communisme. Propager sans répit la position, notre option dans l’option révolutionnaire, la rendre sans cesse plus compréhensible et surprenante, sans jamais rien céder sur le fond de notre détermination. Répartir nos forces au mieux, chercher la distribution la plus pertinente dans la situation. Rendre puissantes certaines réalités techniques en leur donnant une charge politique, sans jamais les regarder comme la forme de notre action.

4. Insurrection et camp décivilisé

Ni réseau ni clan ni classe ni peuple, le nous révolutionnaire, dont l’existence passe par une démonstration de force, prend puissance dans un parti choisi qui n’est jamais le seul, converge dans un rapport de négation avec l’époque, accède dans l’insurrection à sa pleine intensité, et dans la victoire à sa pleine extension.

Le nous décivilisé

On ne peut pas se contenter de penser un parti révolutionnaire, il faut avoir une pensée de ce dans quoi il s’inscrit. De même qu’une amitié ne tient pas en elle-même et trouve dans la politique de quoi se bouleverser et prendre essor, de même aucun parti révolutionnaire ne tient en lui-même, il s’expose d’emblée dans un nous plus grand mais aussi plus incertain. À chaque fois que par le passé on a voulu simplifier la question, on l’a regretté amèrement. On appelle nous décivilisé non une seule chose mais toujours deux : l’articulation nécessaire d’une position et d’un camp. Il advient sitôt qu’on réunit au moins deux positions révolutionnaires, à condition qu’elles donnent un caractère révolutionnaire à leur mise en présence même. Si une position suppose un certain nombre de conditions, un camp en rajoute au moins une, celle de se confronter dans un espace pertinent. On rejette d’une part tout oubli du camp – le Parti projetant une carrière en solo ; de l’autre tout fétichisme du camp – la croyance en un espace déjà là, prêt à l’emploi, activé une fois pour toutes, celui de la grande famille révolutionnaire.

Révolution est le nom d’une vérité en forme de déclaration de guerre. Le nous révolutionnaire, en rapport d’incompatibilité absolue avec l’époque, a vocation à devenir présent jusqu’au point de changer d’époque. Il a comme point de départ tout usage révolutionnaire de la situation et du monde, toute prise de parti de cette teneur-là. Or si on a l’usage d’une vérité quand on a une position, on le perd quand il n’y en a qu’une. La condition même du nous révolutionnaire, c’est que dans ce nous on ne soit pas tous d’accord. On peut dresser les conclusions suivantes. Première extinction de la révolution : la démocratie, régime de l’opinion, ou l’interdiction de toute vérité. Seconde extinction de la révolution : le Parti unique, ou la vérité obligatoire. Si elle insiste tantôt sur l’un tantôt sur l’autre, l’époque conjugue les deux : démocratie obligatoire.

« On n’est jamais seul avec la vérité » [31], cela vaut autant pour un camarade que pour un parti révolutionnaire. Même quand il éprouve sa solitude, il doit se mouvoir en sachant faire l’hypothèse de plusieurs options possibles et non une seule, et ainsi décide-t-il de ce qui importe le plus. Or c’est à cet endroit que vient se loger la confusion de toujours, et la dépolitisation d’aujourd’hui. Parce que la révolution ne peut certes pas contenir dans une seule position, les révolutionnaires ont tendance à vouloir brûler cette étape nécessaire, s’exonérant de toute position ou affectant d’en avoir plusieurs (ce qui revient au même), pour se rabattre sur l’échelle du réseau ou sur celle du groupe. Nous disons au contraire : positionnez-vous. Dotez-vous d’une organisation propre et réellement politique. Sortez-vous de la condition de groupe. Exposez-vous comme parti possible au débat révolutionnaire, et non comme groupe au débat public. Bref, trouvez votre parti. Cette intransigeance-là, paradoxalement, indique aussi la meilleure manière de rompre la solitude partisane et de se rencontrer : refuser tout autre cadre à la discussion que celui de la question révolutionnaire.

La question révolutionnaire se pose à chaque époque, autrement dit chacune a la lourde charge de la poser dans son présent propre. Le nous révolutionnaire est cette consistance spécifique qu’on donne à la question, cet effort de l’extraire de la confusion, la manière dont on rehausse le niveau général du débat. Nous disons : aujourd’hui, le camp révolutionnaire est celui de la décivilisation. Sans ce geste visant à déterminer la question, on nourrit fatalement la réduction à l’identité, en cessant de résister tant aux dynamiques collectives contemporaines qu’aux définitions passées de la révolution. Or, dans la vision qu’on déploie et propose depuis le début, ce nous s’appuie sur quatre éléments. Il s’organise autour du refus de l’institution, d’une conception offensive de la politique, de la prise de parti et de la participation à l’insurrection. Pour nous, il dépend de cette structuration minimale que nous jugeons commune à tous les révolutionnaires. Parmi les éléments réunis, celui du parti est à part : s’il est nécessaire d’avoir un parti, on ne peut pas avoir tous le même. Ainsi, parce que le nous révolutionnaire a des critères, on ne peut le confondre avec un réseau, il résiste à l’informel ; mais parce qu’un de ces critères est « libre », on ne peut pas donner à ce nous des contours définitifs, il résiste tant à son devenir identitaire qu’à l’hégémonie d’un seul parti. Par conséquent, la spécificité de ce nous n’interdit pas du tout de le penser, mais oblige seulement à admettre une certaine part d’indétermination dans sa définition même.

Tant qu’on ne se positionne pas, on est un partisan sans parti, mais quand on se positionne, il faut savoir que l’on va déjà à l’encontre d’autres positions néanmoins amies. Le nier, c’est reproduire le mode universaliste d’appartenance. La sournoiserie marxiste n’a pas consisté dans autre chose, et ce d’autant plus qu’elle était théorisée. D’abord, se déguiser en agneau. « Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires pris en masse ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers » [32]. Ensuite, camoufler sa position en se posant en partisan du plus général. « Les communistes mettent en avant les intérêts communs du prolétariat... Ils représentent toujours et partout les intérêts du mouvement général ». Cette réduction du nous révolutionnaire à un vague mouvement général, que sert-elle ? L’hégémonie, au sens le plus trivial, soit l’institution d’une avant-garde. « Pratiquement, les communistes sont donc la section la plus résolue, la plus avancée de chaque pays, la section qui anime toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». À la lecture de la stratégie marxiste, il apparaît aussi que le fait de bien se garder de poser ouvertement un commun qui se distingue de la masse, est aussi le meilleur moyen pour s’en distinguer au sens hiérarchique, bref, pour la diriger. En réalité, c’est constitutif de l’idée même de masse ou de peuple, qui désigne non un sujet, mais un objet politique. Ceux qui parlent d’un objet de gouvernement même pour le défendre ou le célébrer le font nécessairement dans la perspective de le gouverner, qu’ils le veuillent ou non.

Qu’appelait-on autrefois le « sujet révolutionnaire » ? Une classe, c’est-à-dire la volonté acharnée de maintenir dans un compartiment social la politisation révolutionnaire, et aussi bien de politiser de force une catégorie économique qui par définition ne veut rien, sinon l’intérêt qui la produit. Parce que la politisation excède nécessairement toute catégorisation, cette volonté doit toujours échouer, ou bien ne réussir que dans le forçage, qui s’est déplacé au siècle dernier sur un axe continu allant de « la classe comme nation » (modèle soviétique) à « la nation comme classe » (modèle fasciste) [33] , et qui peut toujours prendre des formes plus adaptées au siècle présent. Pour nous, il n’y a pas de classe révolutionnaire, mais un nous révolutionnaire, qui n’a aucun support objectif, mais qui est le lieu de partage des gestes et positions révolutionnaires. Son socle de refus le préserve de l’inconsistance, tandis que la multiplicité qu’il abrite par définition lui prête vie et un certain caractère d’inachèvement. Aucune position n’a le monopole de la question générale, celle-ci étant précisément ce qu’on a en commun. On peut dissoudre la problématique de l’avant-garde. La décision d’appartenir relève de la position, or on ne voit pas bien qui opterait pour une position d’arrière-garde. Chacun regarde son option comme la plus puissante, se moque des critères de la force du voisin, passe son temps à en châtier les erreurs. Quand trouver la position la plus avancée est une règle générale de l’appartenance, opter pour « l’avant-garde » n’a aucun sens.

La victoire

La victoire est le point à partir duquel on change d’époque, qui est aussi le maximum de présence du nous décivilisé. Sans l’idée de victoire, on crée les conditions de dislocation de toute exigence politique et de tout débat consistant, parce qu’alors rien ne fait plus obstacle à la confusion des méthodes radicales et réformistes. S’il faut apprendre à mieux échouer, c’est pour vaincre. On ne peut pas décrire la victoire mais on peut et on doit la penser. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’en parler à n’importe quelle condition.

D’abord, la victoire est possible. En elle-même, sa possibilité n’est ni l’objet d’une croyance ni une affaire de tempérament (le révolutionnaire n’est pas un évangéliste). Elle découle d’une vérité, qu’on a appelé le principe de révolution. On l’admet comme telle, ou on la réfute en y opposant une autre vérité – en disant par exemple « l’hégémonie gagne toujours à la fin ». Mais dans un cas comme dans l’autre, on ne se situe pas sur le plan de la psychologie. Dans cette perspective, on peut fort bien admettre la révolution comme axe de son existence, tout en étant fréquemment, ou même constamment, assailli par le doute. Et parce que c’est une vérité qu’on dégage et qu’on assume, le principe de révolution permet de combattre les formes psychopolitiques qui participent à la paralysie générale. On pense aux radicaux qui passent leur temps à démontrer que l’ordre en place, parce qu’il est grand et fort, n’est pas près de tomber. Ou à la tendance symétrique, qui consiste à dire que la civilisation, parce que finissante, est déjà tombée.

Quel contenu donne-t-on à la victoire ? La chute de la civilisation. Le moment où ce qui se croit si nécessaire redevient une possibilité. Le moment où d’une part chacun peut choisir entre le mode d’organisation du pouvoir et celui de la puissance et où d’autre part on ne voit pas bien pourquoi on choisirait le premier. Pourquoi ? Parce qu’on a alors sous les yeux la possibilité propre de la civilisation, et que chacun ou presque sait qu’elle est absurde. Cela ne signifie pas que tout le monde est d’accord, ni que ce choix devient interdit ou impossible. Cela signifie que les tonnes de bonnes raisons de choisir la civilisation se sont envolées. La victoire, c’est le moment où la position civilisée se réduit à une hypothèse qu’on situe quelque part entre l’idiotie condamnable et la folie criminelle, une sorte d’équivalent de ce que sont aujourd’hui les périodes de l’Inquisition ou de l’esclavage. Or comme toute construction sociale, la civilisation peut tomber. Mieux, comme toute position, elle peut perdre, redevenir une simple hypothèse sans contours, se réduire à un satellite mort.

