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Détruire la république nous semble un objectif raisonnable

1.
En six jours, les émeutes pour Nahel ont fait éclater un niveau de négation jamais atteint en France. Il s’agit bien d’une généralisation de la négation : de la loi, de la propriété et des bonnes institutions. Sur le plan de la violence révolutionnaire, on a gagné beaucoup de temps. Jusque là, on nous racontait ou bien que de telles attaques n’étaient pas souhaitables et trop nihilistes, ou bien que ce niveau d’offensivité était hors de portée, impossible à mettre en œuvre vu l’organisation adverse. Tous ces argumentaires, qui retenaient les bras et ternissaient les yeux, se sont effondrés d’un coup. Un processus révolutionnaire exige très exactement, dans son usage de la violence politique, ce même niveau de non respect de la loi, de la marchandise et des bonnes institutions (de l’école maternelle aux transports publics). Et contrairement à ce que promet la raison conservatrice, tout ne s’est pas effondré pour autant : la vie normale continue (hélas) ; l’effroi ne gagne pas (tant mieux). En revanche, ce qu’il faut bien dire, c’est qu’on ne peut pas cantonner un processus révolutionnaire au seul usage de la violence. Il s’ajoute, il devient, au moins trois autres choses : une puissance de paralysie du pays, une puissance stratégique, et une puissance de positionnement (et de discussion). Cela dit, hors de question de canaliser, diriger, ou même rediriger la violence. Elle a été on ne peut mieux ciblée. Et telle qu’elle s’est exprimée, elle est politique, on ne peut plus politique.

2.
Que s’est-il passé, en somme ? Les jeunes des quartiers, que la veille encore on disait dans la plus extrême dépolitisation sous l’emprise cumulée du business, de la religion, de la pacification des grands-frères, se sont lancés tout seuls dans un épisode de violence à caractère révolutionnaire. Juste après la séquence la plus sauvage du mouvement des retraites, où l’habitude s’est prise d’incendier les poubelles et de cibler les mairies, trois mois après les fourgons de gendarmerie brûlés de Sainte-Soline, la révolte des banlieues a pulvérisé le plafond de l’action possible. Le prix judiciaire en est déjà délirant, promettant à court terme de renforcer la solitude et le mur des banlieues. Pourtant, ce mur est fissuré. Certes, l’action menée a pu, par endroit et de façon marginale, être partagée avec des Blancs, mais l’essentiel n’est pas là. Cette possibilité tactique redonne de la vigueur à une vérité bien plus décisive : il n’y a que sur le terrain de la politique radicale que ce mur peut tomber. On peut et on doit replacer le problème des quartiers dans celui, plus général, de la construction révolutionnaire. Cela n’efface pas les impossibilités, les difficultés, ni même les malentendus. Mais c’est la seule chance que l’on ait de ne pas le livrer, d’une manière ou d’une autre, à la fatalité sociale et raciale.

3.
Un mort de plus, au moins deux personnes dans le coma, envoi de blindés et d’unités spéciales pour mater la révolte, couvre-feu dans les transports, chantage à l’état d’urgence, prison pour l’exemple, cagnotte pro-flic opulente, obsession pour le coût des dégâts (après le détail des infractions de Nahel au code de la route), mesures d’intimidation des réseaux sociaux et des « appels à la révolte », absence de remise en cause du modèle, bonne mais aussi mauvaise conscience, gens de gauche désolés, refusant d’appeler au calme puis se terrant dans le silence… Comment qualifier la réaction aux émeutes ? Violence de classe, de race, d’État, républicaine, coloniale, réformiste. Toutes ses expressions sont recevables. En un mot : violence civilisée. Il s’agit là d’une politique et non d’une abstraction, à quoi correspond une stratégie aux effets bien concrets : la contre-insurrection permanente. Celle-ci définit le cadre de notre présent. Et pour les quartiers, une fois démontrés l’ordre républicain et ce qu’il en coûte de le troubler, qu’est-ce qui va changer ? R. Nos poings en tremblent de rage. « Ils sont forts », peut-on se dire du camp opposé. Pourtant, l’absence de front républicain (d’autant plus notable vu le caractère irrécupérable des émeutes) prive l’État de sa main gauche. La fermeté est seule aux manettes, les dirigeants en roue libre sont dans l’obligation de persister à ne rien comprendre. À la merci de la crise de trop, en réalité, ils sont faibles.

