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Par malheur ou par chance, on est révolutionnaire. [1]
Nombreux sont ceux, qui, ces dernières années, se sont retrouvés derrière des barricades, éparpillés sur des avenues où la situation était chaotique pendant de longues heures, dispersés sur les Champs-Élysées, dans la boue de Sainte- Soline ou dans les rangs serrés d’un cortège de tête, à tirer des mortiers ou à charger ensemble des lignes de flics. En France, il ne se passe pas une année sans qu’une partie de la population se soulève, réveillant parfois la promesse d’une insurrection véritable. À partir de ces situations, nous découpons une séquence. Elle s’initie avec le mouvement des gilets jaunes, qui a donné une teinte si particulière aux années d’après, et se prolonge jusqu’à l’année 2023, qui nous a impressionnés et tant frustrés. Elle prend sa force dans des résonances passées, 2016, la ZAD, lointaines, Black Lives Matter, Chili, Hong-Kong. Cette séquence est notre point de départ.
Partout, nous voyons la force des attaques portées, et la faiblesse de leur prolongement. Il est terrible, et presque fou, de s’en tenir là. La ferveur émeutière est-elle vouée, comme tant de gens l’affirment, à n’être que spectacle et symbole ? Que les temps qui viennent soient empreints d’une grande radicalité est à peine contesté. Mais il faut se rendre à l’évidence, aussi folle que soit notre époque, ces attaques n’ont pourtant pas suffi à ce que naisse une force de frappe à même d’en finir avec ce monde. Nous en sommes pourtant sûrs, les situations que nous avons traversées étaient faites de promesses, de certitudes, de positions, parfois à peines murmurées. L’enjeu est aujourd’hui de réussir à les formuler.
À la prochaine ouverture, nous voulons être prêts. Nous sommes quelques-uns à prendre parti dans la question révolutionnaire, c’est-à-dire à chercher les gestes qui libèrent autant que les énoncés qui frappent juste. Il y a tant à faire pour que ce qui éclate soit porté par un souffle révolutionnaire. Ce monde a su tout dépolitiser, jusque dans les manières de l’attaquer. Pour que se déploie une situation à même de détruire la civilisation, il faudra de l’obstination, intensifier ce qui est là, construire ce qui manque, chercher sans relâche à ce que s’élaborent et se confrontent des visées politiques.
Nous partons de nos expériences. C’est pourquoi ce texte prend appui sur une certaine situation française. Il se vérifie chaque jour un peu plus que les pratiques s’influencent et se contaminent bien au-delà du cadre national. Nous écrivons pour ceux qui étaient là, pour les révolutionnaires en puissance, pour les insurgés de par le monde qui regardent les situations que nous traversons autant que nous regardons les leurs. Les révoltes font toujours signe au-delà de ceux qui les ont vécues. Cela ne tient parfois pas à grand-chose d’être appelé par les combats politiques.
Nous proposons des réponses pour rouvrir l’élaboration stratégique. Nous la dessinons sous forme de lignes qui doivent nous emporter autant que diriger nos attaques. Ces lignes sont tracées par la rencontre entre notre position politique et ce qu’on retire des situations traversées, entre un tour d’horizon général de ce qui est là et tout ce qui manque. Elles sont le grand écart entre des constats sur l’époque et la singularité de toute intervention. C’est dans les détails que parfois tout bascule. Certaines lignes proposées ne seront peut-être plus valables dans quelques mois, d’autres auront peut-être besoin de quelques années avant d’atteindre leur pleine puissance. Qu’importe. Nous les laissons à leur vie propre, qu’elles fassent débat, qu’elles s’exposent au conflit, qu’elles soient complétées, réfutées, que l’une soit défendue quand l’autre est attaquée, qu’elles enfoncent le clou.
Au moment où nous écrivons, peu sont optimistes. Il y a pourtant une ouverture révolutionnaire, une fenêtre historique. Malgré toute l’énergie déployée à gouverner, ça déborde de partout. Le point culminant de la révolte n’est pas derrière nous, il est à venir. Nous vivons le début de la fin, et non la fin du début. Ce pari est le seul qui permette d’être à la hauteur des occasions insurrectionnelles qui ne manqueront pas de surgir.
Faire exister l’idée de révolution. Ce n’est pas une lubie. Que le mot soit dévoyé de tant de manières ne fait pas le poids face à ce qu’il continue d’incarner pour tous ceux qui se battent. Se positionner, s’exposer, se trouver, construire et croire en la force que cela invente. Au fond, il n’y a rien d’autre à faire.
1. violence - Rendre l’émeute dangereuse
1. Crise de sens 2. Rupture 3. Stratégie émeutière
Il n’y a qu’à parler avec des camarades des pays où la pacification fait rage pour s’en convaincre, l’engagement physique est le préalable à toute révolte. Le geste émeutier s’est frayé un chemin dans l’époque, elle se conjugue désormais à coup de pavés, la colère se vit frontalement. Mais, comme pour tout le reste, les forces de récupération sont au travail et le sens d’une pratique n’est jamais garanti. Parce que l’émeute est intrinsèquement liée à la possibilité insurrectionnelle, il importe de la penser et de la recharger politiquement.
1. Les années que nous venons de vivre en France sont une chance. Tant de gens y ont connu un rapport d’incompatibilité absolue avec le pouvoir. Logiquement, la politique de confinement et d’isolement pendant le covid aurait dû restaurer l’ordre pour de bon, mais l’incendie ne s’éteint pas si facilement, l’année 2023 l’a rappelé. Le débat sur la violence n’a plus de sens, il s’interrompt au premier jet de caillou, au premier coup de matraque. Dans la rue, le pacifisme se fait rare, à peine le défend-on « stratégiquement ». Mais il peut revenir très vite. La paix sociale guette, ceux qui cherchent à nous faire rentrer dans le rang ne manquent pas. Et de fait, la répression fonctionne à plein régime, elle est désormais complètement décomplexée. Quand ils envoient des unités de CRS8 pour un blocage de lycée, quand ils mutilent, arrêtent, menacent, fichent, emprisonnent, on sent bien qu’il y a une volonté de tuer dans l’œuf tout appétit de révolte et d’empêcher que se rencontrent ceux qui veulent s’organiser. La guerre menée est donc aussi psychologique, vise le découragement, la dissuasion par des peines disproportionnées [2]. On voit comment les moments d’offensivité politique pourraient vite se raréfier. C’est pourquoi on doit lutter contre l’épuisement annoncé de nos forces et faire de chacune des situations conflictuelles une occasion d’y remédier.
L’émeute est le langage universel de la révolte, dans des pays en guerre comme dans les endroits les plus aseptisés de la planète. Des bandes se trouvent et se rejoignent, des foules s’organisent, la violence est dirigée contre un tas d’institutions. On parle d’émeute quand c’est devenu ingérable, quand la colère est irrépressible. La normalité est bouleversée, de nouveaux horizons s’ouvrent. Pourtant, en France, on sent parfois que ce qui se joue durant les affrontements est déjà contenu, que les incidents ne font qu’émailler le bon déroulé convenu entre la préfecture et les organisateurs, que la situation a peu de chance de basculer. Pris dans les filets du dispositif policier de plus en plus rôdé, le cortège de tête assume presque une fonction symbolique, démonstrative, celle de signifier une lassitude, un orgueil, ou une détestation du mode syndical. S’en tenir à cette pratique a été une erreur tactique et stratégique. Conséquence inévitable, les affrontements s’essoufflent, certains parlent désormais de folklore, de spectacle. Passons sur le fait que ces critiques émanent de ceux qui généralement s’y rapportent en spectateurs, il y a là-dedans une vérité. Quand la radicalité devient une sagesse populaire, il est temps de reposer la question de ce qui fait rupture. Hier, Laurent Berger, patron de la CFDT, en convenait, sans la violence, rien ne bougera, le gouvernement ne pliera pas. Aujourd’hui, c’est l’État en personne qui consent à ce que les agriculteurs prennent d’assaut ses institutions pour devenir des interlocuteurs crédibles. L’usage de la violence devient presque une manière de se faire entendre, un recours en cas d’échec de tous les autres.
Après avoir affronté pendant plusieurs heures quelques 6 000 gendarmes à Sainte-Soline le 25 mars 2023, revenant du champ de bataille avec de nombreuses blessures, les émeutiers ont dû s’entendre dire par les organisateurs que c’était un moyen, au même titre qu’un autre, qui permettait de servir un intérêt, celui de demander au gouvernement un moratoire sur la répartition de l’eau. Tant d’engagement et de courage, pour, littéralement, du vide. La dévastatrice crise de sens qu’on a ressentie doit être prise au sérieux, on ne doit pas la nier, ni s’y résoudre. Tant de gens continuent à se mettre en jeu, tant de vies sont bouleversées par des dates qui n’ont pas fait date. En novembre 2020 à Paris, se succèdent trois énormes manifestations contre la loi sécurité globale. Les cortèges, en pleine période de confinement, déferlent sur la ville, les dispositifs policiers démesurés n’arrivent pas à empêcher la violence. Après coup, on pourra toujours dire que l’émeute était maîtrisée, ritualisée, voire qu’elle n’a servi à rien. Cette mobilisation est passée, peu s’en souviennent, pourtant certains ont pris des risques, se sont fait arrêter, blesser. D’autres ont connu la joie de voir des flics reculer. Que l’on se retrouve après isolés sans savoir comment donner suite, qu’il y ait un si grand décalage entre ce que l’on a vécu et ce qu’il en reste, est insupportable.
Les luttes sociales et écologiques ont fait de nos gestes, de nos succès, de nos blessures un terrain à médiatiser et à rendre public, déployant une logique sacrificielle, de martyr. On nous rend acceptables, on nous vend. Maintenant, on ne dit plus sabotage mais désarmement. On ne dit plus violence mais désobéissance civile. On ne dit plus une émeute mais un cortège festif. On ne s’habille plus en noir mais en bleu, ou mieux, de toute les couleurs. L’idée est simple et martelée : être rejoignable. Encore faut-il savoir par qui : tout l’éventail de la gauche a pu comprendre et digérer un geste, qui lui était au départ étranger et ennemi.
Certains cherchent alors dans d’autres formes offensives le remède à l’épuisement de l’émeute, et voient notamment le sabotage comme un geste qui serait moins symbolique, moins cadenassé. Il est vrai que les coups portés peuvent être forts. Comme quand la gigafactory Tesla près de Berlin a été mise hors d’état de nuire en mars 2024. C’est puissant de montrer qu’une surveillance totale du territoire est impossible, et combien le système est vulnérable. Or, ces actions ciblées, aussi coordonnées qu’elles puissent être, sont l’expression d’une force construite en amont. Aucun soulèvement ne saura se passer du signal de l’émeute comme amorce d’un déchaînement encore inconnu. Évoquer à tout-va l’essoufflement de l’émeute est performatif et contribue à la rendre convenue.
La banalisation active de l’émeute fait partie de la contre-offensive tant au niveau de la doctrine du maintien de l’ordre que dans le discours médiatique. La « cage de foot », la « nasse mobile », le « flancardage », plutôt que d’empêcher, on contient par tous les moyens. Et les préfets de se féliciter d’avoir limité ce qui jadis provoquait tollé médiatique et crise politique. Certains 1er mai, on a même la sensation qu’ils nous laissent faire, qu’ils abandonnent quelques vitres de Macdo, pour au fond garantir l’ordre de tout le reste. Ce spectacle pourrait rester d’un ennui profond s’il ne participait pas de la guerre qui nous est faite. Cette nouvelle philosophie plus résiliente ne doit pas nous faire croire au récit qu’elle construit, c’est un coup de bluff massif. Il leur est désormais impossible de maintenir la paix, et ils cherchent à faire croire que l’émeute est un moindre mal, l’inévitable facétie de ceux qui ont, au fond, accepté leur sort.
2. Combattre la crise de sens de l’émeute implique de la replacer dans le champ politique. En 2016, l’apparition du cortège de tête dans les manifestations contre la loi-travail vient exploser le cadre de la révolte légitime. Les débordements ne sont plus en marge à la fin de la journée, mais deviennent le cœur de ce qui se passe. Intrusion et débordement des défilés apathiques, le cortège de tête est l’expression visuelle et spatiale de la sortie du cadre de la contestation, un endroit à rejoindre pour ceux qui avaient laissé derrière eux la question de cette loi. Dans les années qui suivent, c’est toute une génération qui donne suite à ce qui s’est vécu dans la rue. Des rencontres se sont prolongées autour d’évidences qui en sont venues à former une pensée autonome : refus de la négociation, refus de la représentation, refus des formes traditionnelles, on n’aura que ce qu’on arrive à arracher. Le geste du cortège de tête était un geste de clivage, et c’est ça qu’il nous faut retrouver.
Une pratique ne suffit pas à constituer un camp. Quand le verrou posé sur la violence a déjà sauté dans la situation, il ne faut pas s’en tenir là. L’émeute n’est jamais suffisante en tant que telle, elle n’a aucune portée mystique qui conduirait vers la victoire. C’est en replaçant cette pratique dans un horizon plus grand qu’on échappe au fétichisme de sa forme, qu’on la prend au sérieux, et surtout qu’elle reprend du sens. Il importe donc de débloquer une stratégie générale, dont l’émeute est un des piliers, mais jamais le seul.