Il n’y a pas de barrière anthropologique qui interdise de vivre sans la civilisation. Un monde où le rapport de force est renversé, où il y a prédominance de l’usage sur l’institution, de la puissance sur le pouvoir, ce monde-là peut être conçu, et même pratiqué sans que tout s’effondre. Quand il prédit le contraire, le conservateur parle toujours de son propre monde, qui effectivement ne tient pas sans les peurs qui le fondent et qui, sans civilisation, deviennent sans objet. Ici, la notion de position est amenée à jouer un rôle tout particulier, puisqu’elle n’est rien d’autre que la forme décivilisée de l’appartenance. Depuis des millénaires l’humain apprend à vivre en s’organisant en groupes relativement restreints. Il ne s’agit évidemment pas de devenir des fétichistes de l’espèce, ni d’ériger cela en norme de fonctionnement. On dit seulement qu’il faut en tenir compte. Vouloir contester absolument cette réalité-là, le monde d’aujourd’hui l’expérimente : tout devient flux, l’attention est liquidée, la désorientation générale. On ne regarde pas cela comme la destruction des « mondes anciens », mais comme l’abolition du sens politique. En fait, le manque de concentration est d’abord politique. Là où l’époque veut qu’on s’intéresse à tout et que, suivant l’adage moderne, « rien de ce qui est humain ne nous soit étranger », nous proposons, très clairement, un recentrement sur et autour de ce qui compte. Mais nous ne disons pas, surtout pas, ce que c’est. Chacun, chaque position, a la charge, la fierté, l’excitation de le définir, puis de le laisser venir tout bouleverser. Si l’on reprend le geste immémorial du recentrement, on refuse de le rabattre sur le modèle du clan. Il faut se recentrer, mais il faut dé-territorialiser le recentrement. Contrairement au réseau la position se recentre, contrairement au clan, elle est partout. Il faut devenir capable de vivre en ne se souciant pas seulement, pas d’abord, de ce qu’on a sous les yeux, de ce qui est à portée.

Toutefois, parler de victoire suppose deux restrictions d’ordre théorique, l’une découlant de l’autre : « La victoire n’est pas la révolution » et « La victoire n’est jamais la dernière ».
Premièrement, on refuse de faire de la victoire un synonyme de révolution. La révolution reste le nom du futur, quoi qu’il arrive. La phrase « c’est la révolution » peut être prononcée au moment d’une victoire d’ampleur, mais elle s’annule aussitôt : la révolution s’est déjà reconfigurée, elle est déjà ailleurs, il faut lui trouver une nouvelle formulation. Une des grandes manières de falsifier l’idée de révolution, c’est de la penser comme un avènement qui abolit le futur, comme un objectif qui le contient par avance. Pour rendre la révolution à son caractère irréductible, il faut lui réserver la place du futur en politique. Très clairement, il y a des événements révolutionnaires (insurrections), mais la révolution n’est pas un événement. Attention : elle ne devient pas synonyme d’idéal régulateur, d’horizon inatteignable reconduisant indéfiniment la promesse, selon le schéma progressiste. Le principe de révolution permet de dégager l’hégémonie principale, et de se donner pour objectif de la faire tomber.
Deuxièmement, on refuse de faire de la victoire la dernière et l’ultime. Le moment où la civilisation tombe, l’horizon de la décivilisation cesse du même coup. Il faut alors reformuler la guerre. Nous écartons l’hypothèse d’un monde sans politique, d’un monde qui n’aurait pas besoin de se poser la question du conflit central.

Quelles raisons supplémentaires peuvent nourrir une réticence à parler de victoire ? D’abord, la falsification permanente du mot. Celle-ci est l’œuvre du progressisme, comme camp constitué, comme option repérable, mais aussi comme devenir-progressiste de l’insurgé (seul destin officiel qui lui est promis), et comme erreur ou défaite interne de la révolution. Dans ce que la lucidité révolutionnaire doit savoir appeler le progressisme radical, la victoire va désigner soit un pas en avant (une réforme sociale d’ampleur), soit l’accession au pouvoir (Front populaire, Syriza, Podemos), soit la défaite et le départ de l’occupant (Résistance, décolonisation), soit la chute du régime (Révolutions arabes) et la prise du pouvoir (Révolution d’Octobre, Chine, Cuba) [34]. Or pourquoi ferait-on à l’ennemi le cadeau du mot même de la plus grande extension de la puissance, sous prétexte qu’il passe effectivement son temps à le falsifier ? Comment s’étonner de ce que le réformiste sape, dans le langage même, le terrain du révolutionnaire ? Cela relève de la guerre psychologique inévitable. Ensuite, parler de victoire quand on refuse la logique même du pouvoir est impossible sauf à en avoir un concept asymétrique. Le geste de vaincre est pour nous celui de prendre, sur le mode de la puissance et non du pouvoir : se dégager d’une emprise, et non exercer une emprise. Voilà l’asymétrie qu’on cherchait.

Dès lors, rien sur le fond n’interdit la victoire. En vérité, la barrière n’est ni ontologique, ni anthropologique, elle est historique. Mais cette barrière historique n’a rien de fatal. L’Histoire même n’est pas le simple fait établi, mais la politique de cet établissement même, à savoir la décision de produire et reproduire un certain nombre d’hégémonies politiques. Conformément à cela, la possibilité révolutionnaire fait l’objet d’un état de siège permanent. Mais si la situation remplissait les conditions de la révolution, on n’aurait pas besoin d’être révolutionnaire. Il s’agit bien d’imposer d’autres conditions, et non d’attendre les bonnes sur un plateau.

L’époque

L’époque, c’est la tension présent/victoire. C’est d’abord un écart. Le présent est la barrière historique, ce qui nous repousse sans cesse dans l’impossible, ce qui nous renvoie dans les cordes de l’inactuel, mais c’est pourtant là et pas ailleurs qu’une autre époque se construit. Tant qu’on ne voit pas la tension présent/victoire, on reste aveugle à l’époque.

Il y a bien un rapport révolutionnaire à l’époque, et par conséquent un sentiment révolutionnaire de l’existence. Il se sépare des sentiments de l’existence ennemis. C’est notre incapacité à encaisser la dose de négatif du présent qui nous rend réformistes, c’est notre incapacité à voir autre chose que le négatif qui nous rend réactionnaires. Mais on ne dit pas : tout va vers la révolution. Rien ne va vers rien dans le temps objectif, sinon à sa fin. Les événements sont irréductibles à une visée unique, de toute façon introuvable. Il n’y a pas de sens de l’Histoire.

Ainsi, ce n’est ni en observateur ni en voyant qu’on lit dans l’époque, elle n’est ni un journal ni une boule de cristal. On ne doit ni s’agenouiller devant les faits, ni les travestir et les enrôler dans un temps à sens unique. Les faits sont têtus, ils ne bossent pour personne. Lire l’époque, c’est discerner ce qui finit et ce qui commence pour notre camp. Ce qui reste à défaire et à faire. Les illusions qu’il faut tuer, les exigences qu’il faut mettre en pratique, penser, diffuser. Attaquer la barrière de péage historique, c’est voir tout ce qui retient, tout ce qui gèle la situation et la dépolitise, sans remettre une pièce dans la machine. On doit toujours résister à la tentation de surdimensionner un élément de la situation pour lui faire jouer le rôle de condition objective, de Cage-de-Fer, pour parler comme Philip K. Dick. Il faut savoir dézoomer, et ne jamais abdiquer sa capacité de négation maximale de ce qui est là. Sur le renforcement inquiétant du contrôle, par exemple, on dit que, si les ennemis de l’ordre auront plus de mal à le démonter, ils auront moins de mal à le rendre détestable. Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, mais de déblocage partisan du possible. La construction du nous décivilisé dépend d’une commune capacité à convertir cette tension qu’on appelle l’époque – car la tension doit bien finir par se résorber – en affirmations minimales mais fortes, sinon en mots d’ordre. Mais sommes-nous prêts ?

Affirmation 1 : l’époque est la fin du modèle civilisé, or la civilisation entrera dans sa nuit seulement quand la décivilisation aura fini de se lever. Dans la participation à ce monde, la part du subir est de plus en plus supérieure à la part du croire. Il se maintient seulement par l’arbitraire, la police et la force d’inertie. Aussi y a-t-il de la place pour croire à autre chose, et la tentation de croire à n’importe quoi. Si la fin du modèle dominant n’est plus une vérité clandestine, réservée aux initiés, ce n’est guère encore que l’opinion la plus répandue. Dans le déni et le cynisme, dans la dépression et la capitulation, dans la prise de conscience et la transaction perpétuelle avec les faits, et même encore dans le geste de prendre acte (survivalisme, alternatives), la vérité ne perce pas encore, sans quoi le réformisme n’aurait pas le dernier mot. Elle demeure dans l’époque comme une brume stationnaire, une tonalité de fond : c’est la fin. Il faut être très clair : l’époque n’est pas à la fin du monde, mais à la fin du seul monde qu’on connaisse, le monde civilisé. C’est là une vérité partisane, on ne fait pas une observation scientifique, on politise un fait, on prend une décision. Au moment des grandes extinctions, ne pas s’abandonner à cette vérité de la fin, quelle que soit l’excuse qu’on se trouve, c’est mériter le nom de déchet – aussi vrai que l’Histoire est une décharge publique.

Si le modèle n’est fort que de notre faiblesse, s’il ne transcendera pas le stade terminal et ne sera l’occasion d’aucune renaissance politique, la même logique peut continuer et se transformer. Tant qu’autre chose ne survient pas, la fin n’en finit pas. Abstraction faite des bouleversements qui ne manqueront pas de se produire, on peut donc être assuré que le modèle dominant est, comme à son habitude, en pleine restructuration. S’ouvre même pour lui de grandes opportunités d’innovation, que stimulent des contraintes certes de plus en plus serrées. De ce point de vue, il faut être pessimiste pour nous, optimiste pour lui. Cela n’abolit en rien l’idée de victoire, mais la renforce au contraire, en tuant toute illusion de victoire automatique, et de spectacle révolutionnaire.

Dans l’actualité du déclin, la politisation s’amorce le plus souvent comme un mouvement de visibilisation. De semaine en semaine, de nouvelles hégémonies sont rendues visibles, cela a même des airs de dépeçage en règle, au grand effroi des conservateurs. Le problème étant qu’on ne sait pas à quoi rapporter véritablement un tel geste : on a de l’ennemi une conception partielle, flottante, erratique, quand elle n’est pas simplement absente. Toute politisation avorte, s’enraye, se bloque quelque part entre l’identité et la confusion. Il y a bien cependant quelque chose de commun et de sensible. Dans la catastrophe, dans la solitude, c’est l’idéal des Lumières qui s’effondre à mesure qu’il se réalise, sous nos yeux. L’humanité réalisée, le programme généreux, c’était donc ça. Conséquence ? Un long frisson de culpabilité parcourt l’échine de l’humanité achevée, se répand dans chacune de ses fibres. La culpabilité est devenue un problème politique, le mal du siècle. Chaque discours sur le marché se lit comme une solution de gestion, distribution, compensation ou décompensation de la faute. Quatre tendances notables :
 Trouver des coupables, domination morale depuis la position de victime ou en son nom, écologie punitive.
 Victimisation des dominants, riposte réactionnaire.
 Nouveau commerce des indulgences, visant à se racheter à moindre frais. Ventre mou du présent.
 Doctrine du salut par la surenchère technologique, « Si l’humanisme est un modèle en bout de course, on n’a qu’à l’augmenter ».
Bien entendu, la culpabilité demeure, et s’entend aussi comme une disposition à la gravité, un besoin de rectitude et de droiture. Si l’on raisonne en observateur, on parlera seulement de retour de la morale ou de droitisation du monde. Sur le plan révolutionnaire, on y voit un symptôme : le présent reste bloqué dans l’échec du dernier grand assaut de libération (années 60-70).

Affirmation 2 : l’époque est travaillée par une pratique nouvelle de la liberté, dont il faut l’accoucher. Comment faire ? Il faut se ranger derrière un premier mot d’ordre général, presque raisonnable par ces temps : déserter et attaquer l’organisation productive. Voilà toute la pensée de la libération. On ne se contentera jamais de défendre l’intérêt des petits contre celui des grands, c’est la forme même de l’intérêt qu’il faut détruire.

La période du confinement est venue zoomer sur notre condition d’espèce domestiquée. On a refait « le tour du propriétaire », du domaine individuel, le tour de nos carrés de liberté, le travail au milieu du reste, on a pris la mesure de l’étroitesse, on a mesuré le taux d’asphyxie, la promiscuité avec la folie. Si comme dirait Nietzsche on ne passe pas le seuil de la maison sans courber l’échine, c’est que le carré de liberté n’est conçu que pour des communs minuscules. Le reste est du domaine du réseau et des amitiés lâches. Du point de vue du gouvernement du monde, on espère que ce facteur nombre suffise à entériner la dépolitisation des communs. Or, non seulement la désertion et le bouleversement des manières de s’organiser n’attendent pas le nombre, mais le communisme ignore tout numerus clausus et doit briser le cadre domestique.