4.
Les émeutes pour Nahel ont une portée générale. En prenant ce tour insurrectionnel, elles font office de révélateur. Le désordre se déchaîne et met l’ordre à nu. On a sous le nez, en un raccourci ahurissant, tout ce que l’ordre instaure (et qui l’instaure en retour). Quoi donc ? La loi et la propriété. La loi qui fait tenir la propriété, la propriété qui fait tenir la loi. On a ainsi pu observer dans la rue de très concrètes allégories de l’ordre. Sous la forme de trois blindés du RAID devant un Monoprix pillé – et autres exemples du même style. C’est tout le comique de la situation civilisée : si l’ordre n’a pas de personnification plus terrible que le policier d’élite, ce dernier n’en reste pas moins un misérable vigile ; et si notre dépendance à l’ordre est une dépendance aux « lois naturelles de l’économie et du besoin », pourquoi faut-il l’intervention des unités antiterroristes pour nous le rappeler ? À l’évidence, le comique se superpose au tragique, sur quoi on ne cesse de retomber : au moindre refus d’obtempérer au commandement social, c’est la prison ou la mort.

5.
 Contre la loi et ses exécutants, il y a d’abord l’émeute.
 Contre la propriété, il y a d’abord le pillage. Il traîne une mauvaise réputation, on prête à cette forme la même pulsion d’accaparement qu’on voit à l’œuvre dans l’économie. Mais banalisé au point où il l’a été ces derniers jours, il apparaît comme quelque chose de beaucoup plus limpide. La marchandise et la propriété ne tiennent à rien qu’au contrôle strict de la sortie des choses de consommation ; le pillage est simplement la sortie par effraction qui destitue la propriété. Abstraction faite des motivations individuelles ou collectives, il est destitution en acte. Qu’il arrive ensuite à la non-marchandise de redevenir marchandise, c’est une autre affaire. La révélation centrale a bien eu lieu : le Yop-marchandise existe d’une manière très différente du Yop libéré.
 Contre le siège des institutions, il y a d’abord le feu. Attaque des commissariats, des palais de justice et même des prisons. Compte tenu des réalisations de cette semaine, assemblée nationale, ministères et palais présidentiel apparaissent plus que jamais comme des taches dans le paysage, des anomalies politiques.
 Mais contre la république elle-même, c’est politique contre politique.

6.
On ne plaisante pas avec une opération de contrôle. Le motif même des émeutes met en cause l’intégralité de l’ordre social. Il faut en revenir au point de départ. Un tuable est tué. Un gardien fait son métier. On ne peut pas s’en étonner, ni faire semblant de découvrir l’existence de ce fichier républicain implicite (caché à la vue de tous) : les tuables. Les meurtres se justifient par le profil du mort. « Il est mort en qualité de tuable, circulez ». Ainsi ritualise-t-on le meurtre en simple opération de police. C’est la catégorie de tuable qu’il faut donc détruire, si l’on veut venger pour de bon ne serait-ce qu’une personne sur des milliers d’autres. Tel est le motif profond des émeutes en cours, tel est le problème politique à quoi elles s’attaquent. Or, le registre du tuable est constitutif de la république. De façon générale, toute gouvernementalité doit, pour produire le peuple, son peuple, sa main-d’œuvre politique, définir la zone sociale des éléments dangereux. Le vrai plus vieux métier du monde, celui de citoyen, s’exerce d’abord à l’encontre des ennemis de la société. On les loge dans les cases d’en bas de ces systèmes de domination que sont justice, race, classe, nation, âge, etc. On craint, on traque et au final on veut du délinquant, du non-Blanc, du pauvre, du semi-Français, et du jeune. Quelqu’un comme Nahel ne franchit pas sans mal les portiques de la sécurité civile. Ce n’est donc pas par accident que les émeutes prennent ce tour insurrectionnel. Le mode général est en parfaite cohérence avec la nature de l’obstacle rencontré. Aucune issue au problème si l’on suit les règles du jeu républicain. La république est elle-même l’obstacle à faire tomber. Inutile d’attendre d’elle qu’elle abandonne ses attributs coloniaux. S’il y a un continuum colonial, c’est qu’il y a d’abord et avant tout le continuum de la souveraineté, de la gouvernementalité, bref, de la politique de civilisation.