Le 16 mars 2023, le gouvernement passe en force sur la réforme des retraites, sans le vote du Parlement. En réaction, le rassemblement place de la Concorde à Paris, à quelques mètres de l’Assemblée, vire à l’émeute. Des manifestants déferlent dans les quartiers aux alentours, mettent le feu à des poubelles, des voitures, tout ce qu’ils trouvent, jusque tard dans la nuit. Partout en France, des manifestations sauvages s’en prennent aux mairies, incendient les tas d’ordures laissés par les éboueurs en grève. Dans la semaine qui suit, chaque soir la même scène se répète, et se répand dans les villes les plus étonnantes, comme Angers, Besançon et tant d’autres. La question de la réforme des retraites n’est plus à l’ordre du jour, c’est le gouvernement lui-même qui est dans le viseur. La lutte prend alors un goût de révolte, chacun a pu le ressentir. La mise en jeu, l’inventivité, la détermination qui se sont libérées disaient quelque chose du refus d’être gouverné, du refus de l’impuissance totale du réformisme. Pourtant, rien n’a été dit. Ce refus en est resté là, une intuition, une promesse, un fantasme sur lequel la gauche a déroulé son rouleau compresseur de jérémiades. Notre silence fait leur force. Même les casserolades ont pu dégénérer, mais tant qu’un geste n’est pas prolongé, il sera forcément récupéré. Il importe de politiser nos gestes, de ne pas laisser aux partisans de l’ordre et autres sociologues le soin de statuer sur leur sens.
Pour combattre la capture, il faut donc replacer la violence sur le terrain politique. L’émeute est l’occasion d’un basculement insurrectionnel, le lieu où se trouvent et se rejoignent tous ceux qui veulent porter des attaques. Il importe donc de retrouver la perspective de vaincre comme souffle à notre participation. On a parfois touché du doigt des émeutes insurrectionnelles, le 1er décembre 2018 ou plus récemment, la semaine qui a suivi la mort de Nahel. Les marques qu’elles ont laissées sont encore à vif, et la force de ce qui s’y est déployé, comme tout ce qui a manqué, nous hante. Il faut croire dans la force offensive de l’émeute. Le black bloc comme pratique effectivement menaçante a fait son chemin, certains gestes ont été repris massivement, preuve qu’une pratique radicale peut contaminer, être rejointe. On refuse que ces pratiques deviennent des instruments de négociation là où leur raison d’être est d’incarner notre rapport irréconciliable à ce monde.
La position défensive du camp radical, le « c’est eux qui ont commencé », ôte toute capacité à se penser dangereux. Nos gestes sont autant d’élans, de déterminations, d’initiatives qu’il faut assumer comme des coups portés contre ceux que l’on combat. On peut en être sûr, si les situations débordent tant, c’est bien parce qu’elles ont été déchargées de toute considération de légalité ou de légitimité. La nouvelle vocation journalistique du militant est au contraire le tremplin de la position victimaire. Ils se croient investis d’une mission que pourtant personne ne leur a confiée : se justifier auprès du plus grand nombre. Le résultat est une catastrophe, les commentateurs de tout bord légitiment et expliquent désormais la violence, « il n’y a que ça qui marche », « les vrais voyous sont en costards ». Il ne faut surtout pas réserver à l’ennemi la possibilité d’être une menace.
Si les débordements en France restent contenus, c’est parce qu’ils ne sont pas été liés aux autres ingrédients d’une politique révolutionnaire. C’est aussi par manque d’une stratégie interne à la pratique. Rendre l’émeute dangereuse nécessite d’en repenser les techniques et tactiques. Il nous faut distinguer le sens au sein même du nuage de l’affrontement.
3. Déborder le débordement, voilà une stratégie à propager. L’émeute est un appel à rejoindre le combat, le signe qu’une rupture est possible. La penser, la maximiser, l’étendre débloque la question insurrectionnelle. De là découle un état d’esprit qui doit guider notre participation : voir les limites, être partie prenante, avant, pendant, après. Nous avons des éléments de réponses, débattus et arrachés à la confusion générale, issus de nos expériences, qui s’attachent à des questions pratiques et concrètes qui sont d’ordinaire si peu prises au sérieux.
Nous ne déserterons pas le champ de bataille, c’est notre terrain. C’est au cœur même de la conflictualité que les choses se pensent. Fin du spectacle, fin des spectateurs. L’émeute est la forme offensive la plus collective, tout le monde peut être partie prenante. Nous voyons mille manières de participer à une émeute. Il y a d’autres courages que celui de rester et de tenir en première ligne : générer un stock continu de projectiles, soigner, guetter, faire des barricades conséquentes, protéger ceux qui s’affrontent. L’articulation de différents modes peut libérer une intelligence collective, permettant les plus belles victoires tactiques. Mais on a bien du mal à parler de « diversité des pratiques » tant cette expression consacrée est souvent pacificatrice, et vient cloisonner des réalités qui ne se bouleversent pas. C’est au contraire dans la surprise de ce qui se propage que se rencontrent les insurgés, que l’on repousse les limites de ce qu’on pensait envisageable.
Contre la spécialisation. Certains groupes aujourd’hui en France n’existent que pour pratiquer la violence politique. On se satisfait de la bonne vieille distinction décideurs – exécutants, entre ceux qui se mettent en jeu et ceux qui s’occupent du sens à donner. Il y a des techniques à répandre, mais aucun savoir-faire miracle ne débloquera la situation. L’inventivité se trouve au fil des rencontres, au fil des émeutes. Surtout, il nous faut trouver une stratégie qui ne veut ni de chefs ni de soldats. On n’organise pas une émeute, on lui ajoute de l’organisation.
La forme du conflit doit rester asymétrique, sinon il prend une forme militaire. L’intensification du niveau de violence doit aller de pair avec l’apparition d’espaces de discussion, d’élaboration, de décision. Pendant le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, l’usage des armes était inévitable tant là- bas la population est armée. La catastrophe est de ne pas avoir su contrer l’individualisation de la violence qu’elles impliquaient [3]. Il y a des seuils qui se franchiront sans doute, on l’a vu ailleurs, et à chaque fois de manière singulière. Mais l’augmentation du niveau n’est pas toujours le signe de l’augmentation de notre force. On a senti comment il pouvait être affaiblissant que des gestes soient plus hauts que ce qu’on pouvait assumer. Le devenir guerre civile de l’émeute est un risque d’enfermement, le pendant de la pacification d’un conflit.
L’émeute atteint sa pleine puissance quand les affrontements sont alimentés par d’autres formes où la conflictualité s’exprime. D’abord, ils peuvent être renforcés par des actions plus précises, blocage, sabotage, mise à l’arrêt, destruction. Séparées, ces formes sont parfois insuffisantes, mais elles ont une réelle propension à faire basculer la situation. Des coups pensés et préparés en amont peuvent lancer des dynamiques décisives. Ensuite, arracher du temps, prendre du terrain, s’installer est souvent déterminant. Une rue qu’on arrive à tenir, un supermarché incendié, une place libérée de la présence policière, sont autant de potentiels QG. Chaque fois que l’émeute s’installe dans la durée, cela permet la rencontre et le redéploiement des forces. C’est l’enseignement des émeutes de l’été 2023 après le meurtre de Nahel, les pillages ne sont pas forcément du côté du furtif. À côté des batailles rangées et des percées dans les supermarchés, on s’est permis de zoner dans des commerces pillés, de faire des allers-retours, de répartir les marchandises. Il est faux de réduire le pillage à une consommation détournée. Parfois, l’ouverture d’un magasin n’est pas le geste juste, parfois il faut choisir entre l’affrontement ou se mettre bien, parfois même cela signe la fin des hostilités car l’enjeu insurgé s’éloigne. Mais le moment où les bâtiments et commerces en tout genre sont attaqués, donc vidés et même brûlés, le pillage devient alors le signe que l’émeute contamine, qu’elle a le temps, qu’elle se ravitaille, qu’elle explore des capacités de nuisance et de destruction [4].
L’émeute est un bouleversement de l’ordre qui ne laisse jamais indemne. On conjure son assèchement en croyant de nouveau en sa force de déflagration et en détaillant des moyens pour y parvenir. Surtout, on s’opposera dorénavant à tout ce qui cherche à en faire une pratique séparée, autosuffisante. C’est parce qu’on a tant de choses à dire sur le reste qu’on peut encore lui donner une telle place.
2. boussole - Faire exister l’option révolutionnaire
Qui dénonce s’exempte. Appel
1. L’étincelle 2. Exploser les cadres 3. Réformisme ou révolution
La fin des idéologies est la chance et le piège de notre époque. Aucune vérité collective ne l’emporte plus sur une autre. Millénarisme religieux, guerre de classes, affrontement de blocs, tout cela avait la force de rendre lisibles les situations, de leur donner un sens. La confusion ambiante brouille les pistes. On ne peut se contenter d’errer sans boussole ni horizon. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de critère objectif pour se repérer qu’il n’y a pas une lisibilité à trouver et à faire exister.
1. On peut s’armer de cette certitude : des insurrections vont continuer d’éclater à travers le monde. Il est en revanche beaucoup moins prévisible de savoir où et quand. Qu’elles restent imprédictibles est peut-être l’unique chance qu’elles ont encore de se déclencher, d’avoir lieu.
Le surgissement du mouvement des gilets jaunes en 2018 est venu annihiler les grilles de lecture et les cartographies classiques des luttes. Être ni de gauche ni de droite ne signifiait plus nécessairement être de droite. Nous avons vu se soulever des gens que personne n’attendait, nous avons vu cohabiter des existences qui n’auraient jamais dû se rencontrer, et mieux, nous avons éprouvé la menace que cela pouvait représenter. Les analyses sociologiques sont arrivées après la bataille, pour justifier les absences de ceux qui n’y avaient pas cru, pour imposer leurs catégories, et au fond, pour remettre de l’ordre. Dans chaque soulèvement, chaque lutte, chaque situation, il est toujours possible de réduire ce qui se passe à des déterminismes sociaux. C’est une décision de le refuser et de partir plutôt de tout ce qui leur résiste.
Maintenant que la vie a repris son cours, il reste des vérités auxquelles on doit être fidèle. Il est détestable de faire comme s’il ne s’était rien passé, de continuer à jouer les vieilles partitions, de recouvrir les promesses de l’événement. La gauche et les syndicats se sont acharnés à balayer toutes les pratiques arrachées pendant les gilets jaunes, prouvant par là leur conservatisme à toute épreuve [5]. Dépôt des parcours, revendications raisonnables, manifestations encadrées et bien dans les codes : moins d’un an après les GJ, on a pu assister à un sempiternel mouvement-contre-la-réforme-des-retraites. Ces fossoyeurs, jeunes dinosaures, séducteurs ratés, sont persuadés que la révolte sera organisée par les sections productives de la société depuis leurs fonctions : « Les cheminots ! Les infirmiers ! » Et pourquoi pas les flics tant que vous y êtes ? Même pendant les insurrections ouvrières des siècles derniers, ceux qui se sont battus étaient devenus bien plus des insurgés et bien moins des travailleurs.
L’origine d’un soulèvement demeure imprévisible. Il n’y a pas une catégorie de la population qui serait forcément plus légitime qu’une autre à se soulever, ni de cause objective qui expliquerait entièrement l’étincelle qui met le feu aux poudres. Un produit trop cher, la police tue quelqu’un, le gouvernement vote une loi vraiment absurde ou injuste. La plupart du temps, ça passe. Et parfois, un affront est pris au sérieux, n’est pas digéré et contient presque toutes les raisons du monde de se révolter : l’application Whatsapp devient payante au Liban, le prix du ticket de métro augmente au Chili.
On entendait dire que les banlieues ne pouvaient pas se soulever, qu’elles étaient sous l’emprise des trafics, de la religion, des grands frères. Il y a le meurtre de Nahel, il y a la vidéo, il y a surtout des bandes qui s’organisent dans plusieurs régions dès le premier soir pour ne pas laisser passer. Il y a la contagion, il y a les décisions qui la permettent. Ce n’est pas l’origine de la révolte qui doit agir comme boussole, mais ce que les gens en font, comment ils se l’approprient. On veut rester à l’affût de ce qui déborde, ne rien dédaigner en soi, même si c’est parfois pour constater que l’inertie est trop grande. Ne pas chercher à prédire l’étincelle, mais à se tenir prêts.
2. Comment savoir s’il faut participer ? Il y a ceux qui seront de tous les combats, prêts à se mettre en jeu pour à peu près n’importe quoi, tant que ça porte une conflictualité, en mode charo. Mais ils se trompent, le sens compte, même s’il n’est pas donné d’avance. Transformer la cause en occasion insurrectionnelle, ce n’est pas humilier ce qui nous met en branle, le mépriser comme débilité populaire. On prend au sérieux ce qui déclenche les hostilités, on se demande à quel point il est possible de renverser le rapport de force entre l’ordre et le désordre. Surtout, on cherche ce que ça peut renforcer, quel horizon ça peut nourrir, vers où ça peut aller. Il est impossible de participer à la prise du Capitole aux États-Unis en janvier 2020. Certes le geste est impressionnant, la prise d’un lieu de pouvoir est toujours une folie, mais la prise du pouvoir est ce qu’on veut détruire. La révolution n’est pas un coup d’État. Elle s’attaque précisément au putsch permanent qui nous tient lieu de monde.