On explique ainsi la paralysie générale : se libérer d’une oppression, on sait faire, du moins a priori, mais se libérer d’une liberté, ça, on ne sait pas faire. L’ancienne pensée de la libération nous apprenait à exploser les cadres de l’oppression, la nouvelle nous apprend à exploser les cadres de la liberté. On a tout lieu de se dire que, dans les cortèges contre le pass sanitaire, les cris de « Liberté ! Liberté ! » résonnent encore à l’intérieur de l’ancienne pensée. Toutes les aspirations radicales achoppent en réalité sur un même point, l’intérêt. Le credo de l’intérêt alimente toutes les croyances dominantes : on suppose une nature humaine intéressée donc crapuleuse ; on s’emploie à démonter tout discours prétendument désintéressé en le ramenant à tel ou tel intérêt ; on dit que l’intérêt général est seul à même de triompher des autres. Surtout, dès qu’on veut mettre en place des « solutions radicales », on constate inévitablement l’incompatibilité mutuelle d’intérêts qu’on juge politiquement défendables par ailleurs. Ainsi, pour s’en tenir à cette impasse centrale du présent, toute offensive contre le pouvoir de destruction semble impossible sauf à renforcer une domination sociale. Nous disons : si toute attaque contre un pouvoir est respectable, toutes les formes d’intérêts sont civilisées, donc abominables. Le bobo défendant son capital politique, le routier son intérêt de travailleur. On voit bien que ce sont là les problèmes contemporains, mais on ne veut plus que cela soit les nôtres. On a besoin d’autres formes de problèmes que ceux qui naissent de l’intérêt, et on chie sur ceux qui viendraient loger cet intérêt dans l’ADN humain.

Insurrection : usage révolutionnaire de l’événement

L’insurrection est la destitution du présent, qui peut être plus ou moins brève, plus ou moins décisive. Au minimum, une digue du présent qui saute ; au maximum, le dernier verrou de l’époque. L’insurrection, c’est l’occasion révolutionnaire par excellence. Le nous révolutionnaire s’avance dans la situation, ses différents partis entrent en jeu, le front se précise chaque jour.

Depuis le tournant du siècle (bataille de Seattle en 99, année 2001), certains coups de boutoirs sont venus ébranler la paix et l’économie. Dans la foulée de 2008 en Grèce, les années 10 ressemblent bien à ce qu’on pourrait appeler un cycle insurrectionnel, avec dans l’ordre : Printemps arabes, Taksim, Maidan, Loi Travail en France, Gilets Jaunes, Hong-Kong, Chili, Équateur, Bolivie, Black Lives Matter. S’ajoutent des luttes territoriales d’envergure (ZAD, No TAV, Keystone), ou la situation au Rojava. Au moment où on écrit, la police de Rotterdam tire à balles réelles sur des émeutiers contre le pass sanitaire, et le couvre-feu (non sanitaire) est décrété en Guadeloupe. La question n’est pas de savoir si l’insurrection est possible, mais quelle insurrection on veut.

Et si cette possibilité était d’abord victime des fantasmes qu’elle nourrit ? Regardons d’abord les choses en négatif, en creux. L’insurrection est un trou dans le présent du pouvoir. Si l’on s’en tient à une figure ou une caractéristique objective (émeute généralisée - renversement du régime - sécession territoriale armée - grève générale violente - décret de l’état d’urgence - une place occupée nuit et jour - formation de comités révolutionnaires - proclamations maximalistes - il y a des morts - mouvement de résistance contre l’Occupant...), on risque toujours d’être pris à revers, soit en criant victoire hors de propos, soit en passant à côté d’un commencement inédit, soit, victime d’un « biais de continuation du plan », en faisant de la politique en ligne droite à partir de ce seul point de départ. Si à l’inverse, préférant maintenir une certaine indétermination, on parle d’une situation d’ouverture, de déchirure historique, la tâche révolutionnaire tombe sous le sens : il faut élargir et approfondir la plaie [35]. En d’autres termes, trouver les moyens de généraliser ce qui a commencé à un endroit, intensifier ce qui s’est diffusé et le politiser à outrance, sans relâche. Quelle est la détermination minimale de ce qui se passe ? Une attaque, quelque part, contre la domination historique – un départ de conflit qui, par l’ampleur, l’insistance, la diffusion, le geste, passe les bornes de son expression ordinaire et tolérable. Mais il n’y a pas d’insurrection type, de format révolutionnaire de l’événement. Ce qu’il y a, c’est un usage révolutionnaire de ce qui est en cours, et c’est le déblocage d’un tel usage qu’on appelle justement insurrection.

En vérité, le départ même relève déjà de l’usage et non du fait brut. Qu’est-ce qu’on nomme habituellement l’étincelle ? C’est souvent un événement important, sérieux, voire dramatique, mais par définition circonscrit, et pouvant même tomber dans l’anecdotique. Nous disons : l’événement devient déclencheur sous l’effet d’un premier usage, qui n’a pas de forme objective, mais qui est de manière générale la réception révolutionnaire de l’événement. Cet usage est, vis à vis d’un certain fait, un geste qui refuse de laisser passer, d’abandonner le fait au cours plombé de l’Histoire, non seulement parce qu’on le regarde comme un événement mais qu’on le sort du troupeau des événements. Pour autant, une étincelle ne se décrète pas, on ne peut pas dresser sur le papier une « typologie étincelante » des événements. On peut seulement en recevoir un d’une façon telle qu’on se résout à le porter à hauteur de politique. Voici l’étincelle : certains, dans leur réception immédiate de quelque chose, le hissent jusqu’à la révolte, en font un premier usage qui, a posteriori, aura décidé du commencement de l’insurrection. Si la politique réformiste est l’art de projeter en avant ses a priori, en politique insurrectionnelle, tout se passe comme si en agissant on déchaînait la force de l’a posteriori. Et c’est parce que beaucoup se rangent avec force derrière le choix des premiers et s’engouffrent dans l’usage initial, qu’on assiste à l’invention collective de la cause étincelante. Car des étincelles potentielles, il y en a combien par jour dans le monde ? Si la mort par personne dépositaire de l’autorité publique était une étincelle en soi, le monde serait en insurrection permanente. Pourquoi, prise entre des milliers d’autres, celle-ci précisément répand l’émeute comme une traînée de poudre ? Qu’a-t-elle de si singulier ? On peut bien multiplier les facteurs d’analyse, le bon moment de la révolte ne s’explique pas.

Si, délaissant l’étincelle, on considère la poudre, on n’aura pas sous la main quelque chose de plus disponible, de moins insaisissable. Le stock de poudre, c’est la ressource de colère, apparente ou rentrée, considérée dans son inflammabilité. Ainsi la propagande révolutionnaire d’une part indique des étincelles, montre l’inacceptable, de l’autre veille aux poudres comme d’autres au grain, met chacun au contact de sa propre colère. Ce qui nous donne la force de ne pas se résigner à ce pire qui devient chaque jour le plus sûr, de garder intacte une capacité de révolte, c’est, pour reprendre l’expression de Primo Levi, la honte du monde. La honte est un composé de tristesse et de rage. On ne la dépasse pas, quoi que puissent promettre les managers de l’âme, on la transforme en lui donnant la forme de la colère [36]. Aujourd’hui, la honte du monde est à son comble. Le présent est un bateau bourré d’explosifs, refoulé de port en port, dont la mise à feu ne se décide pas.

Mais de ces facteurs indécidables il serait trop facile de conclure à une impuissance fondamentale, et de venir justifier l’attentisme. En réalité, il y a un énorme obstacle historique qu’on peut abattre immédiatement : la croyance moderne qui veut que ce qui est beau ne dure pas. D’une manière générale, la civilisation écartèle ce qui est beau dans l’alternative forcée entre le nouveau et ce qui dure. Une fois de plus, le révolutionnaire renvoie dos à dos les deux croyances disponibles. Premièrement, on ne croit pas à l’éternisation de ce qui est beau. C’est le motif traditionnel, qui en bloque le devenir même dans la répétition, et où le nouveau, indésirable, est fui comme la peste. Or, on ne résiste pas au temps en se figeant, mais en se donnant plutôt une histoire propre, singulière.
Deuxièmement, on ne croit pas à une date de péremption de ce qui est beau. C’est le motif moderne qui revient à l’enfermer dans l’événement, à le réduire à une intensité, à lui refuser toute extension, et là aussi, à en interdire l’usage. Or, non seulement il a quelque chose d’infini, mais cette infinitude se met en pratique et se libère dans le rapport même à l’événement.

Il faut en finir avec la représentation de l’événement comme la simple antithèse de ce qui dure. Sans quoi, on abandonne le terrain du temps long à la dynamique institutionnelle, qui exerce là un monopole indiscuté. Dans le régime moderne dont on est encore prisonnier, soit le nouveau suppose que cela ne va pas durer (préparez-vous à faire votre deuil), soit il entre dans la durée mais cela implique alors qu’il est revenu à l’ancien (préparez-vous à trahir). Cette conjugaison de deuil et de trahison définit le cynisme réformiste. Mais elle nourrit aussi, chez les révolutionnaires, l’acceptation du pire sur le chemin du meilleur et l’aveuglement sur ce qui est réellement en train de se passer. Comme chacun demeure incapable d’envisager une autre façon de durer que la vieille façon, ceux qui ont su regarder la merde en face ont de quoi se consoler : « De toute façon, ce qui est beau ne dure pas », et ceux qui n’ont pas voulu qu’on la voie, ont une bonne excuse : « Que voulez-vous, même pour une révolution, il n’y a pas d’autre façon de durer que la façon merdique ». Sous le réflexe constituant, sous le rituel par quoi on donne un cadre institutionnel à ce qui a fait irruption, il y a donc l’antinomie nouveau/durée, idole plus fondamentale encore, et dont la durée de vie n’excède pas pour nous deux paragraphes.

Telle est notre pensée générale de l’insurrection. Elle consiste d’une part à envisager la victoire depuis le présent, seul lieu de l’action, et dans le présent un événement en particulier, tout en refusant d’autre part d’enfermer la victoire dans une fétichisation de l’événement. Quelle image de la victoire se dessine alors ? Des assauts insurrectionnels répétés, donnant a posteriori un méga événement qu’on appellera victoire. Ou bien : un premier événement qui s’infinitise assez pour, au dernier vaisseau brûlé, faire victoire. Faut-il faire de la chute de Rome un événement ou un long processus ? Premièrement, miser sur une progression calme, continue, linéaire, est la pire des illusions. On n’a pas d’autre choix que de ne pas rater le coche de l’ouverture historique. La chute de Rome n’est pas au bout d’un processus linéaire. Deuxièmement, miser juste sur l’événement est encore une illusion, celle du Grand Soir. Rome n’est pas tombée en un jour. Mais quoi qu’il en soit, vouloir la victoire, c’est renoncer à en connaître la forme.

Dans l’événement, précaution inévitable, on doit imaginer le pire ; mais il faut aussi savoir mobiliser le meilleur. Allumant des incendies de paradoxes, l’insurrection est le plus grand exercice de réalisme révolutionnaire. Refusant tant d’en sacraliser la venue que d’en fataliser les impasses, on la voit comme le cheval de Troie que l’on charge de tout ce qui fait la politique pour nous. La paix recule devant l’émeute généralisée et la diffusion de la violence politique à tous les aspects de la vie. L’économie recule dans l’arrêt du cours normal, l’établissement des QG, le retour de la décision. L’identité se fissure sous la pression du nous révolutionnaire rejetant sa propre institution en classe politique. Un pan du passé (gouvernement, grand groupe) est pris d’assaut, et tout le passé est ébranlé. La confusion se dissipe dans la clarté des mots d’ordre que plus personne n’ignore, dans la radicalité des débats, la profondeur des attentes.

