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Retour sur le mouvement des retraites

Ce mouvement des retraites a été surprenant de bien des manières et pourtant le constat d’échec demeure : les révolutionnaires sont restés muets. Comme pendant les GJ, l’ingéniosité des pratiques offensives, le dépassement des cadres légitimes de la lutte ne débouchent au final pas sur un renforcement de l’idée révolutionnaire. On sort pourtant de ce mouvement avec la certitude qu’on va revivre ça bientôt. On sait qu’il y a en France des débordements à venir, on sait qu’il ne se passera aucune contestation d’ampleur qui restera enfermée dans ce qui était attendue d’elle. Comment faire exister le camp révolutionnaire dans l’époque ?

S’organiser pour la prochaine date syndicale, toujours plus surenchérir, courir après la dernière des dernières sauvages. Et puis un jour, finir arrêté ou blessé, ne plus comprendre le sens de ce que l’on faisait, finir donc par lâcher et rentrer docilement dans le rang. Il n’est pas possible pour qui se pense révolutionnaire de tout faire reposer sur des histoires d’endurance ou de courage. Ce qu’il faut c’est renouer avec une pensée stratégique, une vision politique. On doit faire l’effort de clarifier à quoi l’on participe, comment on souhaite s’y rapporter, l’orienter, dire ce qu’on tend à faire advenir dans la situation.

Mettre fin à l’unanimisme syndical

Du 19 janvier au 16 mars, le mouvement est un récital de la stratégie syndicale de base : massification, soutien inconditionnel de l’opinion, légitimité indiscutable. A partir du 49-3, des gestes qui échappent totalement au contrôle d’une quelconque organisation se répandent partout en France. Pourtant, jusqu’à la fin du mouvement, les syndicats restent la seule force audible de la contestation.

Il est vrai que les syndicats ont finalement assez peu trahi pendant ce mouvement. Tant pis pour ceux qui n’attendaient que ça pour surfer sur l’indignation qu’aurait provoqué une mise à la table des négociations. Au contraire, les syndicats ont appelé à « mettre la France à l’arrêt », ce qui était plutôt audacieux, et n’a pas réussi à se concrétiser. La distinction entre le bon syndicaliste de base vs les méchantes centrales syndicales ne permet donc en aucun cas de comprendre ce qui s’est passé.

Le mouvement de masse n’a pas su franchir le cap de la mise à mal du quotidien, les appels à la grève n’ont pas suffit. Mettre un coup d’arrêt au cours normal des choses reste pourtant une question cruciale pour les insurgés. Les autonomes qui sont allés sur les blocages partageaient certainement ce constat, faire en sorte que les piquets de grève tiennent sur la durée, préparer méticuleusement la paralysie de toute une partie d’une ville. Cela participe clairement d’un climat insurrectionnel mais pourquoi alors s’aligner sur les mots d’ordre syndicaux ? Pourquoi se cacher derrière une revendication aussi réformiste que négocier quelques années de moins au travail ? Pourquoi ne pas plutôt assumer une visée révolutionnaire ? Il y a une radicalité qui agit au cœur du mouvement, elle en est même le carburant le plus important, mais elle reste muette. Elle a ses gestes mais elle n’a pas de paroles.

Rupture avec la gauche

Aujourd’hui, le manque de ligne dans le milieu autonome permet de concilier tout et son contraire, voter et participer à une émeute. Les autonomes qui abandonnent le terrain politique, qui ne veulent pas penser de stratégie, servent inévitablement de petite main à ceux qui en ont une. C’est ce qui s’est passé chaque fois que dans des espaces, les autonomes sont restés dans leur rôle et ont laissé le monopole de la politique à RP, et autre NPA. Cela va jusqu’à permettre à la LFI et aux autres de ne pas condamner la violence, celle-ci n’est plus une contestation en acte de leur discours, elle en devient même complémentaire.

Il y a donc là une bifurcation majeure dont il faut discuter : veut-on participer à cette union sacrée de la gauche contre ce gouvernement (et le prochain, sauf s’il est de gauche ?) ou voit-on la gauche comme partie du problème, comme obstacle à l’idée révolutionnaire ? Encore faut-il s’accorder sur ce qu’on entend par « la gauche ». Il faut aller au-delà de la critique d’une mollesse caractéristique ou d’un penchant électoraliste trop prononcé. C’est toute une logique qui est à contrer.

Le problème de la gauche, c’est sa recherche du bon gouvernement qui est en soi une quête réformiste. Chaque fois qu’on pose la question du travail juste, de la vraie démocratie, c’est qu’au fond on ne sort pas de la recherche de légitimité. On se met à réfléchir dans les termes gestionnaires du gouvernement, on aménage l’existant, on est prêts à se battre pour le moins pire, toujours pour être certains d’être les gentils de l’histoire.