On pose là un critère pour se repérer sur le champ de bataille : ce qui s’exprime sort-il une lutte du cadre légitime de la contestation ? Le niveau de violence est un aspect, mais pas le seul. Rien de plus intuitif dans le mouvement des gilets jaunes de ne pas jouer le jeu de la protestation, de ne pas déposer les parcours des manifestations à la préfecture. Ceux qui cherchaient à être reconnus comme représentants officiels du mouvement recevaient de nombreuses menaces de mort et plus d’un leader autoproclamé a dû finir par déménager. Nous n’avions personne à mettre sur le trône. Il y a au contraire des mouvements qui s’adressent directement au pouvoir et qui n’hésiteront pas à parler sa langue : retrait, justice, moratoire, répartition, référendum. On y participe à la condition de se battre obstinément pour y faire grandir une autre option. Les devenirs révolutionnaires sont parfois encastrés dans des voies de garage.
Il n’y a pas de lutte sans contradictions. Parfois, on sent bien que ce qui s’y joue de plus fort dépasse totalement les mots utilisés, comme les émeutiers qui réclament justice et qui attaquent une prison. Il faut alors à tout prix fuir le recodage du nouveau dans le déjà connu, ce qui vient enfermer dans toute logique revendicative : le respect de la démocratie face à un passage en force, l’égalité face à l’injustice sociale. Une lutte devient forte quand elle sort de ce qui est raisonnable, des gestes et des mots que la contestation autorise. Il y a toujours quelque chose qui échappe aux discours quadrillés et prémâchés, qui échappe à l’hégémonie de la question sociale, et c’est depuis cette part d’irréductible qu’on s’attaque à la récupération réformiste. C’est par le bouleversement de cette libération, souvent, qu’ont lieu les rencontres qui pavent encore l’histoire des révolutions.
Toute participation doit être un pari qu’il est possible que la situation s’emballe, qu’elle démente son cadre initial. Toute participation doit être une prise de parti pour que cela advienne.
3. Le chaos ambiant tient dans l’impossibilité de se baser sur quelque chose comme une grille de lecture. Les Kurdes du Rojava qui expérimentent le municipalisme libertaire regrettent le départ de la coalition internationale et font alliance avec Bachar el Assad contre la Turquie. Un squat anarchiste berlinois arbore un drapeau Israélien, un tag du GUD appelle à défendre la nation palestinienne. Le gouvernent américain finance le réseau Tor qui permet d’anonymiser les connexions internet, pendant que la NSA essaie de le craquer. Il y a de quoi se sentir désemparé. Tout le monde se dit perdu, à tout bout de champ, sans voir que c’est d’abord une condition qui nous est imposée. Il ne faut pas s’y complaire, ni en faire la justification de nos lâchetés. Le risque est grand de se perdre dans des recherches théoriques ou des considérations géopolitiques infinies. À un certain point, la recherche de subtilité, le « c’est plus compliqué que ça », contribue à nous embrouiller davantage [6].
Pour sortir du marécage de la confusion, il y a ceux que l’hypocrisie insurge, qui cherchent partout la vérité, et le complot qu’elle démasque. Comme s’il suffisait de mettre à nue la vérité, de montrer le vrai visage de l’ennemi pour le faire tomber. Les mensonges sont souvent à peine dissimulés, voire assumés, on sait si bien que tout cela est faux, et rien ne change. Le scandale ne fait plus scandale, et participe à tout nous faire accepter. Faiblesse du journalisme d’investigation, ou des fuites de dossiers confidentiels, on fait mine chaque jour de redécouvrir les horreurs de la veille. Les milliards cachés de Bolloré, les activités secrètes de la reine d’Angleterre, la maîtresse du Pape, fiction, réalité, peu importe. Participer à la révélation de l’époque est une vocation qui lui appartient encore [7]. Cela condamne à l’universel bavardage. On le voit à la profusion de vidéos d’enquêtes amateur sur Youtube, de comptes de cyber- détectives, d’internautes qui tentent de résoudre des mystères insolubles [8]. Le geste révolutionnaire n’est pas un geste de dévoilement, d’illumination ou de dénonciation. Une vérité est toujours une prise de parti.
Au fond, peut-être que les choses n’ont jamais été aussi claires : il y a ceux qui défendent cet ordre, jusque dans leur prétention à le combattre, et ceux qui l’attaquent ; il y a ceux qui recherchent de la légitimité et ceux qui refusent de jouer le jeu ; ceux qui traquent les indices et ceux qui n’ont plus besoin de preuves ; ceux qui participent à la reconfiguration de ce monde, et ceux qui le désertent. Il y a le réformisme et la révolution, voilà le clivage à faire exister.
« Le contraire d’être de gauche, ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire [9] ». On fait comme si tout était devenu conciliable, mais jeter un pavé et voter la même année, ça participe à la confusion. Des autonomes qui se disaient ingouvernables en 2017 sont allés voter aux élections de 2022. L’argument pragmatique du moins pire leur a sans doute fait oublier qu’il s’agissait tout de même du pire. La prétendue radicalisation du gauchisme ne doit pas nous tromper, car c’est bien ici le but, nous tromper, nous inhiber, pour nous retenir. On a oublié que c’est la raison d’être de la gauche de se nourrir des velléités radicales pour les retraduire dans la langue du pouvoir. On ne peut plus rester silencieux, se laisser grignoter notre force. Quand on nourrit le réformisme, on affaiblit la révolution, il faut redire des banalités qui n’en sont plus.
Contre la montée de l’extrême droite, la gauche s’indigne et cherche à faire bloc pour défendre la société. Elle brandit cette menace pour nous mettre tous ensemble derrière son drapeau. Elle se place alors en force de maintien de l’ordre social, protège les vieilles valeurs humanistes. Sa position défensive trahit sa nature profondément conservatrice. De même, des libéraux se retrouvent à prôner le service militaire et l’uniforme à l’école. Dans ce contexte, la droite radicale n’a aucun mal à endosser le rôle de protestataire, à pointer les injustices sociales. En vérité, le projet républicain lui convient à merveille, et l’hypothèse nationale prend de la force dans tous les espaces de la politique classique. Il faut donc se rendre à l’évidence : progressisme et conservatisme sont deux manières de désigner le même camp politique, celui du réformisme.
C’est bien parce que la contestation progressiste, si forte au XXe siècle, est devenue caduque que le pôle transformateur de l’époque est en train de virer à droite. Il ne s’agit pas d’être nostalgique de la gauche mais de constater que les « antisystèmes » sont en passe de la remplacer dans son rôle d’idiot utile du système. Certains semblent s’y résoudre et prônent une alliance de tous les contestataires, beaufs et barbares [10], dans un grand progressisme unitaire. Ils essayent de ramener dans le sillage de la gauche tous les affects de droite, bref de construire aujourd’hui le PC d’antan. Il faut faire exactement l’inverse. Seul un clivage révolutionnaire peut faire apparaître le camp réformiste pour ce qu’il est : l’énième tentative de redonner un sens à ce monde et d’en recharger la promesse. Est réformiste ce qui vise à améliorer l’ordre en place, à atténuer les effets néfastes, et donc à maintenir l’ordre social à tout prix. « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
On ne doit pas s’en tenir aux faux semblants de l’époque : la « montée des extrêmes », l’augmentation de l’insécurité, la polarisation de la société, le Grand Remplacement. Ce n’est pas parce qu’on insulte à tout va les gens de terroristes qu’ils le sont effectivement. La qualification de terrorisme est une chose, le terrorisme en est une autre. Au final, derrière ces menaces et ce catastrophisme, c’est bien l’option raisonnable qui s’avance à chaque fois. Tout va dans le même sens : celui de l’homogénéisation, de l’intégration, du lissage. Presque à chaque fois que la droite radicale est arrivée au gouvernement ces dernières années, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Amérique du Sud, sa radicalité autoritaire s’est ramollie à l’épreuve du pouvoir. Gestion des affaires courantes, business as usual.
L’unité réformiste agit comme une vaste offensive de dépolitisation, qui conduit aux hybridations les plus bizarres. Toutes les divisions structurantes tendent à être déconstruites, nature-culture, modernité-tradition, la liste est longue. Tout devient interchangeable et superficiel. On ne veut pas les réactualiser, mais on ne fait que la moitié du chemin si on en reste là. Il faut faire émerger d’autres lignes de fracture, sinon on risque de participer au relativisme ambiant. L’acte de cliver, de rendre des choses inconciliables, est un acte éminemment politique.
On peut en tout cas être certain que cette confusion prépare une redistribution et un perfectionnement des champs civilisés. La civilisation avance, son bras réactionnaire et son bras progressiste assimilent et intègrent jusqu’aux discours les plus radicaux. L’écologie est l’exemple le plus abouti de l’intégration à la promesse civilisée de toutes les aspirations au changement. En tant que discours du tout, elle se substitue trop facilement à la question révolutionnaire. Elle ouvre des champs qui paraissent irréconciliables, maraîchage contre industrie agroalimentaire, autonomie contre gestion étatique, local contre global. Mais même dans ses franges les plus radicales, la formulation des problèmes se fait bien souvent dans les termes du pouvoir, et c’est toujours de gestion qu’il s’agit. Pour nous, la question n’est pas de moderniser l’ordre productif, mais de le détruire. Produire c’est réduire à quelque chose ou à rien, c’est ce qui tient la réalité captive. Les grandes catégories comme celle du vivant sacralisent et au fond condamnent ce que l’écologie entend défendre. Avoir une vision réductionniste de ce qui importe, telle est la grande erreur. Parfois des combats se mènent à des endroits où le milieu naturel se résume à une dalle de béton. Il y a des choses qui résistent et qu’il ne faut surtout pas chercher à faire rentrer dans une catégorie objective créée de toutes pièces par des biologistes. C’est parce qu’on en a fait un objet qu’on a rendu possible la domination et la destruction de la Nature. Toute la force qui émane de l’écologie doit donc se placer dans un horizon révolutionnaire pour déjouer les pièges qui lui sont tendus, pour contrer sa propre pente conservatrice (défense de la paysannerie, centralité du rapport à la terre [11]). De ce point de vue, rien d’étonnant au devenir réactionnaire des communautés hippies actuelles.
Aujourd’hui, les luttes écolos peuvent être vues comme autant de tentatives de ramener le pouvoir à la raison. En clair, l’écologie est l’incitation permanente à participer aux modifications qui permettront que tout continue, que tout fonctionne.
Nul doute que le règne civilisé négocie son virage, que son agonie transitoire est, faute d’opposition réelle, une invitation à en reconfigurer les prémisses. L’organisation de la confusion permet une vaste offensive de restauration et de conservation de la civilisation. Pourtant, les factieux sont partout, le désir révolutionnaire sommeille dans beaucoup de politisations réformistes. Imposer le clivage réformisme-révolution partout où c’est possible, en faire une priorité dans le débat politique, est un impératif de l’époque. L’option révolutionnaire n’existera pas toute seule, il faut la faire apparaître, sans cesse, et oser la rejoindre.
3. vertige - Attaquer l’institution, partout
Sumud Akbar ! [12]
1. Anticiper le retour à la normale 2. Porter le coup d’arrêt 3. Cibler l’institution
Le caractère insaisissable du pouvoir nous est rappelé chaque jour. L’ennemi, c’est une maladie, l’inflation, le réchauffement climatique, autant de choses sur lesquelles il n’y a pas de prise. Sans doute la projection en boucle du désastre a-t-elle donc une fonction. La décision de laisser mourir des milliers de migrants en mer : regardez, on ne va rien faire. Les catastrophes climatiques qui s’accumulent, des vies détruites, des zones inhabitables pour toujours : regardez, on ne peut rien faire. Les milliers de morts à Gaza : regardez, on a rien fait.
On se persuade qu’il n’y a que cette vie résignée. On pousse chaque fois plus loin les limites du cynisme, moteur de l’impuissance généralisée. La machine paraît fonctionner toute seule, être en roue libre. On cherche désespérément le bouton on-off, en sentant bien pourtant qu’il n’y en a pas. Et voilà comment tout reste en place, comment tout continue, sans que personne n’ait besoin d’y croire, au fond. C’est de cet écart que vient notre vertige : la sensation qu’un détail peut contenir tout ce qui nous dégoûte, et dans le même temps qu’on n’est jamais face à un ennemi visible et prenable. Comment imaginer détruire ce monde, nous petite poignée de révolutionnaires ?
1. Quand un soulèvement advient, où que ce soit, et que se réactualise la possibilité insurrectionnelle, nos yeux sont rivés sur ce qui se passe. Au Sri Lanka en juillet 2022, des insurgés squattent le palais présidentiel, ce qui paraissait impossible advient. On investit de toute notre foi cet événement qu’on connaîtra si peu, dont on se sent si proche en même temps, et dont on a envie, surtout, qu’il débloque tout. Et le premier ministre devient le président, fin de la « crise politique ». La résignation ne porte pas tant sur la possibilité que des situations s’ouvrent de nouveau, mais plutôt sur la certitude qu’elles se referment à chaque fois.