Des usages insurrectionnels

On peut et on doit esquisser une vision de l’insurrection qui soit fidèle à sa plus belle promesse, à sa chance révolutionnaire même. On refuse, au moment d’aborder des questions plus stratégiques, de neutraliser le discours en dressant une liste de plats moyens. Si la forme de la victoire est inaccessible avant qu’elle survienne, on peut toujours en réunir les ingrédients politiques. On ne reconduit pas la logique du besoin, on ne délivre pas une recette. L’idée est de pouvoir déterminer quels ingrédients manquent à la situation, ce qui présuppose de savoir lesquels sont nécessaires de manière générale : s’ils ne seront jamais suffisants, c’est une faute politique que d’en dénigrer ne serait-ce qu’un seul, et quand l’insurrection sera passée, il sera trop tard pour signaler ce qui nous a fait défaut sur le fond. On réfléchit à partir de l’expérience des luttes de ces dernières années, des obstacles qu’on a identifiés, des pratiques qu’on a eues. Nécessairement limités par la pauvreté de cette expérience, sans renoncer au maximum formulable, voici notre minimum stratégique, avec la conviction que les rencontres et les épreuves de force des prochains temps vont donner à chacun l’opportunité d’en préciser, compléter, accuser ou rectifier les traits.

L’émeute

L’événement insurrectionnel s’ouvre dans la violence et ce sont toujours les partisans de la paix qui le referment. Chacune des dimensions qu’il parviendra à déployer marquera à sa façon la ligne de front. Ici, concentrons-nous sur la forme centrale, sur le combat tactique, l’émeute au sens le plus large du terme. L’amorce est ce qu’elle est (par exemple, une série de manifestations ou de blocages, un mouvement d’occupation ou plusieurs nuits consécutives de sabotage), mais c’est toujours l’émeute, poussée à un certain degré d’intensité, de diffusion et de généralisation, qui ouvre le bal insurrectionnel.

On ne parle pas d’une manifestation émaillée de « quelques incidents », où l’enjeu de faire sauter le verrou est abordé sans grande illusion de réussite. D’ordinaire, le combat reste contenu dans des limites déjà fixées. Pris dans les mailles d’un dispositif bien pensé, on ne voit aucun moyen de s’en défaire, et les attaques portées demeurent symboliques. On parle du moment où le verrou du dispositif saute, où les forces de l’ordre perdent le contrôle d’une partie du terrain et l’abandonnent aux émeutiers. Le niveau d’affluence et de colère a été sous-estimé, les appels aux rassemblements se sont passés de négociation. Le dispositif est submergé. L’enjeu n’est plus de venir déclencher les hostilités mais de les renforcer, les généraliser, les renforcer de nouveau.

L’émeute est une question d’organisation et non de spontanéité, même s’il sera toujours faux de dire qu’on a organisé l’émeute : on n’organise pas un événement, on lui ajoute de l’organisation. Ainsi, plutôt que de chercher le complot ennemi, on devrait conspirer un peu plus. Sans chercher à créer une organisation d’un seul bloc, on doit chercher à se coordonner avec d’autres groupes. C’est le minimum de discussion politique que doivent avoir des positions radicales plus ou moins distinctes. Quand elle est forte, l’émeute ne cesse d’être surprenante et imprévisible, mais plus on en fait, mieux on comprend le rôle qu’y tient le facteur organisation.

Il est difficile et surtout nuisible d’avoir à l’avance une représentation objective de l’émeute. Son origine, ses premières minutes, sa première nuit, son déroulement, ont chaque fois leur part d’inédit. Cependant, l’attention doit porter sur quelques invariants. N’importe qui peut en faire l’expérience, on peut résister ici aussi à la logique de la spécialisation. Pour les préparatifs : se tenir prêt à rallier rapidement un point chaud, repérer le terrain, venir équipé, prendre les précautions de sécurité qui s’imposent, se munir de moyens de communication. En situation, l’aspect technique comprend notamment : l’approvisionnement en projectiles, la construction de barricades, la désactivation des certaines armes de l’ennemi (gaz, caméras…), le pillage de tout ce qui peut venir renforcer la situation, la reconnaissance en temps réel.

Penser l’émeute comme un cran nécessaire à l’insurrection implique une vision du rapport de force général. Deux figures de la défaite révolutionnaire : d’un côté l’écrasement pur et simple, de l’autre la formation d’une armée, qui revient à forcer ou monnayer l’engagement. On reste opposé tant à la militarisation du conflit qu’à son désarmement. En politique révolutionnaire, même la guérilla, le combat irrégulier, n’a pas le sens que lui donnent les spécialistes de la guerre asymétrique et de la contre-insurrection.

Une insurrection qui dure permet que s’exerce et s’aiguise la vision stratégique des émeutiers. Faire émerger ce qui bloque la situation en-deçà d’un certain seuil, et imaginer ce qui pourrait nous le faire franchir. Ne pas être dans le déni de l’obstacle, sans pour autant glacer la vision que l’on a de la situation, de ses acteurs, de sa dramaturgie. Discuter de l’hypothèse maximale, revenir à l’option minimale, trancher. La force de destruction matérielle est une réalité étrange, parce que d’un bout à l’autre elle se déroule simultanément dans une dimension symbolique, fantasmatique, idéaliste. Le geste simple de détruire n’en perd rien de sa jeunesse éternelle, mais on se raconte toujours des histoires, dont la puissance politique est très variable. Voir la police comme l’obstacle historique est très sensé, et on doit d’ailleurs redire la position particulière des États, remparts de la civilisation. Qui d’autre détient les clés de l’hégémonie de la violence ? Et pourtant, on ne vise pas seulement le renversement de l’État, à travers le fondé de pouvoir on attaque le boss. Concrètement, que faire des ministères et du parlement ? [37] Les vider, en vider le sens, on y ferait de belles déchetteries, mais le temps presse et il faut tout détruire en catastrophe.

Parce que l’émeute soulève toutes les autres dimensions politiques, elle peut vite devenir l’objet unique de l’insurrection. Pourtant, quel est son seul but stratégique ? Devenir irrépressible. Or la mise en œuvre de cet objectif politique se soutient de tous les autres usages insurrectionnels.

Coup d’arrêt

L’arrêt du cours normal des choses est un ingrédient décisif. Combiné à l’émeute, il lui permet tout simplement de ne pas être sans lendemain, ou mieux encore d’avancer d’un cran dans la politisation d’une violence déjà inscrite dans la durée. L’insurrection a besoin d’interrompre l’institution de la vie quotidienne. L’insurrection, c’est quand l’événement dépasse le cadre qui lui est assigné, quand un autre rapport au temps se trouve.

Pendant les GJ, cette interruption a pris la forme des ronds-points occupés, mais bien souvent ceux qui les tenaient continuaient à travailler par ailleurs. La vie quotidienne était sens dessus dessous, mais pas au point de bousculer l’ordre des jours, et symptomatiquement c’est le samedi qui a été choisi comme jour de manif. Dans ce contexte fou, qu’ont fait les syndicats ? Ils n’ont pas appelé à la grève générale, et sont les premiers responsables de l’avortement de l’insurrection. Imaginer les conséquences d’une décision inverse suffit à montrer la nécessité d’un arrêt général, au-delà du mythe révolu de la grève générale. Si la mort de ce mythe a l’avantage de détacher l’insurrection d’une représentation étroite, il va bien falloir trouver une nouvelle manière d’envisager son geste de base.

L’interruption générale quitte le seul registre instrumental. D’abord, il s’agit de libérer le geste d’une approche orientée travail. On n’arrête pas seulement le travail, on arrête tout : on plonge dans un autre temps. On ne peut comprendre aucun des gestes du combat politique en le plaçant d’abord dans un cadre de compréhension économique. L’idée que la grève serait à construire, depuis la grève économique jusqu’à la grève insurrectionnelle en passant par la grève politique, est une des grandes foutaises marxistes, qui depuis longtemps n’a plus d’autre fonction que de faire croupir tout le monde au stade 1. En réalité, il faut d’abord prendre. C’est à partir de là qu’on construit, autrement dit, qu’on continue à prendre. Ce qui se passe est la chose suivante. Dans le grand émoi que révulse la seule idée d’un retour à l’ordre, on donne le coup d’arrêt, et on continue de construire les conditions politiques de l’événement.

Une fois écartée l’imposition des vieux schémas réformistes, le grand obstacle ici est dans l’absence de toute forme de garantie – donnée autrefois par l’encadrement syndical et le forfait habituel qu’il implique : « Il faut savoir arrêter l’arrêt ». Si l’on parle d’un geste existentiel qui doit assumer sa part de saut dans l’inconnu, encore faut-il que la terre inconnue soit collective. Moins l’arrêt est précaire, solitaire et triste, plus il est fort. Il ne s’agit pas de s’empresser de combler le vide, de remplir le nouvel agenda. Il faut d’abord se trouver, tout simplement, goûter ensemble à ce temps nouveau, s’abandonner au surgissement de la politique, et explorer des manières hors cadre de s’organiser sur les petites choses, c’est évident. L’aspect matériel doit venir en appui de ce qui a lieu, ne pas être un frein ni par négligence ni parce qu’il reprend les formes invasives de la production (les deux erreurs s’entretenant l’une l’autre).

Il existe des gestes techniques, ou des techniques du courage, qui permettent d’installer dans la durée le blocage du temps. Rares sont les secteurs productifs qui n’ont pas de bouton shut down. On peut brûler nos vaisseaux de bien des manières, créer le black-out, et ce d’autant plus facilement que demander l’autorisation pour se révolter est passé de mode. Mais l’arrêt général n’est jamais que le prélude d’autre chose et ne peut pas se soutenir de lui-même, comme s’il était le but même de l’insurrection. Pour nous, c’est très clair : quand on se consacre à la pérennisation des conditions matérielles de l’arrêt, on se borne à entretenir cet arrêt, or, une insurrection ne s’entretient qu’en attaquant. Quand elle n’affirme plus elle recule. La seule pérennisation de l’arrêt est dans le franchissement des crans suivants de sa politisation. Maintenant que le schéma classique de la grève est derrière nous, le coup d’arrêt se donne comme la page blanche tant attendue, la chance contre-historique d’écrire enfin de nouvelles manières de faire de la politique, chance que piétinent ceux qui y voit l’opportunité de faire rentrer par la fenêtre l’économie qu’on a réussi à virer par la porte. Parce que l’insurrection y a nécessairement recours pour les petites choses, les « pratiques alternatives » sont à la fois bienvenues et une menace politique : on doit absolument les dépouiller de ce qui les rend justement alternatives et solidaires du détestable camp du Bien. Tout ce qu’on a dit sur le côté sournois de l’économie, on peut le redire ici. C’est la manière même dont ces pratiques se rendent utiles pour l’insurrection qui contient la possibilité de la confondre non seulement avec le confort idéologique radical, mais avec la politique ennemie.

QG

Le QG, c’est là où ça se passe. On n’envisage évidemment pas de restreindre l’insurrection à un seul foyer. On ne parle pas d’un centre unique, puisque la géographie insurgée commence véritablement quand au moins deux lieux se soulèvent [38]. Ainsi, c’est dans toutes les localités où elle survient, dans chacune de ses places fortes, que l’insurrection se donne un QG. Cette centralité minimale est tout simplement le début de son organisation propre, et le premier pas pour ancrer le coup d’arrêt dans la durée. À ce titre, l’ennemi s’efforcera toujours ou de l’empêcher, ou de la transformer en réalité assiégée. Elle doit au contraire donner aux insurgés l’énergie et la force suffisantes pour résister à la guerre psychologique.