Se dire révolutionnaire et chercher à être légitime est en soi une contradiction, c’est chercher la reconnaissance d’une société qu’on combat, qu’on veut voir détruite. On s’appuie sur le statut de dominé pour attaquer la domination quand il faudrait s’attaquer jusqu’aux catégories que la domination produit. C’est alors tout un héritage avec lequel il faut en finir, fétichiser la base, le prolétariat, le peuple ou n’importe quelle condition. La lutte des classes est actuellement le seul point d’appui de toute velléité révolutionnaire, c’est ça qui pose problème, c’est là qu’il faut faire rupture avec la gauche.

Sortir du travail

La question des retraites étant sur la table, il aurait dû être logique pour toute force se disant autonome de poser celle du travail. L’héritage autonome nous invite à questionner dans chaque institution, non son fonctionnement, mais son fondement même. Or, très peu a été dit sur le travail comme participation de chacun à la bonne marche du monde, comme condition carcérale qui nous est imposée, comme arrachement de la question du temps.

Le travail pose la question des besoins, interroge ce qui est utile, valorisable. Il n’y a pas de bonne manière de poser ces questions, il n’y a pas à constater que l’éboueur est plus utile que l’éditorialiste. Utile à quoi ? A la production économique, au bon fonctionnement de la société ? Au moment où de plus en plus de gens pointent l’absence de sens du travail, c’est ce constat là qui doit servir de point de rencontres. C’est par des affirmations tranchantes qu’on se lie aux forces les plus radicales du mouvement, où qu’elles se trouvent.

Avoir d’autres mots d’ordre que « retraite à 60 ans » aurait dû être une obsession pendant le mouvement. Ce qui a manqué pour ça, ça n’est pas tant le bon sens de la formule que la volonté et l’ambition de faire rupture avec ce qui était là.

Les limites du Be water

Le principal débordement a eu lieu dans le chaos des sauvages. Là, où nous avions été tant pressurisés dans les cortèges syndicaux, tout devenait à nouveau possible le soir, en sauvage. Des nouveaux parcours, des nouveaux plis à prendre, réussir à se trouver, à s’orienter, à attaquer, ne pas forcément se défendre, se disperser, se ré agréger. L’apprentissage s’est fait très vite, l’ingéniosité était impressionnante.

Mais sans autre dépassement, tout ce qui est arraché peut retomber très vite. Le risque de la ritualisation est inévitable avec son lot de gestes acceptables qui dessine en creux ceux qui ne le sont pas. Une bonne intuition de savoir se disperser devient vite une impossibilité de tenir le moindre rapport de force face à la police. S’il y avait besoin de cette fluidité dans un premier temps, il fallait qu’elle soit accompagnée d’une prise d’espace et de temps qui n’a pas assez eu lieu.

Partout où il y a eu des occupations, on voit l’aspect décisif qu’elles ont pu avoir. On imagine alors ce que ça aurait pu donner dans des villes comme Paris, Lyon ou Nantes, où ça a clairement manqué. C’est aussi ce manque de concentration qui empêche la propagation des idées. Il y a eu des bons mots, des bons textes, mais ceux-ci n’ont pas assez circulé, ils n’ont pas pris, pas donné une autre tonalité à ce qui se passait.

Ni pion, ni chef, la question de la décision

La centralité spatiale dans un mouvement c’est aussi ce qui permet de partager au mieux l’accès à la décision. Il doit être possible de faire des paris, de tenter des choses depuis des forces organisées déjà existantes. Mais dans un mouvement, les lignes se déplacent, du positionnement se crée à des endroits inattendus. Il doit être dans la visée de chacun d’ouvrir des espaces de décision qui vont au-delà de l’agrégation tactique des forces. Poser la question du « nous » qui se construit en situation : quel contour, quelles limites, quelles bases ? C’est en effleurant ces questions qu’on se dote d’une capacité de décision en situation.

La spontanéité qui s’est exprimée à plein d’endroits ne s’oppose pas à cette visée de l’organisation et de la décision. Dans tout ce qui apparaît comme spontané, il y a certes de l’intuition, de l’imprévu, mais qui s’appuient sur de l’organisation. L’organisation, c’est tout autant la décision d’appeler à un endroit, que la décision du parcours sur le moment, que la décision d’être équipé ou non, que le récit que l’on va faire de ce qui a été vécu, que le fait parfois de surmonter ses peurs.

Il faut donc pouvoir prendre des initiatives sans reproduire des logiques de pouvoir, de chefs. C’est bien souvent ce refus d’être un pion qui guide les affects anarchistes vers un refus de toute forme d’organisation, de décision. Mais sans s’attaquer à la question de la décision, on se contente des décisions individuelles au service de la seule stratégie en vigueur. Tout ce qu’on organise ne doit pas conduire à diriger mais bien à diffuser de l’organisation, de la décision. Ce qu’on vise c’est le débordement, il faut que les décisions laissent la place à la surprise, à l’imprévu, à l’indéterminé. C’est à cette condition qu’on peut vouloir intervenir depuis une position sans former une avant-garde.

publié le 23 juin 2023

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