Que ce soit l’écriture d’une nouvelle constitution, comme au Chili en 2019 [13], la retraduction dans des revendications plus générales, comme le RIC pendant les Gilets jaunes, ou simplement l’avènement d’un nouveau dirigeant, chaque fois, le débouché gouvernemental montre le chemin de la défaite. Retour à la normale. Le sentiment de trahison qu’on ressent alors est une vérité qui s’éprouve partout, qui relie des situations qui ont en apparence si peu en commun. C’est là précisément que se loge ce qu’on a à affronter : ce qui vient instituer, partout.
On peut et on doit anticiper ce qui viendra toujours nous niquer car c’est au fond toujours la même chose. Tout débordement contient la promesse qu’il est possible de faire autrement, toute institutionnalisation de ce débordement est la capture de cette promesse, son enfermement. Peu importe que les intentions soient bonnes. Les progressistes de toute nuance nous diront qu’une nouvelle loi, ou mieux, une nouvelle constitution est la conclusion inévitable de la colère, que c’est là la seule manière d’être pris au sérieux, de durer, de gagner. Cette victoire des forces constituantes est toujours la défaite des révolutionnaires. Les constituants pressent, ils se hâtent, ou à l’inverse imposent des délais infinis. Ils singent et miment ce qui doit disparaître, ils falsifient ce qui naît. Pendant l’insurrection tunisienne de 2011, ce que demandaient certains insurgés, c’était du temps, le temps de savoir ce qu’ils voulaient, refusant par-là les coups d’accélérateur, le chantage à la crédibilité, les débouchés politiciens. Destituer, c’est prolonger et faire durer la négation, l’engager dans la durée. L’affirmation est la patience du refus, non son dépassement. Une insurrection se politise, quand elle n’est plus réactive, quand elle refuse ce qui institue, ce qui gouverne, ce qui produit. On vise une révolution destituante.
Chaque fois que quelque chose échappe à son cours normal, il y a deux voies qui s’affrontent : le retour à la raison ou le prolongement de la destitution. Désigner l’ennemi comme ce qui institue permet dans chaque situation, de voir l’obstacle, de franchir les caps, d’empêcher la formation d’un nouvel ordre. Un affrontement n’est pas encore un soulèvement, un soulèvement ne conduit pas forcément à la révolution. À chaque intervention, il s’agit de chercher à maximiser et à renforcer les attaques contre la norme sous toutes ses formes.
2. L’ordre social tient par toutes les petites habitudes de respecter les règles, il tient par la séparation et l’atomisation de tout, il tient parce qu’il y a des citoyens. Nul doute alors qu’il faut étendre la destruction et l’arrêt d’absolument tous les relais qui permettent à la normalité de suivre son cours. Ces dernières années nous ont rappelé la joie immense que cela provoquait. Nous l’avons vu dans le blocage et l’occupation des ronds-points. Les ronds-points, cette petite spécialité française, plateforme de distribution des flux en différents axes. C’est littéralement le carrefour entre ceux qui se rendent au travail, ceux qui prennent la sortie vers le centre commercial, ceux qui rentrent chez eux regarder la télé ou s’occuper de leurs enfants. C’est le nœud qui permet que les moments de nos vies, découpés, hachés, atomisés, soient liés et connectés. Les bloquer induit une capacité de nuisance insoupçonnée. Le blocage portait autant sur la possibilité d’aller à son Ikea de proximité que sur le quotidien même des occupants. Entre les magouilles, les arrêts maladie à tout va, ou les intrigues amoureuses, la vie quotidienne était sens dessus dessous.
Dans des luttes sociales, la question de la paralysie du quotidien est déléguée à la grève, laquelle est déléguée aux syndicats. Si la CGT a appelé pendant le mouvement des retraites de 2023 à « mettre la France à l’arrêt », elle a fait reposer l’effectivité de la menace sur la seule grève des travailleurs. Quand les gouvernements assument en toute tranquillité de s’en foutre royalement, ça revient trop souvent à perdre de l’argent pour rien. On a vécu des grèves massives des transports pendant plusieurs mois, où tout bon Parisien allait tranquillement au travail en trottinette. Quand un secteur entre en grève, la population et les médias en viennent presque à comprendre, à compatir, keep calm and carry on. Il n’y a plus tellement de « prise d’otage », tout se réaménage, pour quelques temps. À l’heure du télétravail généralisé et de l’information en continu, on sent bien qu’il va falloir des mélanges surprenants, des ingéniosités tactiques qui débloquent la question du blocage. C’est ce qu’on a senti pendant le mouvement des retraites, lors des « opérations villes mortes », comme à Rennes où le coup d’arrêt a dépassé le petit blocage symbolique : cibles ambitieuses, perfectionnement de l’art de la barricade. Ou encore dans les sessions de coupures d’électricité par les techniciens d’Enedis. Ces gestes relevant parfois plus du sabotage montrent la voie, celle du black-out.
Dans cette optique, un coup d’arrêt ne tient pas d’une suspension temporaire. Le travail ne doit pas être suspendu, mais détruit, c’est le nerf de la guerre. Le travail est l’institution du quotidien par excellence, ce qui annexe notre temps, nos désirs. Tout ce qu’on fait devient du travail, on travaille sur soi, on travaille à ceci ou cela, ça travaille, on valorise tout, en permanence. Quand un bon repas devient par les réseaux sociaux une expérience valorisable, on sent bien que la production a largement débordé la question économique. L’interruption générale doit en tenir compte : on n’arrête pas simplement le travail, on arrête tout.
Tant que le monde autour de nous continue de fonctionner, c’est que l’événement est resté périphérique, que le rapport de force n’a pas franchi un certain seuil. Quand il devient impossible de rester spectateur, de ne pas prendre parti, quand l’événement devient central. Encore une fois, généraliser et intensifier un soulèvement, l’inscrire dans la durée, empêcher le retour de l’ordre en place, implique une suspension du temps qui en dégage, du temps. Les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel ont eu lieu au début de l’été, quand l’année scolaire était terminée, et du temps, on en avait. La semaine de soulèvement a donné lieu à des affrontements d’une ampleur historique, et des attaques massives d’institutions. « Pas les écoles ni les bibliothèques » suppliait Mélenchon, disant en creux que les mairies et les commissariats, c’était ok. Heureusement, personne ne s’en est tenu là. Les cibles matérialisaient aussi ce qui nous détruit chaque jour, nos petits enfers. Un Lidl, une Poste, une CAF, un collège [14]. Tout ce qui nous fait rentrer dans le rang. Parfois les cibles étaient d’une stupéfiante banalité. Une auto-école. Une pharmacie. Autant de relais d’un ordre bien plus grand que Macron et sa police.
3. On doit être fidèle à cette sensation que ce qu’on veut détruire est partout, à ces moments où l’on sort dans la rue, et qu’absolument tout nous dégoûte. Cet immonde regard complice dans le métro parce qu’un clochard fait trop de bruit, cette annonce faussement drôle et décalée dans le train, ces espaces verts où chaque brin d’herbe porte une intention urbanistique, le panneau souriant de ce nouveau magasin concept, ce flux continu de passants qui font semblant que tout est normal. Comment ne pas penser que c’est nous le problème ? Les astuces de développement personnel n’y font rien, c’est à coup de psychothérapie qu’il faut désormais chercher un sens à tout ça, et un jeune sur cinq prenait des antidépresseurs en 2021. Analphabètes du sens, chaque jour est devenu une errance.
La haine de l’institution est partout, mais partout refoulée, elle existe comme détestation de soi : haïr la vie, les gens, le temps et tout ce qui nous entoure, vous parlez d’un programme. Attaquer l’institution, c’est désactiver un à un les mécanismes de l’adaptation sociale. Depuis toujours on apprend à s’adapter, sous-entendu : à l’institution. On passe de l’une à l’autre, sans même s’en rendre compte, on suppose qu’il faut apprendre à vivre avec, à faire avec, parce qu’on a intégré l’idée qu’il n’y a pas d’autre manière de faire.
École, couple, famille, travail, les institutions jalonnent notre biographie, impriment leur marque sur chaque être. Conservatrices par essence, elles sont ce qui maintient l’ordre en toute invisibilité. Nous devons tout faire pour arracher nos existences à leur carcan. Retrouver des prises, c’est sentir qu’on peut dès maintenant, sans attendre, faire l’expérience que dans chaque chose se joue déjà un rapport de force. Le combat contre ce qui institue peut se mener à chaque instant, à différentes échelles, et partout. C’est quand dans une discussion, un tour de parole est imposé, car il a été décidé quelque part que ça faisait mieux circuler la parole (ça reste à prouver), et que c’était forcément ça qui était le plus important dans une discussion.
Pour autant, on ne dit pas qu’il faut tout attaquer avec la même vigueur, mais que la logique à affronter est partout. On prend l’habitude d’aller courir, et hop, ça devient le footing, c’est bon pour la santé, et pas que physique, la gestion du stress aussi. On peut y céder ou y résister. On peut décider de n’être que fonction sur pattes, ou bien refuser la compartimentation de nos vies dans les cases prévues pour, avec des degrés de priorité différents : loisirs, peu important, travail, important, famille, très très important.
Ce monde ne tient pas tout seul. À un moment on lui prête allégeance. Il suffit de regarder autour de soi pour s’en convaincre. On doit refaire de citoyen une insulte. Il est la plus petite unité de maintien de l’ordre, c’est la police moins la violence légitime (pour l’instant). Gardien du civisme, voisin vigilant, cycliste indigné, poucave en puissance. Il y a des décisions à prendre, à tous les niveaux, de ce à quoi l’on veut participer : renforcer l’institution ou renforcer ce qui lui résiste. C’est comme ça qu’on retrouve des prises pour se battre, quand tout est fait pour nous dire qu’on ne peut rien faire. Il y a toujours une erreur à personnifier l’ennemi, que ce soit Macron, Bernard Arnault, les 1 %. Mais il y a bien tout un tas de personnes qui décident de participer, qui font tout pour que ça continue, qui s’organisent en conséquence. Quand certains font corps avec leur fonction, c’est bien leur corps qu’il faut attaquer (la police).
Il y a plein de manières de prendre parti pour l’ordre du monde, différents degrés d’engagement pour que tout tienne en place. Là où le progressiste aime toujours à montrer que derrière l’écriteau de l’institution il se passe des choses contradictoires, nous disons que sa réalité détestable sait se passer d’écriteau. Mais la torture est raffinée. Le sentiment d’exister, la participation, le revenu et l’honnêteté sont les contreparties et les antidouleurs, ce qu’on y gagne. Tous ceux qui croient possible de changer les choses de l’intérieur font fausse route. On peut bien tenter de rendre moins crade l’école, on devient prof pour faire autre chose que préparer des corps disciplinés pour le monde du travail. Sauf que c’est impossible, l’école marche avec le travail, l’école marche avec le faire société, le catéchisme de l’émancipation, le devenir citoyen, c’est sa fonction même. On perd beaucoup de plumes à essayer, à l’échelle de sa petite personne, de résoudre toutes les contradictions de l’institution. Alors on abandonne le sens, et l’institution a eu raison de nous.
La logique qui les traverse toutes, qui garantit que tout tient bien en place, c’est la logique civilisée. Quand on réussit à faire valoir au sein même de l’institution des éléments hétérogènes à son fonctionnement, on agrandit au final l’emprise civilisée, on ne sort pas de son hégémonie. Et n’importe quelle pratique alternative, de la pédagogie à la paysannerie, pourra être récupérée par ce qu’elle entendait combattre. Il importe alors de faire grandir des manières de faire qui lui échappent. Attaquer l’institution, partout, implique de faire confiance à ce qui lui résiste. Si l’institution est la force de récupération de tout, on doit trouver ce qui arme et ce qui protège ce à quoi l’on tient. Ce n’est jamais donné, c’est toujours un combat.
Il y a comme une sensation d’infini quand on pense à l’étendue de ce qu’il faut détruire. L’institution capture, laissant parfois croire qu’il n’existe aucune forme qui y résiste. La honte et le dégoût de ce monde sont ce qu’on a en commun, une expérience en partage qui est un point de rencontre et de départ. Cette guerre contre la civilisation, on ne la mène pas seul, chacun dans sa vie. Si nous disons qu’elle commence ici, c’est parce qu’elle ouvre un chemin vers les assauts plus grands, les assauts révolutionnaires. La grandeur du défi ne nous fait pas peur, bien au contraire.
4. victoire - Partir de ce qui manque
1. Tout concorde : révolution 2. Ce que la victoire n’est pas 3. Être déterminant
Chaque fois que quelque part une séquence insurrectionnelle se termine, c’est l’idée de faire trembler ce monde qui s’éloigne. Les camarades, les gestes, et les vérités rencontrés sur le chemin sont des trésors de cette aventure. Trop souvent, on en reste là, on se bat pour la beauté du geste, pour résister, pour ne pas se laisser faire. Mais le sens de notre combat importe. Reformuler la victoire, c’est trouver une force de projection qui permet de refuser le fatalisme comme seule issue.