7.
Tuer est un geste ; rendre la mort légitime en est un autre, qui remonte au tréfonds de la politique de civilisation. Qui s’aventurerait à regarder cette dernière d’un mauvais œil ? Qui sinon peut-être ceux dont l’existence se rapproche plus ou moins dangereusement du mauvais profil ? La civilisation n’est pas la mort, mais la mort légitime. La mort bien méritée du nuisible. « Monopole de la violence légitime » : jusqu’ici on s’est beaucoup préoccupé de « la violence », et très peu méfié de la légitimité, or c’est pourtant bien là le nœud qu’il faut trancher. La civilisation s’est arrogé le monopole dans chaque domaine, celui de la mort donnée ne fait pas exception. Ce n’est pas exactement la mort qu’elle confisque, mais les raisons de la donner. Problème crucial. Toute violence, d’où qu’elle vienne, requiert des raisons (qu’il ne faut surtout pas s’empresser de confondre avec un fondement moral universel). Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces raisons nous regardent d’abord, nous qui pouvons l’exercer. Car la violence sans raison a le pouvoir de détruire celui qui en use, de lui enlever la sienne (de raison), de lui voler son visage [1]. Ainsi, lorsqu’elle rend la mort légitime, la politique civilisée accomplit en réalité deux gestes : elle naturalise sa violence, l’institue en police, et en même temps elle écrase toute autre raison d’user de la violence, de sorte que celui qui y aura recours ne pourra jamais accéder à ses raisons propres de le faire, et à chaque fois que la violence retrouvera de nouveau une raison, ce sera exactement la même que la raison dominante : restauration d’une gouvernementalité, définition d’un camp du Bien. La légitimité n’est rien d’autre que la perversion en politique. C’est toujours la sauce à laquelle on nous mange.

8.
« Il faut travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation », lançait Macron un peu étourdiment, il y a un mois à peine. La décivilisation, telle que l’ennemi peut la fantasmer, ressemble évidemment à un déchaînement de violence arbitraire. Pour nous, au plus simple, c’est le monde qui se libère de la gouvernementalité. La seule révolution qui vaille porte la négation non seulement d’un gouvernement mais de la gouvernementalité ; non seulement d’un souverain mais de la souveraineté ; non seulement de la loi mais de la légitimité.

9.
Quand la police tue, la plupart du temps, on ne se croit pas en mesure d’y répondre. Et chaque mort nous enfonce un peu plus dans le ressentiment et l’humiliation. Ces sentiments-là ne sont que l’épreuve de notre faiblesse. Le problème n’est pas de les éprouver, mais de ne plus chercher à en combattre la cause, et pour finir, de s’identifier à eux et de les appeler « fierté ». Tout ce qui se propose de les flatter et de les alimenter plutôt que de les vider jusqu’à la dernière goutte est mauvais. Le ressentiment, ça s’entretient (par l’espoir, la consolation, l’amnésie, le conformisme, le cynisme, mais aussi par le désespoir et la violence) ou ça s’assèche – mais par quoi ? Aujourd’hui, le maximum de radicalité semble atteint quand on a la décence de ne pas appeler au calme. Si personne ne se risque à rien dire de fort, c’est que la mort de Nahel pose une question politique beaucoup trop grosse : la révolution, rien de moins. La révolution n’est pas comme on le croit le ressentiment au pouvoir, mais bien la seule force qui soit capable d’éteindre le ressentiment.

10.
Vaincre le ressentiment est le combat le plus long, mais tout se joue et se décide au début, dans le commencement que l’on choisit. Puisqu’on ne peut pas rester indéfiniment sur la défensive, on veut une raison de se battre qui soit supérieure à ce qui nous écrase. Le centre de l’attention politique n’est d’ailleurs pas « nous ». On ne se bat pas pour nous seuls (erreur du QLF), et surtout pas pour tout le monde (ruse coloniale). En vérité, on ne vient pas en sauveur, mais pour détruire ce qui détruit. Ce n’est pas nihiliste, c’est même tout le contraire. Le nihilisme, c’est la destruction du sens. Et ce que la politique de civilisation humilie en premier, ce qu’elle attaque dans chacune de ses manifestations, c’est le sens. La civilisation est le vrai nihilisme. S’agissant des raisons de la violence comme de tout le reste, l’extinction du sens est le phénomène politique central. Chacun en trouve une confirmation dans sa pratique la plus quotidienne de l’institution, en particulier au travail. Pourquoi ? Parce que le sens résiste à tout conditionnement objectif, parce qu’il est irréductible, et que chaque institution est d’abord une opération de réduction. Voilà pourquoi combattre l’hégémonie de l’institution, qu’on appelle gouvernementalité. À rebours de la mentalité contemporaine, on ne la combat pas parce que « le sens n’existe pas », mais au contraire parce qu’il existe, envers et contre tout. On vient pour détruire ce qui détruit le sens, non pour le produire. Chaque ordre, du plus archaïque au plus moderne, de la famille aux réseaux sociaux, tout ce qui se donne comme une instance de production du sens le détruit par définition. Moins le sens a d’importance, plus il y a d’espace pour les pouvoirs (domination, aliénation, destruction du non-humain). De là proviennent tous nos maux. Ainsi, en-deçà de nos griefs particuliers contre ce monde, on trouve l’impératif politique de trouver la puissance, de rencontrer le sens de nos gestes. Non seulement on ne connaît pas de raison plus commune de se battre, mais les autres raisons en circulation s’avèrent intenables : se battre « pour la dignité de l’homme » dans un monde qui détruit le non-humain ; « sauver la planète » sans détruire l’ordre social ; « combattre l’aliénation » en prenant les dominations de haut ; « combattre la domination » en restant prisonnier du prisme que celle-ci impose [2] ; ou encore, se contenter d’additionner ces raisons tronquées sans s’inquiéter des contradictions flagrantes qui les opposent.