Que l’état défavorable du rapport de force nous coupe de cette possibilité est une chose. Qu’on y renonce de soi-même, qu’on encourage la logique inverse, relève ni plus ni moins d’une pente contre-insurrectionnelle. Se détourner de la nécessité d’avoir un lieu central, toujours préférer dix lieux plutôt que un, ou rendre le lieu central inconsistant : autant de façons de pratiquer la logique du réseau, celle de l’éclatement. L’appellation matraquée de « convergence des luttes » construit un mouvement réformiste, bloquant toute décision forte.

Avoir un QG, c’est à l’inverse trouver un point de concentration, y tenir suffisamment pour le défendre, en faire une zone de non-droit. En un sens, c’est ce qui fait la force des luttes territoriales radicales. Mais si l’on parle de QG c’est bien pour rendre possible une forme de centralité politique, et non territoriale. Il est ce point d’organisation qu’on ajoute à l’insurrection. Les questions générales qu’on y soulève sont communes sur l’ensemble de la surface couverte par l’événement, quel que soit le lieu considéré. Le penser ainsi est un premier pas pour sortir de l’état de siège.

Pour nous, le QG se caractérise par son ouverture, et non par l’imposition d’une forme toute prête, et c’est dans cette ouverture qu’il faut chercher l’excitation singulière qu’il suscite et propage autour de lui (ce qui peut se traduire par une pression exercée sur les apprentis politiciens qui auraient investi la place). La forme n’apparaît que dans la politisation même, dans les questions suivantes – la décision et le nous – elle dépend de leur mise en jeu par les insurgés et de la manière dont ils y répondent. En attendant, la réalité immédiate du QG est de nous faire accéder à l’événement autrement qu’en individu. Au minimum, il intensifie en un point la mise en commun des pratiques et la possibilité de rencontre. N’importe quel mouvement de grève conséquent se traduit par des occupations, où d’un coup on fait l’épreuve d’un bouleversement du quotidien. L’organisation commence là, dans le dérèglement du temps, dans des discussions à bâtons rompus à deux ou à mille, dans le joyeux bordel des assemblées, dans la fête (l’insurgé est dans l’époque celui qui a quelque chose à fêter), dans l’irruption et non dans l’encadrement et les procédures. Ce n’est pas encore la décision, mais c’en est la condition de base : ne pas se regarder en étrangers, entamer un partage du temps. La politique ne démarre pas sans l’organisation collective, elle pousse sur ce terrain-là, sans pour autant se confondre avec lui. Quand on occulte le terrain communiste de la politique, on en perd la possibilité, quand on confond les deux, on produit un communisme apolitique, par où l’économie s’engouffre sans tarder. Tenir fermement à la condition communiste de la révolution, c’est à tout le moins combattre l’idée qu’on puisse se contenter d’une organisation par réseau social interposé. Certes, le numérique permet des échanges sécurisés ou des coups de propagande, mais il n’y pas de QG virtuel de l’insurrection. On cite notamment l’insurrection de Hong-Kong, et son recours systématique à des plates-formes permettant des mobilisations éclairs massives, dans un contexte d’atomisation générale. Mais précisément, l’insurrection ne peut consentir à la norme individualiste. À Hong-Kong toujours, les insurgés ont tenté de briser l’isolement en occupant l’université sans parvenir à en faire leur QG. La rapidité de l’expulsion qui s’en est suivie est une preuve de plus du caractère offensif de la prise d’un lieu en temps insurrectionnel.

Décision

Décider c’est faire face. Ni tourner le dos à la situation ni la fantasmer. Quoi de plus central pour une insurrection que la pratique commune de la stratégie ? Mais on peut se demander si elle est seulement possible dans ces circonstances. On ne parle pas du climat urgentiste qui ne facilite pas les choses, mais d’un problème de fond : toute lecture de la situation suppose une position, or on sait la disparité initiale qui est celle des insurgés, sans parler de la confusion omniprésente. Comment faire ?

Pas question, au moment où tout peut basculer, de renoncer au positionnement. En réalité, on doit d’une part refuser toute neutralisation de la parole (ni unionisme satisfait, ni imposition d’un parti, ni bataille idéologique stérile à ce stade), de l’autre savoir se concentrer sur le principal : la situation. Chacun doit se prononcer sur ce qu’il en attend ou non, sur ce qu’il veut venir y renforcer. Or quand on se focalise sur la situation, de quoi parle-t-on ? En réalité, tout se ramène à une question : le rapport de force avec l’ennemi. Nous partageons, parfois heure par heure, nos vues sur le déroulement des événements, sur les mouvements de l’ennemi (on devrait dire : son fondé de pouvoir), ses petites manœuvres, les pièges qu’il tend, la propagande qu’il fait, toutes les manières dont il dépolitise l’événement, les échos des situations du passé, etc. Déjà, dans le refus de toute négociation, un nous stratégique est en germe.

Il y a stratégie dès qu’on pose la question de comment faire basculer le rapport de force dans notre sens, et qu’on se la pose dans des termes qui ne sont pas ceux de l’ennemi. La discussion porte alors naturellement sur la manière dont celui-ci fait obstacle à l’accroissement de l’insurrection, et la manière la plus puissante de venir l’attaquer. Si tout cela relève d’une simplification extrême, les questions qui sont alors mises en jeu – à savoir l’ennemi, nous, et le pourquoi du combat – sont en même temps les plus profondes, les plus complexes politiquement. On ne va pas les démêler d’un coup, en lançant hors de propos une bataille idéologique vouée à l’échec quand ce sont encore des étrangers qui discutent, mais la décision est justement ce qui en permet l’approche la plus puissante ici et maintenant. Loin d’être une solution de facilité, cette simplification est un geste fort par quoi on se dégage d’une foule de problématiques parasitaires, et déjà certains grincent des dents, voire refusent qu’on aille si vite en besogne : ils veulent finasser.

Ainsi, dans l’insurrection, la question stratégique apparaît comme la conjonction paradoxale d’une grande simplicité (ce qui est sur la table, ce dont on parle) et d’une grande profondeur politique (il y a donc un ennemi, un nous, un pourquoi ?). Les bouleversements existentiels qu’on connaît s’originent peut-être dans la rencontre de ce paradoxe. Lui être fidèle fait brusquement apparaître ce en quoi la dimension politique est presque toujours mal posée, et la situation problématisée dans les termes de l’ennemi. On comprend du même coup que pour maintenir l’exigence, simple et profonde, du discours stratégique, il faut certes le démarquer de la palabre, mais surtout faire taire le règne de la fausse parole : la démocratie. On doit entendre des positionnements, et non le concert habituel d’opinions, où au fond la question est déjà réglée, l’insurrection déjà pliée.

La démocratie est l’institution par quoi les tentatives de débordement se retrouvent traduites dans les termes du gouvernement. Qu’elle soit menacée aujourd’hui par d’autres régimes de décision ne doit pas nous inciter à plus de conciliation, d’autant moins que, dans sa décadence même, l’hégémonie qu’elle est se coule tranquillement dans des formes totalitaires. Non seulement il ne faut pas compter sur nous pour se raccrocher à quelque chose sous le prétexte qu’il y aurait pire (le moindre mal reste le mal), mais on parle bien ici du mouvement par quoi le pire devient chaque jour le plus sûr. La question démocratique est une plaie. Il n’est plus temps de démontrer les aberrations à quoi conduit ce rapport à la décision, telles que ces actions votées à 500 et où personne ne se pointe. Dans chaque lutte, la démocratie monopolise l’accès à la décision. Elle déploie tout l’arsenal de la dépolitisation sur ce terrain-là : votes en assemblée, revendications, opérations visant à déjouer un rapport de pouvoir par l’imposition d’un autre rapport de pouvoir (charte de bonne conduite, protocole, interdictions stupides…). La démocratie et sa méthodologie pourrie, les nuées de procédures qui recouvrent la priorité, dissipent le vrai problème, l’ennui qui s’abat à la première phrase de l’intervention, un je-ne-sais-quoi dans le ton qui nous met tous un pied dans la tombe. Or ce n’est ni en dogmatique ni en aristocrate qu’on s’oppose à la démocratie. Si on prend part à la discussion stratégique, ce n’est pas parce qu’on sait exactement où la priorité se situe, mais justement parce qu’on n’est jamais sûr avant d’avoir décidé ensemble. On n’a pas de remède miracle, mais on est absolument convaincu que la discussion doit garder la priorité en ligne de mire. Quand cela devient une disposition partagée, on peut parler des heures et des heures, on sait qu’on n’est pas en train de perdre son temps.

Nous insurgé

La puissance du geste de décision réside au fond dans sa capacité à venir découper dans la situation générale un nous insurgé. Il s’agit donc d’avoir l’usage de ce nous, de rendre possible une camaraderie de lutte à la hauteur de l’événement, de se poser les bonnes questions.

Or si le nous se contente de lui-même et se replie, il bloque son devenir. Voyant cela, le réflexe habituel est de courir aux masses, de se fondre dans une définition plus souple, moins dérangeante, moins engageante. En d’autres termes, de relativiser l’engagement plutôt que d’aspirer à plus grand. On regarde les choses autrement. D’abord, l’épreuve de la décision place sans cesse les insurgés devant la question : que voulons-nous ? À mesure que d’obstacle en obstacle une volonté collective s’affirme, prend du relief, on se découvre des contradictions. Ce qui peut apparaître comme une crise interne signale plutôt un seuil à franchir : la question du nous ne peut plus être éludée. Donc, il faut s’entendre sur ce qui importe le plus, sous peine de paralysie, d’implosion, d’inconsistance générale ou de prise de pouvoir d’un Parti. Il faut porter ensemble quelque chose de fort, et pouvoir le porter à la face du monde. À un moment, les insurgés doivent comprendre qu’ils font ensemble l’expérience de quelque chose de plus grand que leur nous objectif (une somme de personnes), sans pour autant le traduire en idéal universel. Il ne s’agit plus seulement de savoir qui prend part à l’insurrection, mais à quoi l’insurrection prend part.

D’abord, « Continuons le début », pourrait-on dire. Cette intuition oriente bien la question, mais demande à être interprétée. Le début, c’est quoi ? L’événement, ce qui se passe et que son envergure permet d’appeler insurrection. D’une certaine manière, même si le geste qui le sous-tend est très puissant, on ne dit pas grand-chose en disant « nous insurgés », on se contente d’attester une participation à l’insurrection, dont la définition est naturellement à géométrie variable, puisque la situation évolue de jour en jour, quand ce n’est pas d’heure en heure. Pour nous, si la réunion des ingrédients qu’on a égrainés donne du contenu à l’idée d’insurrection, sa définition même est nécessairement lapidaire et formelle (« destitution du présent », ou « usage révolutionnaire de l’événement »). Si l’événement suppose ces ingrédients, ceux-ci n’en sont jamais la cause suffisante. En réalité, l’insurrection doit, pour se trouver, se découvrir une aspiration plus haute qu’elle-même. Ainsi, tout conduit à la conclusion, simple sur le papier, mais toujours audacieuse en réalité, que le nous insurgé est un nous révolutionnaire. Évidemment, il ne suffit pas que les insurgés se proclament révolutionnaires, et rien n’est plus affaiblissant que le moment où le mot de révolution est vociféré dans le vide, en l’absence de tout commun déterminé. Le critère n’a rien d’idéologique. C’est justement l’interprétation que l’on donne du slogan « Continuons le début ». Le nous insurgé libère son potentiel révolutionnaire quand il comprend et qu’il assume que rien ne l’arrêtera.