1. La victoire est possible. Autrement dit, un basculement révolutionnaire n’est pas inimaginable depuis la conjoncture actuelle. Nous faisons le pari que se dessine actuellement une période pré-révolutionnaire, que le moment est propice, et que cette fenêtre peut se refermer. Se saisir de cette chance, c’est vouloir être à la hauteur de ce que la situation exige. Inflation, perte de foi dans les institutions, défiance de la politique classique, montée du fascisme, médicamentation généralisée, inaction climatique, confinement, les fameuses conditions objectives seraient-elles réunies ? Et le saviez-vous, les astrologues indiquent que l’alignement et le positionnement actuel des planètes et des astres est pour la première fois exactement le même que celui de… 1789.
Notre génération peut connaître une révolution, il faut en être sûr. Pour nous, c’est une décision qui oriente notre existence, on décide d’être révolutionnaire. Parfois, c’est un choix presque raisonnable, bien souvent, c’est la rencontre entre plein de choses, une détermination, des personnes, des situations, des lieux, des textes, des évidences. Il arrive même que ça nous tombe dessus un peu magiquement. Pourtant, cette foi n’est pas une soumission, une idéologie, une aliénation. On n’est pas révolutionnaire une bonne fois pour toute, définitivement et pour toujours, sans place pour le doute. Il ne s’agit pas d’en faire une nouvelle identité, mais de voir comment cela oriente, donne un cap. Cette vérité nous accompagne au quotidien, aiguille nos errances comme nos certitudes, lie nos destins dans une existence de combat.
Il s’agit de quitter les limbes de notre époque. On entend dire que les générations actuelles sont les plus dépressives, anxieuses, insomniaques, tristes, qu’elles ne trouvent plus aucun sens, qu’elles ne croient plus en rien. Le nihilisme de notre temps ne consiste pas à abattre les grands modèles, à abandonner les principes fondateurs des normes. Il est celui d’une hyper-réalité stressante et dépolitisée, celui de l’acceptation d’être le crash-test du monde infernal et confiné qui se prépare, celui du renoncement. Quand on ne croit en rien, on finit par ne croire en rien d’autre que ce qui est là. Le fatalisme est au service de l’ordre en place. Par-là, il faut comprendre que le nihilisme est l’ultime allégeance à ce monde, son dernier rempart, et que notre foi est le refus de s’y soumettre.
No future est devenu un slogan conformiste. Humiliation du passé, invisibilisation du futur, notre époque est celle du présent, partout, tout le temps. Il faut désormais prendre ce qui est là pour la seule chose qui a une consistance, une réalité. Par les chaînes d’info en continu, par la télé-réalité, à travers chaque story, on est projeté dans un présent mythifié et transparent, le nôtre, celui des autres. On nous bombarde du présent, sans cesse recouvert, sans cesse renouvelé. Tout un arsenal de dispositifs nous retient dans le réel, dans l’ici et maintenant, et tout se passe comme si le futur était une idée du passé. On se sent asphyxié par la résilience forcée de l’époque, cette zen attitude névrosée. Les mantras sur les sachets de thé sont devenus des programmes politiques, récités avec le sourire : profiter de l’instant présent, l’important c’est le voyage, pas la destination. Dévastation de la planète, domination, mise au travail généralisée, la destination est pourtant claire.
« Pour ceux qui ont cru au ciel, souvent la terre est trop petite [15]. » La victoire n’est ni une certitude, ni un programme, ni une religion, c’est un impossible à faire advenir. Les sceptiques auront toujours raison, ils ont la lucidité de leur côté. Ils participent à la défaite en rendant hégémonique leur « principe de réalité ». Il faut prendre le risque d’y croire. La victoire, c’est une possibilité qu’il faut faire grandir. Un coup de dés. Lorsque personne n’y croit, on condamne les révolutions à avoir deux guerres de retard, comme ces « révolutions des mœurs » que l’Occident fantasme dans les pays qu’il a lui-même colonisés. En les réduisant à des révolutions sociales, il s’assure par là qu’elles n’affectent pas trop l’état du monde.
2. Qu’est-ce que gagner ? Le mot paraît frelaté. Il y a ceux qui en ont fait un style de vie, les winners, quand on veut on peut, que périssent les faibles, et autres conneries. Garder une attitude positive en toute circonstance n’est pas l’apanage des entrepreneurs de soi, beaucoup utilisent les mêmes méthodes infantilisantes en politique. « Bravo à tous, on a pu défiler aujourd’hui sans se faire nasser, on peut s’applaudir [16] ». Le triomphalisme n’empêche pas la victimisation, on célèbre des victoires qui n’en sont pas, c’est bon pour le mental, l’esprit d’équipe. Crier à la victoire comme on crie au loup, c’est désarmer le plus grand explosif existentiel.
Quand le projet d’aéroport a été abandonné à la ZAD de Notre-Dame-des- Landes, une partie du mouvement a vite crié à la victoire, ce qui a mis fin au conflit débordant qui se jouait alors. Certes, le grand projet n’était plus, mais là n’était pas l’essentiel. L’aura révolutionnaire internationale qui émanait de ce bout de territoire était le début et la preuve de quelque chose de bien plus grand. Se battre pour une zone sans police ou légaliser des cabanes ? C’est la voie de la normalisation qui a été choisie, toujours une défaite. Quand le gouvernement fait machine arrière, qu’il cède, qu’il retire une loi, il expose indéniablement une faiblesse. Soit on prend ce qu’il nous donne et on l’enfonce encore plus, soit on s’en contente et on finit par célébrer la fin des hostilités, à ses côtés. Les gilets jaunes n’ont pas fait cette erreur. On s’en souvient à peine, mais la taxe qui avait lancé le mouvement a été retirée, et personne n’a eu l’indécence de parler de victoire, tant ce qui avait été mis en jeu dépassait de très loin cette question.
C’est toujours le même réalisme qui opère : il vaudrait mieux abaisser ses exigences pour espérer les satisfaire que rêver à toujours plus. Et de toute façon ce serait hors-sol de parler de révolution, puisque c’est pas pour tout de suite. Nous répondons que, quoi qu’on dise ou espère, de toute façon ils ne lâchent rien, ou si peu. Alors, autant viser haut. Surtout après avoir vécu des moments où ce qu’on pensait un temps insensé ou infaisable est devenu réel. Personne n’aurait pu croire qu’il était envisageable, à quelques milliers et en une semaine, d’attaquer et d’incendier 250 commissariats, 200 établissements scolaires, et plus de 100 mairies. Sûrement pas ceux qui se complaisent dans leur pessimisme, et qui, bien malins, rétorqueront « et même avec ça, rien n’a changé ». Ils auront toujours raison on vous dit. Quand tout devient possible, on assure qu’il faut s’en tenir là, et quand tout retombe on prétend qu’il ne s’est rien passé, parce que d’une manière générale rien n’est possible, sinon des aménagements de peine.
La question de la victoire ne se joue pas sur le terrain de la raison, on doit la déplacer et voir qu’on est partie prenante du problème. C’est qu’on a assimilé cette idée très stoïque de la révolution : au fond, ça ne dépend pas de nous. On intègre le fait que les révoltes, de toute façon, passent. Il y a une ivresse de la défaite bien confortable, comme si c’était beau et noble de ne pas chercher à vaincre. Nous refusons de faire de la défaite un romantisme révolutionnaire. Il faut combattre la fausse modestie de l’époque, oser renouer avec des énoncés audacieux. L’histoire des révolutions passées nous hante, et c’est bien normal. Parfois, on dirait même qu’après tant de défaites, de répression, de domination, de gouvernementalité, il y a eu dans nos rangs l’intériorisation d’un traumatisme, et qu’il en devient presque rassurant de voir que tout continue tranquillement, que rien ne change.
La civilisation est une politique, et cette politique peut tomber. Elle n’a rien de naturel ou d’inéluctable. Ce qui se présente comme la seule manière de faire, comme une hégémonie inébranlable peut être ramené à une possibilité. L’insurrection amorce un rapport de force, entre l’ordre et le désordre, entre le pouvoir et la puissance. Elle est une occasion, quand elle se politise, d’ouvrir la possibilité d’une victoire révolutionnaire. On ne pourra pas être débarrassé une bonne fois pour toutes du pouvoir, de ce qui institue, de ce qui enferme. Une victoire révolutionnaire n’arrête pas le combat, mais le projette différemment. La révolution reste un horizon, elle aura toujours une part d’inachevé depuis laquelle elle se redéploie, mais les termes ont complètement changé. On pourrait dire que ce serait ça, changer d’époque.
3. La fin de la civilisation semble être un mirage mais il y en a bien qui en parlent. Les nouveaux prophètes, déclamant les rapports du GIEC comme des versets de l’Apocalypse, promettent une fin toujours plus proche, qui n’en finit pas de ne pas finir. Ce qui avait servi à « éveiller les consciences », « faire éclater la vérité », a conduit à la résignation. Il n’y a rien à faire, tout est déjà joué, ça finira bien par arriver. Pour notre part, nous sommes apocalyptosceptiques. La thématique de la fin, la fin du monde, la fin des hommes, est contre-révolutionnaire. Elle implique qu’il n’y a rien à faire, sinon s’asseoir confortablement devant le spectacle de la décadence. On serait comme enfermés dans la locomotive de l’Histoire qui avance irrémédiablement : quand tout va bien, c’est qu’il n’y a rien à faire, quand tout va mal, c’est qu’on ne peut rien faire.
Nous savons que le futur n’est jamais donné. Parler de victoire révolutionnaire, c’est dire que l’époque n’est pas à la fin du monde, mais à la fin de ce monde. On ne se promet pas le grand soir messianique, les lendemains qui chantent, le retour des âges d’or perdus. On ne se réveillera pas miraculeusement, un beau jour, dans une révolution. Dire que c’est possible, dire qu’on y croit, c’est dire que c’est aussi à construire. Il n’y a pas de révolution sans révolutionnaires. Par construction, on entend une manière de se rapporter aux choses. Quand on décide d’appartenir à la révolution, on accède à une puissance depuis laquelle tout se réorganise. On doit sans cesse se demander ce qui refrène une situation et l’empêche de déborder. Ne pas partir de ce qui est là, mais de ce qui manque : de la détermination, des gens, du positionnement ? À quoi faut-il s’attaquer : au pacifisme, aux chauffeurs de taxi, à la morale ? Est-on dans une phase d’intensification du conflit ou doit-on plutôt viser son extension ? On prend toujours des directions, des décisions qui affectent le cours des choses. On ne doit pas réserver cette façon de penser aux moments insurrectionnels, mais se demander depuis la situation qui est la nôtre : qu’est-ce qui aujourd’hui fait obstacle à la révolution ?
Assurément, il y a un manque de foi, mais il y a aussi un abandon de la stratégie comme pensée générale de nos gestes, ce qui est indissociable [17]. Nous en avons fait l’expérience ces dernières années, et c’était particulièrement criant pendant le mouvement social de 2023. Quand on ne croit pas à notre force, on s’empêche de déployer toute stratégie, on adopte par défaut celle des syndicats. Il ne faut pas venir pleurer que certains gilets jaunes soient devenus gauchistes, conspis ou fafs, quand on ne dit nulle part comment faire pour qu’existe une autre issue, quand on ne formule pas une idée de la victoire qui ne soit ni le RIC, ni faire tomber Macron.
Après avoir touché du doigt ce qu’une insurrection pouvait signifier, il a fallu s’entendre dire que les révolutionnaires ne pouvaient pas, par définition, être déterminants dans la situation. Que la révolution était l’affaire de ceux qui se soulevaient, que s’organiser vers ce but et se préparer à cela était une idée sale et moche, impure. L’éternelle poésie du spontanéisme fantasmé a bien des fidèles, comme si les appels à envahir les Champs-Élysées le 1er décembre ou le 16 mars n’avaient pas été soupesés, décidés, tentés.
Il faut répandre cette vision qu’il est possible d’intervenir sans être une avant- garde. Comme tout le monde, on vient avec une position. Ceux qui le masquent tendent à traiter les événements comme des petites choses fragiles qu’il ne faudrait surtout pas brusquer, de peur de les écraser. Ils font juste semblant, semblant qu’ils n’ont pas d’histoire avant d’aller au combat, ni d’autre bagage, que ce soit des avis, des choses auxquelles ils tiennent ou des choses qu’ils refusent. Il ne s’agit pas pour nous d’anticiper les questions, les réponses, les événements, mais plutôt de réfléchir à ce qu’il faut faire, là, maintenant, en se donnant le recul nécessaire et sans se contenter du niveau tactique. Ceux qui ont participé de près ou de loin aux conflits politiques des dernières années ne doivent pas rester seuls, garder pour eux leurs analyses, leurs savoir-faire, leurs souvenirs, leur capacité de vision. C’est en trouvant les personnes avec qui se projeter que la question stratégique cesse d’être un grand mot, l’apanage des organisations classiques. C’est souvent dans l’anecdote que se trouve la justesse des grands moments de basculement, tant la révolution est au fond une question d’ambiance. L’audace politique se libère parce que l’envie que la situation déborde est prise au sérieux, ça conspire, les points d’ébullition se confrontent, se nourrissent, l’atmosphère change.