11.
Tout ce qui institue le sens le détruit. Il en va d’un processus révolutionnaire comme du reste. On n’a pas d’autre point d’appui que le sens de ce que l’on fait, l’enjeu le plus crucial sur quoi on s’accorde, qu’aucune loi universelle ou particulière ne garantit. La seule chance dont on dispose est de rendre l’enjeu partageable, en veillant bien à ce que le mode de partage n’en soit pas le point de dissolution. Toute forme en découle. C’est bien pourquoi on ne peut pas cantonner un processus révolutionnaire à la rue et à la mise à l’arrêt du pays – ainsi que la première moitié de 2023 nous en présente l’exemple, dans les actes ou les prétentions affichées. La force de frappe révolutionnaire ne se réduit pas à la tactique. L’action tactique, en se multipliant, appelle la décision stratégique. À deux actions ou formes d’actions efficaces, il manque encore une chose : ce qu’on appelle schématiquement la « coordination », et qui est en réalité la décision de leur dosage respectif dans un espace donné et une séquence donnée. Mais justement, qu’est-ce qui oriente cette décision ? Pour commencer, est-on bien sûr d’avoir sur la table les formes politiques indispensables à la construction révolutionnaire ? Ce questionnement n’est pas en lui-même stratégique mais suppose l’accès à un autre niveau, celui de la « doctrine » politique, de la pensée partisane. Ainsi, la puissance stratégique appelle à son tour une puissance de positionnement. Un processus révolutionnaire doit savoir lire dans la situation le chemin de sa puissance propre. Il ne doit pas seulement poser des gestes, il doit les agencer ; il ne doit pas seulement estimer leur portée, peser leur poids politique, il doit tracer une ligne. Aux questions qui se posent, il n’existe aucune réponse universelle : il faut en débattre. C’est dans le choc des positionnements, situés ou généraux, qu’un processus révolutionnaire grandit, devient ce qu’il est, virage après virage. Aucun choix stratégique n’est anodin, de même qu’aucune décision ne tombe du ciel. Chaque fois le clivage de fond, entre réformisme et révolution, prend une consistance nouvelle, le processus prend de l’épaisseur – ou au contraire en perd, retourne en arrière. Encore une fois, contre la république, c’est politique contre politique.

12.
L’époque s’accélère : plus le temps avance, plus la pensée linéaire, qui veut que les événements se succèdent dans un cadre inchangé, perd en réalisme. Toujours plus rapprochées, les crises du régime mettent en avant des entités qu’on a d’autant plus de facilité à nommer qu’elles manquent d’une consistance politique véritable (Gilets jaunes, écolos radicaux, opposants à la loi sur les retraites, jeunes des quartiers). Nous ne croyons pas à une subjectivité politique qui ait une forme catégorielle. Simplement parce que nous ne croyons pas à une forme d’engagement collectif qui nous dispense d’engagement véritable. Il n’y a pas plus d’espoir à mettre dans les catégories que dans leur convergence ou leur unification. Pour rendre possible une subjectivité révolutionnaire, il n’y a pas d’autre voie que l’élaboration de la question révolutionnaire. Toutes les forces qui la mettent à l’ordre du jour deviennent des interlocutrices. Quant à la « révolution » des fascistes, elle ne fait qu’en usurper le nom. L’antirépublicanisme n’est ni un phénomène nouveau, ni une valeur en soi. Ce sur quoi chacun doit préciser sa position aujourd’hui, ce n’est pas seulement le capitalisme, mais la civilisation.

Notes

[1Voici ce que dit C.L.R. James en conclusion de son ouvrage sur la révolution à Saint-Domingue/Haïti : « Le massacre des Blancs fut une tragédie. Non pas pour les Blancs – car ces esclavagistes endurcis, qui brûlaient de la poudre dans le cul des Nègres et les donnaient à dévorer aux insectes (...), ne méritent ni une larme, ni une ligne. La tragédie fut celle des Noirs et des mulâtres. (…) Ces massacres inutiles ne servirent qu’à dégrader et déshumaniser une population qui commençait à peine à vivre comme nation. » Les Jacobins noirs, p. 407.

[2Chaque domination exerce un tort absolu. Quand on met l’accent sur une domination en particulier, celle-ci sert d’alibi à toutes les autres. Et pour les combattre toutes, il faut s’en prendre à ce qui les rend possible, donc s’extraire du prisme de la domination.

publié le 13 juillet 2023

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