Comment dire cela, face à l’écrasement répété de toute tentative de ce genre ? En réalité, le nous révolutionnaire ne s’arrête pas à la défaite. Il suffit d’envisager l’inverse pour le comprendre : que dire d’un nous insurgé qui, la défaite survenant, disparaît purement et simplement ? On y verra justement la preuve qu’il n’était pas révolutionnaire (on dira cyniquement : voilà, chacun est rentré à la maison). On touche là à un point central de la doctrine révolutionnaire. Si l’on confond absolument séquence temporelle (avec un début, un milieu et une fin) et nous insurrectionnels, alors on fait exactement le contraire de ce qu’on a dit : on fétichise l’événement, on y enfourne la possibilité révolutionnaire comme si elle allait y tenir en entier. Dans cette perspective, la défaite survenant, rien ne semble s’opposer au devenir normal des participants, qui ne sont déjà plus que les anciens, les vétérans. Cette manière de penser ouvre seulement à la trahison et finit par l’obtenir. Le danger est aussi que, quand toute la politique semble se résumer à l’événement (sa chronique, sa dramaturgie), la réalité de la défaite paraît d’autant plus impossible à admettre, suscite d’autant plus le déni, qu’elle prend alors un tour définitif. En réalité, savoir se retirer, et même savoir mettre un point final est un geste puissant quand vient le moment où tout ce qu’il reste de la possibilité « victorieuse » est de pouvoir dire qu’on aura continué « jusqu’au bout » (à se faire victimiser) ou la perspective de gratter des garanties et des lots de consolation pour avoir le sentiment « de ne pas tout perdre » – et on ne parle même pas d’une entrée en négociation. Si on se départit au contraire de cette façon de penser, on peut envisager la possibilité (qui se vérifie ou non) qu’un nous survive à une grande année. Par exemple, 1917 est la preuve qu’un nous révolutionnaire a survécu à 1905. On peut appliquer le même genre de raisonnement à l’année 68. Là où en Italie, 68 continue, prépare 77, en France, 68 donne la période post-68.

Pourquoi tant de défaites ? Parce qu’il n’y a qu’une victoire, le moment où le nous révolutionnaire a l’envergure du présent même. Le reste du temps, les insurrections finissent dans le mur historique, tandis que le nous de révolution, ce vieux passe-murailles, poursuit son chemin. Avec ou sans vous il continue son travail de sape. Quand il se découvre révolutionnaire, le nous insurgé assume son caractère inarrêtable, infini, et c’est fort de cela qu’il aborde les obstacles et la défaite. Cela ne signifie pas qu’il croit l’insurrection invincible, mais cela indique un usage possible des blessures de notre camp, découvrant une idée de la détermination politique qui n’a rien de commun avec celle des progressistes. Ainsi, on refuse là encore de donner une définition objective, qui rassurerait tout le monde, du nous révolutionnaire. Précisément, aucun habit objectif ne lui ira, il les fera tous craquer, et c’est seulement en les rejetant un à un qu’il avance ! Moralité, il faut rejeter le nous médiatique. Il faut rejeter le nous victime de la politique d’État (si les Black Panthers ou les Communards se réduisaient à des victimes, ils n’auraient pas continué à hanter les révolutionnaires des générations suivantes). Il faut rejeter le nous territorial, et le triste cadre du communalisme. Sans relâche il faut politiser notre nom, ou bien l’ennemi nous donnera le baptême réservé aux morts.

C’est en s’affirmant de la sorte que les insurgés se séparent des progressistes. (Le plus souvent, ces derniers rats ont tôt fait de quitter le navire, et se dissociant ils ouvrent la voie à la répression.) Le progressiste est celui qui se satisfera de tel ou tel nous objectif. On nous rétorquera : « Mais pourquoi marquer cette différence ? S’insurger suffit amplement. » Ce qui pourrait ressembler à un élan généreux est en même temps ce qui referme, ce qui réduit le nous insurgé. Tout prétexte sera bon pour ne pas engager un devenir révolutionnaire. La pente conservatrice n’attend jamais la fin pour s’exprimer, la défaite nous travaille dès le premier jour.

L’usage du nous ne se borne pas à tracer la ligne de démarcation d’avec le réformisme, mais engage les contradictions politiques internes. Le camp révolutionnaire n’est pas un verre d’eau pour comprimés effervescents, où on laisse les partis se dissoudre gentiment. On devrait les abandonner au profit de quoi ? La Ixième République ? Le meilleur des mondes communalistes ? Dans les situations d’exception, les partis distincts continuent au contraire à résister à l’amalgame. Quand ils ne le font plus, deux hypothèses. Soit le parti en question n’avait pas la consistance d’une position propre, mais seulement celle d’une tendance ou nuance d’une autre position ; dans ce cas on ne peut que se réjouir. Soit le parti a flanché, il s’est soumis, il a cédé sur le plus important et s’est fait annexer ; ce qui est inacceptable. Il faut donc abandonner toute représentation fusionniste, entre partis et camp. Certains diront, lâches et bien intentionnés : « Mais à vous entendre, le Parti se maintient lors du dépassement historique et se transforme donc fatalement en force de capture. Il faut le destituer ! » Mais la destitution du Parti signifie pour nous l’empêcher de devenir une institution (et ainsi d’échouer), et non l’abandonner en rase campagne. Si par Parti on entend cette réalité qui n’attend que l’occasion pour qu’on la sacrifie, alors on s’est plutôt donné une institution de plus et de trop, ou on l’a confondu avec une bande de potes, avec une « période de notre vie ». Si le Parti vaut, il vaut tout au long de son histoire, et s’il est une histoire, c’est toujours celle de sa destitution. Il n’est pas une pauvre coquille vide, un simple instrument froid, une arme jetable après contrat. C’est une aventure collective faite de liens indéfectibles, un monde – ou rien.

Mot d’ordre

Il y a deux façons, mutuellement hostiles de nommer :
l’une pour conjurer, l’autre pour assumer.
 [39]

La décision la plus forte des insurgés devient un mot d’ordre révolutionnaire. On ne va pas dire lequel, mais on va dire comment. C’est à partir d’un mot d’ordre puissant que peut s’agréger un refus. La somme de tous les refus ne fait jamais événement sans une certaine projection dans quelque chose de commun, sans une capacité à formuler ce qui dépasse la particularité d’une situation de lutte.

On dira qu’on ne peut pas s’en tenir à un slogan, nom même de la parole galvaudée, morte sitôt proférée. Il est vrai que depuis le temps on a appris à entendre derrière le mot d’ordre la chose à vendre, et qu’au bout de l’expérience libérale du langage, il y a une dévaluation de tout langage [40], il y a le nihilisme. Parce que le combat révolutionnaire retrouve l’usage des mots et parmi eux les plus solides (concepts), tout ce qui, en politique, participe à la reproduction d’un rapport inconsistant au langage doit être tenu pour contre-révolutionnaire. Si l’expression de « mot d’ordre » sonne autoritaire, on ne va pas pour autant renoncer à la force des mots, grands organisateurs du désordre.

Concevoir un mot d’ordre pour l’insurrection, c’est imaginer un cri qui n’a rien à vendre ou à acheter. C’est un mot dont le caractère offensif commence sitôt qu’on le comprend. Sa charge d’affirmation réside dans l’effet qui est le sien, celui de nous mettre en action, elle peut ne pas être explicite. Le mot d’ordre n’est pas réducteur, mais il a tendance, comme toute représentation, à dire la partie pour le tout, et c’est quand on l’oublie que la réduction opère. Toute représentation rend présente une absence. C’est la manière de le faire qu’il faut interroger, et on retrouve ici nos deux ennemis héréditaires. L’un nomme ce qui manque pour le conjurer, pour vendre du rêve. L’autre nomme ce qui manque pour le relever, le soulever et l’assumer. Derrière la confusion politique apparente, il y a souvent une réalité toute simple : la parole progressiste a pour but de conjurer ce que le révolutionnaire veut assumer et déchaîner. Alors, comment crier quoi que ce soit sans travailler pour l’ennemi ? Bien sûr, il y a les mots que l’on choisit, mais les plus importants seront souvent, en eux-mêmes, un champ de bataille politique. C’est la manière de mettre en jeu ce qui est hors champ, en mort sociale, qui va être décisif. Quand on vend du rêve, qu’est-ce qu’on fait ? On donne un rendement social à une représentation. Cela peut aussi prendre une forme plus matérialiste, où le rêve est ce qu’on offre par ses propositions concrètes, son programme (biens, services, mais aussi lois, grands chantiers). D’une manière ou d’une autre, le progressisme procède toujours à un écrasement de la représentation sur le déjà-là.

Le propos du révolutionnaire, c’est de tirer du néant social, et d’habiter, le possible que la société produit comme impossible [41]. Son slogan ne mobilise ni un rêve ni un bien matériel, mais une vérité qui trouve son chemin dans le réel. Il dit : ce qui est à vivre, à faire et à pratiquer, c’est le socialement-impossible (quel que soit le cadre de gouvernement envisagé, même un auto-gouvernement). Mais si c’est tel est le cas, alors ce qui est à vivre résiste à toute réalisation [42]. On le rend présent, mais ce n’est pas parce qu’on le rend présent qu’on l’épuise. Un slogan révolutionnaire est donc incompatible avec tout programme et toute revendication. Dans la logique de la revendication, non seulement on considère l’ennemi comme quelqu’un à qui on peut parler, on nie la guerre, mais la revendication prend fin au moment où elle est satisfaite. On se demande même comment on arrive encore à faire passer pour de l’action politique une demande de rétribution, de reconnaissance. On nous dira : il reste quelque chose de la revendication après son obtention, elle continue d’agir, sous la forme du nouveau droit accordé. Effectivement il y a là une force, mais c’est un pouvoir.

Pour faire un mot d’ordre révolutionnaire, on pourrait mettre en jeu le plus absent (« révolution », le nom du futur), ou le plus lointain (« décivilisation », le nom de la victoire). Problème : répéter à tue-tête le nom de la victoire rend seulement visible la défaite permanente. Le concept de victoire, ainsi dévalué, devient vite l’alibi de l’accoutumance à la défaite. On pourrait aussi mettre en jeu la négation la plus forte. Si la négation maximale a l’avantage de ne pas trahir son revers d’affirmation, elle peut cependant l’engloutir et on doit en être conscient.

En réalité, c’est depuis ce qui manque à cette époque que s’oriente le combat révolutionnaire. Ce qui manque, ce n’est pas une politique contre un certain registre de l’enfermement (par exemple, contre le racisme), ce qui manque c’est une politique qui n’est pas elle-même un registre d’enfermement. Ce qui manque, ce n’est pas une politique qui veut dégager du pouvoir une personne ou certaines institutions, mais une politique qui veut dégager le pouvoir politique. Le souffle révolutionnaire du dégagisme provenait sans doute de la possibilité d’y entendre une sorte de politesse de l’anarchie, mais c’est aussi la grande arnaque du « Que se vayan todos », où notre volonté de les virer leur crie en même temps de revenir sur la scène, comme dans un théâtre pour enfants.

Sur le choix des mots, la seule chose qu’on peut dire, c’est qu’il doit savoir pratiquer un décrochage radical du contexte initial de l’insurrection, sans quoi l’impératif d’intelligibilité n’est plus que l’excuse de la lâcheté politique, et servira comme toujours de moteur à l’opportunisme. Comme il est ridicule de prétendre contrôler la réception d’un mot d’ordre, la propagande doit savoir ajuster le tir. Tels mots prudents politiquement peuvent être le signal de la colère décisive (on va y entendre tout le reste, par exemple, dans « Ne travaillez jamais » on entendra « Ne produisez jamais ») ; tels mots outranciers peuvent servir de couverture à une révolte de façade.