Vouloir être déterminant c’est refuser la haine de soi, c’est s’assumer comme une part de ce qu’il se passe, c’est ne pas chercher à s’excuser et à se dissoudre dans on-ne-sait-quel gens. Les gens, c’est ce qui ne veut rien, c’est l’unité de vide qui excuse chaque lâcheté et entretient chaque fantasme. Ce ne sont pas les gens qui ont pris d’assaut et assiégé la préfecture du Puy-en-Velay le 1er décembre 2018, qui ont incendié la porte de la mairie de Bordeaux le 23 mars 2023, qui ont attaqué, pillé, puis brûlé le commissariat et la mairie de Mons-en-Barœul le 28 juin 2023, mais des fractions déterminées qui d’une manière ou d’une autre s’organisaient au cœur même des situations. Chaque composante qui veut participer prend des initiatives, échoue, réessaye, se rencontre. C’est souvent dans le feu de l’action qu’une foule devient une force déferlante, elle n’en reste pas moins nourrie de toute l’organisation qui s’y projette.
Dans une situation, affirmer, faire des choix, prendre des risques, nous expose à nous tromper. Nos échecs et nos doutes sont aussi des repères. Notre présent politique est celui de l’insurrection, notre objectif stratégique doit désormais être de chercher par tous les moyens à lever les obstacles qui l’empêche et à franchir tous les crans pour la rendre victorieuse.
5. décision - Ouvrir des espaces politiques
1. Ne pas abandonner la politique 2. La concentration permet la décision 3. Dire, c’est faire
Au PMU ou dans la littérature radicale, pour accéder au gouvernement [18] ou pour le renverser, l’antipolitisme s’est partout répandu. C’est une sagesse partagée, un signe entendu : la politique serait l’ennemi par excellence. Être radical et être antipolitique, c’est presque devenu synonyme. L’offensive autonome qui voulait libérer les pratiques de luttes de la capture idéologique et hiérarchique a donné des formes d’organisation évanescentes et inconsistantes. En refusant à juste titre la politique classique, on a tout simplement jeté le bébé avec l’eau du bain. Nous devons rendre possible et assumer une politique destituante.
1. On ne regrette pas le militantisme à l’ancienne, que certains remettent au goût du jour, où il faut avoir sa carte, être à jour de ses cotisations, où l’on sépare la vie privée d’un côté, la politique de l’autre. Il ne s’agit pas de revenir sur le caractère résolument politique de nos manières de vivre ou de nos rapports. Le problème c’est que, quand tout devient politique, plus rien ne l’est vraiment. Tout est mis sur le même plan : une cantine, un atelier banderole, une legal- team, un concert, une discussion sur un livre, une manif, une « réu ». Les milieux politiques sont morcelés, organisés autour de projets où chacun peut venir piocher ce qui l’intéresse, dans le respect des pratiques et des engagements des uns et des autres. La bienveillance martelée a tôt fait de se heurter aux inévitables embrouilles, qu’elle dépolitise presque toujours.
Symptôme et remède de l’apolitisme ambiant, l’organisation par Signal nous délivre les secrets de son expérience : c’est nul. On ne parle pas là d’un simple outil de coordination ou de communication, mais de ce qui s’est réellement imposé comme seule et unique manière de s’organiser. On quitte un groupe politique en se désabonnant d’une conv, on décide au nombre de pouces. L’engagement est devenu liquide, il faut être dans plein de groupes en même temps, il faut gérer son temps comme un investissement. On peut accepter de prendre des risques, mais toujours à condition d’être bien certain qu’il est possible de se barrer à tout moment. Au croisement de tout ça, c’est toujours l’Individu, débordé, et pourtant complètement vidé. On a fait du soi une petite chose à protéger, on est devenu incapable de s’abandonner à quelque chose.
Bien souvent, l’organisation se réduit alors au niveau pragmatique, tactique. La participation ne vise qu’à renforcer ce qui est proposé. Mais paradoxalement, s’en tenir à ça n’est possible que parce que d’autres ont une vision stratégique et prennent des décisions pour orienter les situations. Abandonner le terrain de la stratégie, c’est se condamner à subir le tempo impulsé par d’autres. C’est trop facile ensuite de s’indigner parce que les syndicats trahissent ou les orgas décident de tout, encore faut-il vouloir décider de quelque chose. Et effectivement, si on balaye la géographie du camp radical, on voit que des organisations purement formalistes et autre syndicalisme de l’émeute ont grossi ses rangs, pour prendre le contre-pied de la déliquescence des milieux. Il y a ceux qui râlent et s’indignent, on a trouvé des nouveaux politiciens, super. Mais c’est parce que tant de gens se contentent de ne pas réfléchir et d’être le bras armé d’une cause que d’autres occupent le terrain [19], comme autrefois le comité central. Cette perturbante cartographie incite plus que jamais à trouver et défendre une autre vision de la politique.
La politique n’est pas une histoire de bons mots, de rapports crades, de scènes et de coulisses, de trahison. La politique, c’est la rencontre et le jeu entre sa propre vie et ce qui l’excède. Il y a de la puissance ailleurs, mais c’est dans le champ politique que le bouleversement au-delà de soi est le plus grand. C’est là où se pose la question de ce qui importe le plus au monde, et qui engage de ce fait la plus grande puissance dans l’existence. La politique, ce n’est pas une question de tempérament, de centre d’intérêt, mais bien une manière de remettre l’offensive au cœur de nos existences, une pensée de la guerre. Nous ne voulons pas nous en tenir à ce qui est là, à l’état de ce monde, nous pensons qu’il y a quelque chose de plus grand que la condition qui nous est faite. Au- delà de la petite échelle de la bande, au-delà de l’échelle trop lâche du réseau, il reste à construire une politique révolutionnaire, une politique qui ne soit pas synonyme de pouvoir mais qui permette d’y résister.
2. Be Water. Mot d’ordre issu du mouvement à Hong-Kong en 2019, il donne le ton des années suivantes. Sagesse guerrière, asymétrie dans le rapport à l’ennemi. Plus le maintien de l’ordre s’affine, plus il paraît avisé de se fondre, de manier l’apparition-disparition. À Hong-Kong, c’était tout un art du surgissement, du redéploiement. À Paris, au printemps 2023, les manifs sauvages nocturnes répondaient à la pressurisation trop grande des cortèges syndicaux. Au détour d’une rue, l’apparition des forces policières ultra-mobiles lançait le signal de la dispersion qui inaugurait le grand jeu de savoir où et comment se retrouver. Mais la perspective de sortir du conflit frontal s’aligne un peu trop souvent avec la fuite du conflit tout court. C’est toute la différence entre gagner en intelligence collective et s’accommoder de l’impossibilité de tenir le moindre rapport de force. Face à ce délitement, il nous faut retrouver des espaces où s’agréger. La concentration expose mais permet aussi des dépassements plus grands : la rencontre crée une fusion, le magma couve, l’éruption explose. Be volcano.
La politique est affaire de présence, c’est la piqûre de rappel des ronds-points et aussi celle du confinement. Toute décision n’est pas nécessairement un rapport d’autorité, et c’est quand on se rencontre en un lieu qu’on en fait l’expérience. On ne peut plus se contenter de dire que ce sont les décisions qui nous prennent, éludant ainsi la question. Dans des espaces d’organisation, des initiatives pensées en amont ou sur le coup peuvent être mises en discussion, enrichies, soudainement emporter une foule ou mettre plus de temps à trouver leur chemin. Une décision n’appartient pas à celui qui la formule, elle résonne avec les personnes qui l’entendent, parce qu’elle met des mots sur ce qui est ressenti ou désiré, elle devient alors très vite une réalité, elle met en branle une énergie, elle déploie une force. C’est au nom de cette vision de la décision qu’on doit tout faire pour qu’existent des lieux qui la mettent en partage.
Pour s’organiser, il faut suspendre la temporalité qui s’emballe, et le temps a besoin d’espace. À Paris en 2023, aucun espace de décision n’a permis à la situation de passer le cap du mouvement-social-qui-déborde. Au fond, ce n’est pas la détermination, le nombre, l’inventivité qui manquaient, mais bien un lieu depuis lequel auraient pu être pensés les assauts. Il y a les facs bien sûr, mais on peut trouver d’autres endroits où se concentrer. Il y a de nouveaux QG à inventer. C’est la condition de base pour se trouver, se rencontrer. Libération du lieu, on discute dans tous les sens, on fait la fête, on dort sur place, on occupe. De quoi discute-t-on ? De ce qui se passe, de la journée, de la suite, des camarades d’ailleurs, de l’ennemi, des faux-amis. Les ronds-points du mouvement des gilets jaunes étaient à la fois un point de ralliement, là où ça se passe, et à la fois le lieu de discussions décisives allant des analyses détaillées du 1er décembre au sort de Macron une fois capturé, du débat sur l’efficacité de tel ou tel pavé à celui entre refaire une date nationale ou régionale. Un lieu décloisonne toutes les réalités habituellement séparées. À la fois caserne, infirmerie ou salle de bal, il se peuple de toutes nos attentes.
L’obstacle majeur à la prise d’un lieu c’est de ne pas croire suffisamment en sa puissance de déflagration. Parfois, à peine une occupation s’amorce-t-elle, qu’elle est immédiatement saccagée, puis vidée et délaissée. Au-delà de la joie évidente que constitue le fait de ravager n’importe quel bâtiment, tout se passe comme si nous avions nous-mêmes peur de ce qu’un QG pourrait provoquer, on abandonne d’emblée le fait de pouvoir y rester. En bon moderne, tout nous pousse à rejeter n’importe quelle forme de commun, d’exigence, à pouvoir trahir n’importe quoi à n’importe quel moment. En France, le maintien de l’ordre a pris acte de ce manque de ténacité, de cette inconséquence, et la répression procède souvent par épuisement. Des flics se positionnent, jouent l’intimidation, empêchent les entrées, et attendent les sorties. Il faut alors tenir, agréger. À Hong-Kong, le Be Water a débouché à la fin du mouvement sur une occupation de fac qui a résisté à un siège pendant plusieurs jours. De l’intérieur, ils disaient préférer mourir plutôt que de se rendre. La police a entouré la fac Poly-U, menant de nombreuses percées, repoussées par les insurgés. Des groupes tentaient de faire diversion en les attaquant de l’extérieur, pendant qu’à l’intérieur les occupants les tenaient en respect par des flèches enflammées et de la pyrotechnie diverse. Be Castle. Après coup, on voit bien que l’occupation a été le chant du cygne du mouvement, mais la détermination des occupants atteste du sens profond d’avoir et de défendre un lieu.
Les possibles libérés par la tenue d’un lieu sont infinis, c’est précisément la dangerosité d’une « base arrière » qui est attestée dans l’obsession à évacuer toute centralité [20]. C’est parce qu’on sait qu’un QG peut faire franchir des crans au débordement qu’on veut réussir à arracher un lieu ensemble, depuis les enjeux qui se présentent.
3. Jamais l’idée de se parler n’a autant répugné. Il est de bon ton, désormais, d’être dans le concret, de faire des choses concrètes. Tout ce qui ne touche pas directement à l’action, tout ce qui tente de prendre du recul, de la hauteur, met toutes les tendances radicales d’accord, même les plus opposées : c’est pour les bourgeois, c’est du gaspillage d’énergie, ou c’est une tentative de passer en force et d’imposer aux autres sa vision. Ce qui laisse le plus perplexe, c’est la nature de la séparation entre ce qui serait concret, organiser un goûter, les JO, et ce qui serait abstrait, pourquoi on se bat, quel champ investir, quelle stratégie, quelle force d’intervention.
Il n’est pas facile de trouver collectivement un chemin vers la pensée. On a tous fait la mauvaise expérience de discussions trop techniques, à rallonge, où l’on ne comprend plus de quoi on parle, où certains s’écoutent parler, induisant des dynamiques de valorisation insupportable. Ces discussions, nous les connaissons tous. Elles ont enlevé à plus d’une personne la moindre envie de s’organiser politiquement. On pense aux assemblées type Nuit Debout où chacun étale sa vie, ses déboires, ses opinions, véritables déversoirs du désespoir ambiant.
Mais c’est peut-être dans les facs, en Assemblée Générale, qu’elles ont fait le plus de dégâts. Nombreux sont ceux qui s’acharnent à leur enlever toute saveur, en rejouant toujours le même échec tragi-comique, ils achèvent de faire des universités le haut lieu de la dépolitisation générale. L’ennui apparent de ceux qui tiennent la tribune et distribuent la parole, véritables chefs d’orchestres, dissimule à peine leur plaisir de veiller à ce qu’aucune intervention ne puisse se répondre. Il y a même des moyens très sophistiqués pour ça, tours de parole à 2, 3, 4 colonnes, safe bureaucratie, ceux qui maîtrisent les codes se renvoient la balle. Chaque dispositif de l’AG, ordre du jour, prise de parole, vote, compte-rendu, est l’occasion d’un verrouillage de ceux qui savent ce qui va être décidé avant même que ça se passe. Aucune place n’est laissée à la surprise, au désaccord, à l’élaboration commune. Les trotskistes changent de nom mais restent une plaie pour toute assemblée. Leur répartition des rôles est d’une telle caricature : les petits nouveaux qui passent bien à la tribune, les barytons démagos qui s’enflamment, les plus malins qui concluent. Et les spectateurs d’appuyer chaque moment d’ennui d’une gestuelle clownesque silencieuse et molle. Nous sommes nombreux à ressentir la profondeur du néant. Sur le mur d’une fac en 2023, on pouvait lire : Si tu n’as pas peur du vide, regarde l’UNEF dans les yeux. Mais alors, pourquoi les laisser faire ? Pourquoi continuer à les subir ? Il y a de quoi enrager, s’emporter, fulminer, ce que les militants ne manqueront pas de retourner immédiatement à leur avantage. Ils maintiennent ceux qui refusent cette mascarade dans le rôle d’éternels chieurs, et s’arrogent du même coup le monopole de la politique. Les autonomes qui gueulent au fond de la salle participent à l’ambiance, il n’y a qu’à voir l’ennui mortel lorsqu’ils ne sont pas là.
Et pourtant, les assemblées restent un lieu possible de centralité politique, un espace qui peut agréger au-delà des milieux qui se connaissent déjà, où n’importe qui peut se ramener. On ne doit pas les abandonner. Si de plus en plus de personnes non initiées les désertent, c’est aussi parce que ceux qui pourraient leur donner une autre gueule ont capitulé. Ils créent d’autres assemblées, autonomes, séparées, satellitaires, toujours plus resserrées, où les codes sont d’autant plus retors. Au contraire, c’est en cherchant à élargir les enjeux et l’invitation qu’on donne de l’importance à une assemblée, qu’on a envie de penser sa forme pour se laisser surprendre par ce qui peut en émerger.
Il faut retrouver un art de la discussion comme on penserait un art du combat, la rencontre entre la stratégie et le commun qui se dessine. Il n’est pas question de tout maîtriser, mais d’apprendre à voir ce qui a son importance : où, quand, comment, avec qui. Il importe de se libérer du démocratisme mortifère qui plombe les rares moments où les gens se rassemblent. Quand tout est mis en équivalence, sous couvert d’égalité dans la parole, et que ça empêche d’avancer. Quand on renonce aux discussions à nombreux en les éclatant dans des petits groupes, alors qu’on a tout fait pour qu’il y ait du monde. On le fait au nom d’un plus grand partage, mais le sens stratégique se perd, les paroles se neutralisent dans des restitutions infinies, on n’élabore rien, on partage du vide, c’est pacifié, et c’est long… On croit que les petits groupes prémunissent des effets de pouvoir [21], alors qu’ils sont du pain béni pour toutes les manœuvres politiciennes. Dans une discussion, la capacité à mettre le désaccord sur la table, et pas sous le tapis, est le meilleur rempart à la pente institutionnelle et rigide, à la gestion, au formalisme, aux rapports de pouvoir. Que le ton monte n’indique pas forcément un manque de respect, mais témoigne surtout que l’on prend au sérieux ce qui se dit. Une discussion à 200 ou à 2000, c’est forcément risqué, c’est ce qui atteste aussi que l’enjeu est grand. C’est en s’y essayant, toujours plus, qu’on attaque activement l’hypothèse démocrate.
On s’est rendu absolument muets par une incapacité à déployer de la pensée ensemble. On doit trouver les complicités, les textes, les enjeux qui nous donnent l’appétit de la réflexion. C’est ainsi qu’on casse la figure de l’intellectuel imbuvable, dont la pensée ne débouche sur rien. Comme toute pratique politique, on doit veiller à ne pas rendre la pensée indépendante du reste, ni l’apanage de quelques expérimentés. On n’a pas tous les mêmes facilités, il faut trouver comment dépasser ses peurs ; comme pour l’émeute, la pratique de la théorie requiert du courage et du partage.
Un mot d’ordre est précisément la rencontre entre la pensée et l’action, les deux s’influençant mutuellement. Trouver le bon, c’est trouver celui qui met en mouvement, celui qu’on retient et qui nous projette. C’est parfois une question de timing, de lieu : Les gilets jaunes triompheront. On pourrait n’y voir qu’un détail, dire que l’essentiel est indicible, mais la différence est notable entre le mouvement social de 2016 qui disait « Loi, travail, retrait des deux », et celui de 2023 qui proposait « Prise en compte des années d’étude dans le calcul des retraites ». C’est mort. « La retraite à 60 ans » est un naufrage. Vous comprenez, cela suppose qu’il faut consentir à tout le reste.
Il n’est effectivement pas dit que l’on se comprenne. Il n’y a pas de forme miracle qui pourrait régler le problème, pas d’institution à trouver. Au sein d’une langue, selon son usage, des séparations se forment, nous éloignent ou nous rapprochent. Le langage s’est historiquement construit en assumant l’idée qu’il en est un qui doit prendre le dessus sur un autre. Il y a heureusement tout un tas de situations où ces barrières tombent, où ce qui compte n’est plus la manière dont on parle, mais les enjeux qu’on partage. La force même d’une révolte est de briser les séparations. On retrouve un langage commun, des mots qui font sens, lorsqu’on les échange, les dispute.
La dépolitisation ambiante est un marche-pied qui fait de toute politique un support de gouvernementalité. Notre politique se construit en ignorant ce chantage. Certains ont pu être dégoûtés du terme, jusqu’à l’abandonner complètement. Mais la profondeur de l’impuissance dit assez l’importance qu’il y a à le recharger, sans attendre.
6. l’Après - Refuser tout modèle de société
Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? James Baldwin
1. Anticiper l’anticipation 2. La question de l’échelle 3. L’usage contre le besoin
« Qu’est-ce que vous avez à proposer ? » Derrière cette question, souvent rétorquée à quiconque se dit révolutionnaire, il y a un piège dans lequel nous ne tomberons pas. Il n’y a pas de bon modèle à trouver dès maintenant, car il n’y a pas de bon modèle tout court et il n’y en aura pas non plus après. En fait, nous n’avons rien à vendre, pas de modèle à proposer, de solutions toutes prêtes en mode pâté pour chien. Un modèle c’est dire comment les choses devraient être, or on ne peut pas et on ne veut pas le savoir à l’avance. Nous ne cherchons pas des réponses à des questions qu’on ne connaît pas encore. Mais on se risque à proposer autre chose. On doit trouver une force de projection, un souffle qui nous délivre du présentisme, de l’incapacité à considérer autre chose que ce qu’on a sous les yeux. On croit à la révolution, parce qu’on sait qu’il y a des manières de faire qui ne reconduisent pas les logiques de pouvoir, et il faut s’attacher dès maintenant à les répandre et à les faire grandir.
1. Ceux qui tentent de se figurer un modèle pour l’Après le font souvent avec les meilleures intentions : donner du contenu à l’idée de révolution, la prendre au sérieux, et même pour certains, trouver comment limiter les prises de pouvoir, comment contrer la reformation d’un État. Mais tout le problème est de chercher à résoudre le futur dans le marché d’aujourd’hui. Toute solution, formulée dans les termes du présent, y reste enfermée. Ou quand le monde de demain devient le monde du presque-maintenant.
L’événement insurrectionnel, série de secousses sismiques, celui qui viendra balayer l’hégémonie en place, sera fort de plein de questions qu’on ne connaît pas encore. Qu’est-ce qui l’aura déclenché ? Ce souffle qui aura emporté tant de choses sur son passage en aura construit d’autres. Aura-t-on détruit les routes et épargné le réseau électrique, l’inverse, ou les deux ? Les choses se pensent différemment dans un cas ou dans un autre. Les expériences révolutionnaires passées nous apprennent bien comment les enjeux se reconfigurent totalement autour de la guerre en cours. Il y a par exemple la question brûlante de la vengeance. Il ne faudra pas la laisser prendre toute la place, facile à dire en amont, mais tant qu’on ne vit pas ce qui l’anime, comment en penser les formes ?
Les questions se posent, enfin. Il est des ruptures qui doivent être définitives, il faut ainsi maximiser la destruction des formes de pouvoir, et empêcher qu’elles ne reviennent par la petite porte. Pour autant, il faut en finir avec l’idée de « table rase », où la révolution serait une page blanche sur laquelle il y aurait tout à écrire. C’est une impasse fondamentale de la politique moderne. L’événement insurrectionnel est une coupure nette, verticale, avec un avant et un après, mais loin d’abolir le sens horizontal du temps, il invente aussi des formes de continuité avec ce qui précède. De nombreux savoir-faire et pratiques plus ou moins souterrains jailliront à la surface, auront un prolongement au-delà de la manière dont on les envisage actuellement. Et comme on ne peut pas non plus se figurer à quel point notre façon de penser et de découper la réalité aura bougé, impossible alors de prévoir comment tout ce qui se vit déjà pourra se réagencer. Planter des tomates ou faire une piscine à l’Élysée, ça dépendra de la taille du cratère.
Certains préfèrent parler d’imaginaire plutôt que de modèle, ça paraît moins autoritaire, mais c’est souvent une arnaque. Bien sûr qu’il faut de l’imagination pour croire à la révolution, bien sûr qu’on imagine constamment de quoi l’année prochaine sera faite, ou comment tout aurait été modifié ce jour-là si jamais tel détail avait été différent. Imaginer, c’est se placer dans ce qui n’est pas là. Mais faire d’une fiction un programme politique, c’est dicter une représentation, ce qui n’est pas moins autoritaire que d’assumer un modèle. On ne veut pas forcément être forêt, sorcière ou soviet. Et l’imaginaire zadiste ou l’imaginaire coco, merci bien. En voulant donner ainsi du souffle à l’idée de révolution, ces incarnations assèchent leur propre imaginaire et produisent l’effet inverse.
Penser l’après révolutionnaire, ça ne doit jamais vouloir dire répondre aux questions gouvernementales. Il n’y a pas de solution à apporter sur la question de l’éducation, ou au problème du nucléaire. Prendre les secteurs de la société comme base de l’action politique est le début de la fin de l’insurrection, quelle que soit la prétention à les « dépasser » par la suite. On redonne alors une légitimité infinie au principe de gouvernement, seul à même de répondre à des questions aussi massives que l’eau ou l’énergie, par exemple. On ne veut pas faire mieux que l’État, ou proposer une reformulation de l’organisation des choses telles qu’elles sont présentement. Surtout, on ne veut pas seulement détruire les gouvernements mais la gouvernementalité. On ne veut pas seulement détruire les institutions mais tout processus institutionnalisant. Être radical, c’est prendre le problème à la racine, disait Marx. Il s’agit alors d’attaquer en profondeur la manière dont sont posées les questions, c’est cela qu’on appelle destitution.
2. Tout modèle est d’abord un modèle de société, c’est-à-dire un mode de fonctionnement général, et le même pour tout le monde. Faire société agit toujours comme ce qui impose des priorités, à tous les niveaux, et ce jusque dans les formes les plus radicales de communalisme, c’est toujours la reconduction d’une gouvernementalité. D’une manière générale, la question de la décision ne doit faire l’objet d’aucun consensus automatique, il n’y a pas d’évidence à savoir qui est concerné par quoi. Parfois, certaines décisions regardent n’importe qui, parfois ce à quoi on veut s’opposer, c’est au fait même de devoir décider de quelque chose.
C’est souvent la solution toute trouvée pour regagner un semblant de puissance politique, celle de se tourner vers la petite échelle, le localisme. Small is beautiful. Mais le communalisme reconduit un universalisme, il suppose que le rapport au territoire est fondamentalement le même pour tous, qu’il est le lieu obligatoire de l’appartenance. Pourquoi l’endroit où l’on habite devrait absolument déterminer une communauté à même de prendre des décisions ? Parfois, on a plus en commun avec des réalités à l’autre bout de la planète. Qu’est-ce qu’on en fait ? Il n’est pas dit qu’on ait envie de prendre toutes les décisions qui importent avec nos voisins (il n’y a pas que des inconvénients à l’anonymat). On ne peut pas se poser la question politique de comment on fait les choses, sans reposer radicalement celle de l’appartenance, la définir contre l’appartenance sociale, contre la subjectivité citoyenne.
Le maillage du territoire en de petites entités qui devraient décider pour elles- mêmes, c’est l’enfer des assemblées de quartier étendu à toutes les sphères de la vie : le bureau des plaintes, la décision pour la décision, pendant des heures, sans l’enjeu. On a si bien assimilé que tout ce qui aurait lieu à grande échelle ne pourrait que mal tourner, n’être que pure trahison. Mais ce qui est contre-révolutionnaire peut aussi surgir dans des unités embryonnaires. Rien n’indique qu’on se prémunisse des effets de pouvoir parce qu’on resserre les choses. Dans les myriades de micro-alternatives à ce monde, cela se vérifie déjà. Jusque dans l’individu, on peut être son propre patron, on peut s’auto-civiliser.