Destitution ordinaire

L’insurrection s’étend, s’installe. Elle dure, devient inarrêtable. À mesure qu’elle avance, elle s’ouvre à de nouvelles questions, et c’est quand on refuse de les affronter, les déclarant périphériques ou hors sujet, qu’on enraye le mouvement de politisation, qu’on devient fossoyeur de l’événement révolutionnaire. Naturellement, fossoyeur, on peut l’être d’avance, en avançant un programme révolutionnaire, ou en s’adonnant à l’anticipation politique. Ce qu’on a mis sur pied jusque là est très différent : c’est au contraire une méthode de politisation infinie de l’insurrection, où l’on se demande quelle est la bonne manière de se poser les questions. Car il ne faut pas se faire d’illusions : tout ce que la pensée révolutionnaire aura laissé dans l’angle mort sera investi par les ingénieurs de la politique. S’il faut pousser la pensée au plus loin, ce n’est ni pour modéliser, ni pour prophétiser, mais pour pouvoir le moment venu être à même de détruire les solutions des spécialistes de l’Après. Rien d’unilatéral ici : on peut tuer l’événement en recourant à des manières de le faire durer, ou en lui interdisant d’avance la possibilité de durer. Tout cela suppose dès maintenant de dissoudre la question de l’Après, qui revient au fond à l’approche réformiste de la vie quotidienne.

Au nous insurgé que le combat invente, qui se sépare des réformistes, qui fait l’épreuve de ses différends, il reste une grande étape politique. Comment continuer à s’assumer comme politique, sans s’instituer en une nouvelle classe politique, et sans produire l’extérieur comme le peuple ? L’insurrection est un moment de positionnement ultra tranché : on doit en faire l’expérience et non s’en tenir à des représentations hâtives dans un sens ou dans l’autre. Il s’agit ni de faire de l’hésitant un ennemi d’office, ni d’écraser la situation sous des louanges fraternelles, il faut continuer à provoquer la politisation. Cela consiste à mettre en pratique notre mot d’ordre, à propager inlassablement la destitution. L’extension, la diffusion et la vigueur de l’insurrection se mesurent à l’extension, la diffusion et la vigueur du mouvement de destitution. À celle-ci, on ne peut refuser l’accès à aucune question, elle a donc vocation à se généraliser, à venir tout bouleverser sur son passage. Plus elle se généralise, plus elle devient ordinaire.

Car la destitution est le nom du chantier de démolition de la norme, ni plus ni moins. Elle est le processus de destruction des secteurs économiques et sociaux au moyen desquels on se rapporte ordinairement non seulement à la politique, mais à la vie. On l’a dit, elle opère par ressaisie des questions, or qu’est-ce que cela signifie dans le concret insurrectionnel, « sachant que personne ne vit dans des questions » ? Observation superficielle : en réalité, tout le monde vit dans des questions, et celles-ci jouent même comme motifs d’emprisonnement aussi longtemps qu’on ne se les pose pas sinon sous la pire formulation possible. L’insurrection est justement le moment où les choix transparaissent. N’étant pas progressiste, on ne croit pas que « les gens » changent en dehors des moments de fortes secousses. Par conséquent, oui, l’insurrection est le bon moment pour poser les questions. On ne sera jamais du côté du « Plus tard, camarade ! ». C’est l’occasion ou jamais pour les insurgés de mettre la destitution à l’ordre du jour, et ainsi de commencer à se faire une idée de ce qu’il en est du dehors. Car plus la politisation gagne du terrain, plus l’extérieur cesse de ressembler à un grand dehors compact. Il n’y a pas la population, il y a les pro et les anti insurrection, mais cette ligne de front n’apparaît que dans la mesure où chacun commence à rencontrer ici ou là les problématiques avancées, et à pencher dans un sens ou dans l’autre, avec des degrés divers dans l’engagement et la conviction.

L’insurrection s’appuie et se construit sur une destitution systématique de la vie quotidienne. Celle-ci est l’institution générale de la dépolitisation, une synthèse aussi banale qu’efficace du bloc paix-économie-passé-identité-confusion. La vie quotidienne, c’est l’Histoire à la petite semaine. Mais destituer la vie ordinaire, c’est la détruire comme institution et non comme question. Il serait naïf et stupide de concevoir cela comme une abolition pure et simple, car cela reviendrait à parier sur une dissolution de l’éthique. Or, on a assez démontré en quoi une instauration totalisante de la politique en serait la perte même. Puissance éthique et puissance politique sont au fond constitutives l’une de l’autre, mais dans le sens d’une irréductibilité réciproque. L’une a besoin que l’autre lui résiste.

Ainsi, à mesure qu’on détruit la vie quotidienne comme ce bloc apolitique garant de la politique dominante, il en émerge une idée toute autre : l’éthique rendue à sa puissance. Destituer la vie quotidienne est la politique même, l’insurrection même, mais c’est en même temps arracher la puissance éthique au régime paix-économie-passé-identité-confusion. Le partisan révolutionnaire a une vie ordinaire, comme tout le monde mais en sens contraire : il la destitue. Son ennemi est monsieur Tout-le-monde, ou plutôt son règne. En vérité, si l’on se contente de nier absolument la vie ordinaire, on laissera intact le règne de monsieur Tout-le-monde. Jour après jour on vérifiera qu’il est toujours moins politique, tout comme ce constat même, et les vaches seront bien gardées. Il faut donc s’y prendre autrement. Il ne suffit pas de bouleverser sa vie ordinaire, on doit penser le bouleversement de toute vie ordinaire, ce qui est un tout autre problème.

Quelle est la définition décivilisée de la vie de tous les jours ? L’ensemble des usages de puissance faible ou moyenne, qui cependant résistent à leur écrasement normal. Aujourd’hui même, cela correspond à n’importe quel petit temps arraché à la norme productive, à l’impératif de rendement, de performance, d’optimisation, de démonstration sociale. Si un usage est petit et quotidien, rien d’objectif ni de définitif à cela, c’est seulement parce qu’il est très diffus. La vie quotidienne n’est pas nécessairement l’intensité faible, elle est simplement constituée d’usages qui sont le propre de tous les jours, et le propre de tous les humains. Tout humain a des penchants singuliers, qui en cela restent ordinaires. Chacun peut même avoir des usages de prédilection : quelque chose, un truc, qui n’est pas forcément bien formulable, qui de toute façon n’est surtout pas identifiable à l’activité productive prétendument correspondante, quelque chose dans quoi on est bon, parfois touché par la grâce, et qui peut s’élever – pourquoi pas – jusqu’au sublime. Mais même dans ce cas-là, l’usage restera dans les limites de la vie ordinaire : parce que c’est le propre de tout humain d’avoir un usage de cette sorte, même si la norme en vigueur a longtemps consisté à l’étouffer. Un premier dépassement survient au moment où cela accède à une dimension collective : on met en jeu un nous singulier, ou on commence à avoir un impact au-delà de l’usage d’origine, tout en demeurant irrécupérables. Or justement, cette condition sine qua non engage un rapport de force politique.

En vérité, l’insurrection n’arrive pas comme un événement messianique, où chaque aspect de l’existence prend un tour miraculeusement politique. Elle arrive plutôt comme une généralisation de la possibilité de la politisation. Le moment est venu d’y amener tout ce qu’on pourra. Par ce geste, telle chose va pouvoir trouver une certaine place dans le présent révolutionnaire, occuper un certain poste dans le combat, mais cela implique précisément de dire comment, dans quelle mesure, et selon quelles limites et conditions. L’insurrection a un dehors, elle n’est pas le monde, et ce dehors n’est surtout pas monolithique. À côté du bloc ennemi, il y a toutes les questions qui restent à explorer, et qui sont autant de complicités possibles. Il faut envisager cet inexploré non sous l’angle de la conquête guerrière, mais sous l’angle de l’indétermination. En rencontrant une question, on est à égalité avec tous ceux qui se la posent. On a en commun les mêmes difficultés, qui ne se résoudront pas en décrétant que les choses qui nous résistent sont contre-révolutionnaires.

En fait, l’insurrection ne consiste pas à humilier la vie quotidienne mais à la relever, à en faire lever la puissance propre dans le partage même du geste de destitution. La destitution est l’usage politique commun aux insurgés de toute sorte. Quelle que soit la manière dont mutuellement on se regarde de travers, on est ici à égalité. Nul « bien commun », mais plutôt un mal commun, formulé en problème politique. En partage, non pas l’ensemble des secteurs dont on n’a ni la responsabilité ni l’héritage, mais une seule et même grande question, et sa diffraction, sa réappropriation. On peut envisager cette question comme un pont, toujours abordable depuis les deux rives éthiques et politiques, même si chacun aura sa rive de prédilection. Cette prédilection différente, on n’a pas du tout l’intention de l’essentialiser en deux catégories étanches (« les politiques et les autres »). Cependant, si n’importe qui peut vouer son existence à la politique, tout le monde ne le fera pas. On ne peut pas universaliser cette vocation. On ne peut donc en finir avec cette différence-là, même si on refusera toujours d’en faire une fatalité. L’insurrection ne peut pas l’abolir par décret, elle doit simplement l’affronter, la penser pour en libérer une pratique révolutionnaire. L’effacer dans une unité flasque, ou la laisser croître comme un sentiment de supériorité, ou encore chercher à la compenser de manière forcée : telle est la pratique sociale de la différence, avec quoi il faut rompre [43].

Comment arrive-t-on à la destitution ? Depuis le bord éthique, à chaque fois que, dans tel ou tel domaine du quotidien, voulant aller au bout, enhardi par l’effondrement du pouvoir central, on entre en contradiction avec l’institution. Qu’il s’agisse de sortir une activité de l’économie, d’ensauvager un endroit, d’attaquer des accapareurs, de détruire un monopole, d’élargir le périmètre déjà soustrait à l’argent. Ceux qui arrivent depuis le bord politique doivent renforcer cela, par l’attaque concrète des remparts de l’ennemi et dans le même geste en contribuant simplement à démêler la question, ce qui suppose de tenir un langage pas forcément agréable. Car il s’agira de battre en brèche l’illusion revenant à croire que la révolution se trouve au bout de telle menée singulière. Si en se politisant elle peut s’émanciper de l’emprise institutionnelle, elle ne constituera jamais un levier pour une libération de toute emprise institutionnelle, car c’est seulement l’affaire de la politique, elle-même affaire de position, et qu’on le veuille ou non, de pensée générale. Ainsi, le geste destituant se perd s’il se transforme en pur éloge de telle ou telle résistance à la production, sans faire apparaître son impasse propre. Une politisation qui ne s’effectuerait que sur la base de telle ou telle pratique, même mise en réseau avec d’autres du même ordre, n’aboutira qu’à un retour de l’économie, et c’est très exactement ce qui se passe dans l’alternativisme. Mais ceux qui viennent du bord politique ne font pas que donner, ils reçoivent. Ils peuvent au gré des rencontres glaner des savoir-faire utiles à la construction partisane. Plus profondément, c’est l’idée même de destitution qu’ils voient grandir, prendre de l’épaisseur à mesure qu’elle souffle sur de nouveaux continents de la pratique. C’est la stratégie révolutionnaire qui s’ajoute à chaque fois un angle.

Car la pensée générale, qui fait la force de la politique, fait aussi sa faiblesse, et c’est à cet endroit précis qu’elle dépend le plus puissamment de la vie quotidienne. Du même coup, on localise enfin la possibilité d’une dépendance irréductible à toute forme de pouvoir et négatrice de l’intérêt : Parce que la vie quotidienne appelle la politique, parce que la politique appelle la vie quotidienne, pas pour les mêmes raisons, pas de la même manière. Ni dans l’interdépendance, ni dans l’indépendance, mais dans une dépendance réciproque et asymétrique : voilà comment ceux que les événements rapprochent mais qui n’ont ni la même vie ni la même position peuvent toujours casser la chaîne infernale de l’intérêt et de la soumission.

Conclusion

La question du Parti est chargée, elle déborde. Non pas que son passif soit trop grand, comme le croient ses détracteurs, mais parce que, une fois qu’on a tout démonté pour tout remonter autrement, le Parti ressort comme un mot neuf et débordant. Si on ouvre le paquet et qu’on met à plat tout ce que la question soulève, on a un certain nombre d’éléments majeurs que ce texte met sur la table. L’ennemi (civilisation) : sa méthode de capture des questions (hégémonie), sa méthode de capture du sujet (production). La question révolutionnaire : le pourquoi (l’ordre en place tue tout ce qui importe), la devise (négation de la dette), l’ouverture des questions (destitution), le principe d’organisation (l’usage, logique du communisme), sa définition même de la politique (ses cinq sens), l’organisation d’une position (le Parti et ses usages), la construction de la victoire (l’insurrection et ses usages).

Dans la vision qu’on déploie et propose depuis le début, le nous révolutionnaire s’appuie sur quatre forces : éthique, politique, parti, insurrection. Autant de seuils franchis ou à franchir.
Sans l’éthique manque l’impulsion minimale : la haine de l’institution, qui soulève un autre principe d’organisation, sans quoi aucun bouleversement révolutionnaire n’est possible puisque cela condamnerait à reproduire la même merde.
Sans la politique, tous les usages du monde demeurent impuissants. Passée par la destitution, la politique en ressort toute armée – conflit, priorité, futur, position, discernement – comme Minerve de la cuisse de Jupiter.
Sans un parti, on n’a pas l’usage de la politique.
Sans l’insurrection, le nous révolutionnaire s’annule dans la méthode progressiste. Toutefois, on ne validera pas le critère positiviste : « N’est révolutionnaire que celui qui fait la révolution ». L’insurrection est un seuil fatidique, un moment de vérité, mais on ne doit pas tomber dans l’humiliation facile des trois seuils précédents, sous peine de produire les futurs anciens combattants. Notre idéal de l’insurrection est au contraire de continuer tout du long non seulement à les entendre mais à les mettre en jeu.
Dans le nous révolutionnaire, il y a donc trois éléments fixes et un élément libre (le Parti). Pour que cet élément libre ne corresponde pas à n’importe quoi, il faut s’entendre sur les autres – ce qu’on croit immédiatement possible.
On s’entend sur ce qu’on refuse. Avec un peu de conséquence, on s’accorde aussi sur la plus petite unité d’organisation, l’usage, qui correspond à une nouvelle approche de la question usée des moyens.
On s’entend sur une autre manière de faire de la politique.
Les situations exceptionnelles, au premier rang desquelles l’insurrection, sont autant d’occasions de nous retrouver.

Le 21.12.21

Préface ontologique

Le presque rien qui change tout

Rien de ce qui importe n’est nécessaire, mais il est toujours nécessaire que quelque chose importe.

Telle est la maxime de la puissance. Ce critère permet de rejeter, d’un même geste, l’homme de pouvoir et le nihiliste. On ne peut pas changer d’époque sans déjouer certaines pensées fondamentales.

Le nihiliste dit qu’à la base il n’y a rien. Pourquoi dit-il cela ? Parce que tout ce qui importe, en effet, on le rend important. Rien de ce qui importe n’est nécessaire. Mais ce n’est encore que la moitié de la vérité. Or, le nihiliste s’en tient toujours là, et conclut que la base est vide. En réalité, à la base il n’y a pas rien, il y a au moins un principe, il y a la nécessité que quelque chose importe. C’est l’autre moitié de la vérité. À la base, il y a donc cette grande règle du jeu. Pas une chose dans l’univers n’y échappe. Tout ce qui est découpe de la puissance. (Chaque fois qu’on ramène cela à un déterminisme, on sacrifie le singulier.)

À la base il n’y a pas rien, mais presque rien. Presque rien, ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas non plus quelque chose ! Voilà qui est beaucoup trop pour un esprit positiviste. Ni rien ni quelque chose, cela a pourtant un nom : n’importe quoi. Toute l’existence consiste à savoir ce que l’on sort du n’importe quoi, de l’indistinction, pour en faire quelque chose. Ni un vide, ni un plein : l’ouverture. Voici la base. Et ce n’est pas l’ouverture-des-possibles, ce n’est pas le marché.

Quand on dit « À la base il n’y a rien », rien est la base. L’homme de pouvoir croit savoir qu’à la base il y a telle chose (Dieu, la Raison, le besoin…), par quoi il fonde son pouvoir. Le nihiliste croit savoir qu’à la base il y a cette chose qu’il appelle « rien ». Les deux reculent et tremblent devant le choix, et pour cette raison même, ils s’empressent de l’imposer. Tout ce qui est imposé par la base, ce qui est fondé universellement, même le refus le plus grand, vient se substituer à la décision. Et pourquoi imposer un choix – sinon par peur du vide ? Et pourquoi embrasser le vide – sinon par peur de la décision ? L’homme de pouvoir et le nihiliste partagent les mêmes peurs.

En réalité, le nihilisme a toujours été l’envers du pouvoir. Ceux qui sont aux commandes savent la vanité, l’arbitraire et l’illusion dont ils vivent. Le pouvoir impose des normes, institue des choses nécessaires, et toutes les hégémonies finissent par tomber, démontrant que ce qui se présentait comme naturel reposait sur une décision. Devant l’amoncellement des hégémonies détruites, on peut toujours dire : « Voilà, en vérité, il n’y a rien ». Mais c’est le soupir des gouvernants que l’on pousse alors. La seule chose que cela prouve, c’est qu’on a encore rien compris ni à la décision, ni à la puissance. Tout est à refaire, et tant mieux.

Nous disons : comme n’importe quoi est la seule base, il y a le choix ! Et comme tout ce qui existe découpe de la puissance, il faut choisir ! Choisir signifie : rendre puissant quelque chose. Cela ne revient ni à la rendre nécessaire (contre toute hégémonie), ni à rendre puissant n’importe quoi (contre tout relativisme).

La seule base universelle est de devoir rendre puissant quelque chose, sachant que si elle se substitue à la base, elle la détruit. Nous combattons au nom de cette règle. Nous combattons en exposant la force de certaines réalités, certaines distinctions, sans jamais leur donner une fondation universelle. La première de toutes est la distinction entre pouvoir et puissance. Le pouvoir est le contraire de la puissance. C’est cette vérité que le XXIe siècle doit regarder, éprouver, approfondir. Elle contient le secret du changement.

Notes

[1Le Guépard, Luchino Visconti, 1963.

[2Et qu’on doit traduire la Volonté de Puissance par « The Will to Power ».

[3D’une manière générale, on semble toujours plus prompt à renoncer à une question plutôt qu’à un savoir-faire.

[4Cf. Yegg, Jack Black, 1926.

[5Sex Pistols, « Anarchy in the UK ».

[6Pour autant, on ne parle pas d’un commencement unique.

[7Baudelaire.

[8Quand l’idée de l’ennemi est encore une idée de l’ennemi...

[9Carl Schmitt.

[10On trouve ensuite, naturellement, une infinité de nuances au noir et au blanc, mais cela ne change rien au fond du problème.

[11En réalité, dans l’accord il y a toujours écart, un certain renforcement ou une certaine mise en crise.

[12Toute la portée offensive de l’anticapitalisme, depuis cinquante ans, est de servir à la recomposition d’une certaine Droite qui n’en finit pas de redécouvrir le fameux fond rouge du drapeau nazi.

[13La misanthropie, c’était mieux avant, du temps où Cioran disait : « Tout être qui se laisse applaudir est une ordure. »

[14Et la guerre est à peine commencée

[15Qu’on nous dise « Ne reste pas tout seul » n’a aucun sens, on devrait nous dire : change un peu de nous.

[16Mais il ne s’agit pas de tomber dans le positivisme qui consisterait à envisager une subjectivité continue, sans trou ni interruption. On peut être dans rien, ou dans un interstice. Mais quand je suis dans rien, bien des choses ont l’usage de moi.

[17Sans patrie ni frontières, 1940.

[18« S’emporter contre un défaut de nature, c’est de la puérilité, sinon de la sottise. Les esprits fermes savent naviguer au travers de ces obstacles qu’il n’est donné à personne de supprimer et qu’il est possible à tous d’éviter ou de franchir ». Blanqui, Maintenant il faut des armes. Mais il parle ici en rationaliste.

[19Musset, La confession d’un enfant du siècle, 1836.

[20Et la guerre est à peine commencée...

[21Benjamin, Thèses sur l’Histoire.

[22Il fallait toujours deux concepts : le singulier commun, ou le commun singulier.

[23Il y a deux impostures fondamentales, deux manières d’objectiver le pourquoi et de le perdre : l’identifier à quelque chose ou l’identifier à rien.

[24« L’intelligence » ne peut servir de contre-argument, qui désigne en règle générale une certaine normativité de la pensée.

[25L’éthique partisane désigne quant à elle une pratique, celle de savoir se repérer à travers les différents registres de la puissance.

[26La première chose est de s’assurer que le désaccord est réel et non apparent, simple effet de différences de vocabulaire ou de situations locales exposant à des problématiques diamétralement opposées.

[27Ou bien on a le même horizon, mais on n’a pas la même manière d’y découper une position (sinon on serait d’accord). Ou bien, notre forme est la même, mais l’horizon est différent (idem).

[28Il faut en finir avec ce vieil idéal petit-bourgeois de l’autonomie locale, celui des villes franches et des républiques indépendantes, mais aussi – sur un mode parfois plus offensif à la zapatiste – celui des communes.

[29Exister puissamment, c’est découper de la puissance, la situer, la localiser. Mais le simple mot « local » semble impliquer une réduction immédiate : la réduction territoriale.

[30L’usage désigne le point d’émergence, entre les ingrédients, d’un nous, d’une subjectivité collective !

[31« À un ami », Comité invisible, 2007 (préface de Maintenant il faut des armes, Blanqui).

[32Manifeste du Parti communiste, 1847.

[33Yuri Slezkine, The House of Government, [La Maison éternelle], 2017.

[34Ce n’est pas le coup d’octobre qui, pris isolément, est immédiatement un geste de pouvoir, mais bien l’incapacité des bolcheviks à admettre d’autres positions révolutionnaires que la leur. Ainsi, dans la vision qu’on déploie, il existe un progressisme autoritaire. Et c’est en réalité ce qu’on a souvent pris pour la révolution. De ce point de vue-là, il est grand temps de désincarcérer la victoire du débat entre 1792 et 1793, donnant d’un côté l’idéal républicain, de l’autre la révolution autoritaire.

[35Ce qui se passe n’est jamais tout joli tout mignon, on ne peut pas en gommer les aspérités, il y a toujours un côté sale, un certain mauvais goût politique, quelque chose de répulsif dans la force qui surgit. Il s’agit ni de faire la fine bouche, ni de prendre parti pour le pire.

[36« La honte est un sentiment révolutionnaire, elle est une colère rentrée, et si tout un peuple avait honte, il serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir », Marx, Lettre à Ruge, 1843.

[37« Bah, on rentre dedans ! », Eric Drouet, 5 décembre 2018.

[38L’insurrection n’est pas une « île », mais au moins deux...

[39Tiqqun, Introduction à la guerre civile, 2001.

[40Pour s’en tenir à un seul exemple, l’expression fake news, là pour signaler une contrefaçon, est elle-même une contrefaçon.

[41En bonne logique, la puissance d’attraction du mot « impossible » est partout surexploitée.

[42La notion même de « réalisation » appartient à l’univers productif, celui de l’ingénieur et du politicien.

[43En réalité, le seul fait d’observer un mépris réciproque entre deux groupes est un premier antidote au mépris : si celui que j’ai tendance à prendre un peu de haut a lui aussi tendance à le faire, cela incite à mépriser le mépris même.