Décider presque moralement que plus c’est petit, mieux c’est, est un réflexe à combattre. On se pose des questions sans voir que ce qui importe le plus, c’est justement l’échelle à laquelle elles se formulent, la réponse est dans la question. Poursuivre ou non un blocage routier : la véritable décision, c’est de savoir qui doit décider, ceux qui bloquent, l’ensemble des personnes sur place (bloqueurs et bloqués) ou un sondage d’opinion à l’échelle du pays ?
Savoir où se prennent les décisions dépend avant tout du régime d’appartenance que l’on choisit de reconnaître. Or il n’y a aucun critère objectif sur lequel s’appuyer. Le territoire est souvent celui qui est retenu, pas seulement à l’échelle locale, mais aussi à un niveau plus général. L’appartenance nationale continue d’être un pilier de l’ordre en place. Tout pacte social délimite une population et lui attache un territoire, et vice-versa, induisant une gouvernementalité quel que soit le régime dans lequel elle s’exerce. Le sujet souverain est toujours un objet de gouvernement. Se débarrasser de la mythologie du peuple est une des plus grandes tâches de la révolution d’aujourd’hui.
De fait, on ne peut pas découper en amont des échelons de décision. Il faudra faire de la place aux espaces qui se seront construits en situation, à la nouvelle géographie, aux différentes formes d’appartenance qui auront émergé. Il y aura du conflit, des gens voudront écrire une constitution, d’autres construire des prisons, on ne les laissera pas faire, on ne laissera pas non plus dire que « c’est leur affaire ». On part du refus de ce qui d’ordinaire décide pour nous [22], on ne peut donc pas consentir à laisser les décisions nous glisser entre les doigts.
3. On nous a appris à envisager toute forme d’organisation sous le prisme de la gestion. On se projette ensemble dans quelque chose, et ça devient instantanément une to-do list de ce qu’il va falloir gérer. La gestion, c’est l’aménagement de l’existant, c’est le calcul optimal entre des besoins et des ressources, des intérêts divergents qui doivent converger, c’est une machine à rationaliser, à dépolitiser.
Il n’est pas dit que toute projection doive se baser sur une même logique angoissante : mais comment fera-t-on pour manger ? La famine, tout du moins son spectre, a effectivement vaincu des révolutions, et il faudra certainement y réfléchir à deux fois avant de démanteler certaines industries. Refuser de penser à partir des besoins ne revient pas à bannir un terme de son vocabulaire. C’est possible, ce n’est pas idéaliste ou perché. Il ne s’agit nullement de se laisser mourir de faim, mais de refuser de se laisser guider par la faim, qu’elle ne fasse autorité. Affamés, on peut l’être de bien des manières, on se nourrit de tout ce qui nous donne de l’énergie, ce qui nous fait tenir, vibrer. Quand on dit qu’on a besoin de quelque chose, on se fait objet de cette chose. Si on a besoin d’amour, on ne décide plus, on en fait une obligation, on perd toute subjectivité, et on appauvrit considérablement ce dont on parle.
On n’est pas des Sims, on n’est pas heureux parce qu’on est au vert dans tous nos besoins à satisfaire. Le principe de besoin, s’appliquant à tout, place tout sous un régime d’équivalence, pour le rendre quantifiable. Il existe même une théorie scientifique de la hiérarchisation des besoins de l’humain : d’abord les besoins physiologiques, puis la sécurité, l’appartenance, l’estime et enfin l’accomplissement [23]. Sauf que ça ne marche pas du tout. On n’attend pas d’avoir le ventre rempli pour se poser la question de l’amitié. Tant de personnes ne comprennent pas leur immense sentiment de vide alors qu’elles ont justement tout ce dont elles ont besoin.
On veut démolir le règne de la nécessité, et pas seulement s’attaquer à ceux qui produisent les besoins : la publicité ou le gouvernement. Pendant le confinement, seuls les commerces de première nécessité étaient ouverts. C’était la grande course pour être reconnu : moi aussi je suis nécessaire, dit la librairie. Alors que c’est dans la mesure même où les choses ne sont pas nécessaires qu’elles importent. Problème de riche, diront ceux qui voient comme un privilège le simple fait de se poser cette question. Que certains ne puissent penser à rien d’autre qu’à leur survie est une raison de plus pour nous de faire de la révolution une priorité.
Quand il y a un enjeu partagé, la nécessité se dissout au nom de quelque chose de plus grand à accomplir. On a tous déjà vécu des moments où des énergies se mettent ensemble un peu magiquement, sans aucun regard sur qui fait quoi, ce qui est valorisé, ce qui ne l’est pas. Quand on organise un concert, quand on prépare un repas, quand on fait un voyage. On part du sens de ce qu’il y a à faire, de l’importance que ça a pour nous. Tout ce qui compte, tout ce qui est important est impropre et irréductible à la gestion et au fonctionnement. Pour ça, il faut en finir avec le Grand Récit de l’intérêt, qui veut que l’homme est un loup pour l’homme et que de toute façon, soit tu niques les autres, soit tu te fais niquer. Tant qu’on n’est pas au clair avec ça, intimement, dans sa vie, maintenant, on reproduira des rapports de pouvoir partout, quelles que soient les procédures mises en place pour y remédier.
Penser en termes de besoin, c’est abandonner la question de savoir pourquoi on fait des choses. On aurait besoin d’argent pour faire la révolution. Certes, oui, ok, mais pourquoi ? De l’argent pour ne pas avoir à travailler, ça n’est pas la même chose que de l’argent pour voyager et aller rencontrer les insurgés du monde entier, ou encore de l’argent pour acheter des lieux, ou encore d’avoir de l’argent comme filet de sécurité. Derrière chaque proposition, on ne parle pas du même argent. S’oppose ainsi à la logique du besoin une pensée stratégique, où ce qui importe, c’est ce qu’on choisit de renforcer, la direction que ça nous fait prendre, le sens et l’enjeu.
L’expérimentation de ces manières de faire ne doit pas être réservée à plus tard. Il y a déjà tout un tas de gens qui trouvent du sens à faire les choses autrement, qui connaissent la force de ne pas laisser leurs pratiques devenir des besoins. Quand quelque chose auquel on tient devient une obligation, pour soi-même ou pour les autres, on l’objectivise et on le perd. C’est au nom de ces choses-là, qui sont si importantes pour certains, et si peu pour d’autres, qu’on croit en la révolution. Les cantines collectives permettant de nourrir des milliers de personnes, ceux qui trouvent comment se nourrir du soleil, les scientifiques qui font des steaks avec du caca, rien ne dit qu’on doive se séparer de ça absolument, on ne peut pas savoir ce qui est pertinent, et pour qui.
Quelque chose d’important doit pouvoir exister sans devoir s’évanouir aussitôt. Souvent, ce qui s’oppose aux logiques de gestion et de besoin est mis directement dans le registre de l’évanescent, on parle d’expérimentation, de désir, d’indicible, sans en chercher le prolongement, la conséquence. Un lieu commun dévastateur : ce qui est beau ne dure pas. Inscrire dans la durée sans institutionnaliser, c’est ce que nous appelons un usage. Il ne s’agit donc pas de refuser toute forme, mais de trouver une manière de pouvoir les faire durer sans les prescrire. On décide de vivre à plusieurs dans un petit studio, des quartiers entiers sont occupés, on squatte des maisons plutôt que d’attendre que la mairie nous trouve un logement social. On n’en fait pas des solutions, pour qui que ce soit. Tout le sens de ce qui se joue est ici irréductible au problème du logement, ça l’excède et le déborde complètement.
C’est dans les périodes insurrectionnelles que se débloquent les usages les plus grands. Pendant la révolution espagnole, les collectivisations dans les campagnes ont été chaque fois singulières, n’ont suivi aucun protocole établi. Les terres ont été communisées ou réparties. Ce qui décidait de leur sort, c’est autant l’absence des titres de propriété, partis en fumée pour la plupart, que le nombre de milices à nourrir, et parfois la spécificité d’une installation impliquait un traitement à part. Ces villages n’ont pas attendu de décision venue d’en haut pour retrouver le sens de l’organisation. L’élan de vouloir mettre en commun ou le sens du partage venaient bien plus du souffle politique de ces années- là. Ces expériences contredisent les modèles d’anticipation, il y a donc une forme de trahison à vouloir en faire aujourd’hui le socle des nouveaux modèles alternatifs. On n’en a pas fini avec la volonté de contrôle, avec l’hégémonie des programmes. Il faut cesser de vouloir par tous les moyens conjurer le grand saut dans le vide qu’est forcément une révolution.
7. désertion - Se rendre irrécupérable
Une société qui abolit toute aventure fait de l’abolition decette société la seule aventure possible.
1. Désertion offensive 2. S’extraire des logiques de ce monde 3. Refus stratégiques
Aucun salut révolutionnaire ne viendra délivrer notre existence, c’est bien là, maintenant, dans le présent, que doit s’incarner ce que l’on pense. On doit continuellement chercher ce qui est hétérogène à l’institution, à ce qu’on veut combattre. Est-il possible de fuir une hégémonie, y a-t-il seulement un extérieur à ce qui est là ? Il existe une désertion offensive, elle est à découvrir autant qu’à construire, faite d’intuitions et de décisions fortes.
1. On ne croit pas à ce que le pouvoir tente de nous rappeler constamment, que sans lui nous ne pourrions pas vivre. Ou quand Fleury-Michon dit à ses cochons qu’ils ne sont rien sans lui. Nous invitons tous les révoltés, cochons évadés, enfants perdus, à sortir du rang, à parjurer et faire défection à ce monde maudit. À un moment, il nous dégoûte. Puis on oublie. N’oublions plus.
Il ne s’agira jamais de jouer les martyrs brisant leur vie sur une cause. Des existences sacrificielles et frustrées construisent inévitablement une vision toujours plus lointaine et illusoire de la révolution. Comme si ce qu’il fallait aujourd’hui, c’était avant tout de l’abnégation, du labeur militant, pour peut- être un jour, le paradis. Au contraire, faire de la place dans sa vie à ce à quoi l’on tient est la meilleure manière de toujours savoir pourquoi l’on se bat. Notre rapport sensible aux choses nourrit le combat politique, l’ennemi est autant ce qui nous fait face que les rapports qui nous tiennent. Attaquer ce monde implique de sortir de la cage. Mener sa vie en adéquation avec ses idées, c’est ce qu’on retire de fort dans l’héritage de l’autonomie politique : occupations collectives, auto-réductions d’électricité, fraudes en tout genre, invasions de concerts, expropriations de supermarchés [24].
Mais comment refuser le monde, lui qui est partout ? La question paraît naïve, elle ne l’est pas. On ne peut pas refuser tout, tout le temps, de la même manière. C’est d’ailleurs ce que ne tardent pas de pointer les plus pragmatiques : tes baskets viennent de Chine, tu vis sur les aides sociales, ta nourriture provient des supermarchés, et tu ferais comment sans médicaments ? Mauvaise foi ou pas, peu importe, la question est mal posée : nous n’avons pas à résoudre les contradictions de la société, nous voulons l’attaquer. D’où le fait qu’on peut totalement assumer de la parasiter, ce qui tient toujours un peu d’une riposte. On vit tous dans des districts civilisés, c’est depuis là qu’on veut se battre. Aucune fuite n’est totale, aucun purisme n’est désirable, la question n’est pas de se donner bonne conscience.
Pour autant, il faut trouver une éthique politique, des choix forts qui ne résonnent pas avec la civilisation. Il existe déjà d’innombrables manières de faire qui y échappent. On peut toujours fuir seul mais cette décision n’est pas à prendre depuis sa petite individualité : ce qui me dégoûte, ce que j’accepte, et que ça puisse changer selon mes humeurs. La désertion n’est pas un style de vie, c’est le refus de participer à ce qui nous détruit. Ce n’est ni un retrait ni un abandon du combat, on ne cherche pas juste à se mettre bien, à trouver un nouveau confort dans les marges de la société. On cherche à se soustraire à des institutions pour approfondir ce qui leur échappe, pour trouver l’énergie et le temps de faire face à ce qui se présente comme la seule réalité possible. Voilà ce que peut être une désertion offensive.
Après plus d’un siècle de mainmise du marxisme sur la politique révolutionnaire, à base de parti unifié, hiérarchique, total, et de sens de l’Histoire, il a fallu pour s’y soustraire attaquer toutes les formes rigides d’organisation. Cela s’est incarné dans une remise en cause de la trop grande fixité de l’idéologie, des rôles, des fonctions. On bascule maintenant dans l’époque où la révolution se pense de manière fragmentée, on s’attache bien plus au multiple, au désir, à la pluralité. Le mouvement et la flexibilité sont devenus la norme, dans la vie comme dans la lutte. Se soustraire n’est plus suffisant, la société intègre toujours mieux des manières de faire marginales, des manières d’être qui lui étaient au départ totalement opposées. Bientôt on pourra faire valoir ses expériences d’émeutier sur un CV, de la même manière que les meilleurs vigiles étaient d’anciens voleurs, ou que certains hackers deviennent experts en cyber-sécurité. Aucune pratique n’est en soi irrécupérable, le mouvement civilisé cherche à détruire ou à intégrer dans son sillage ce qui lui échappe, tout trouvera sa place. Un autre monde de merde est toujours possible. Les formes de vie les plus alternatives peuvent revitaliser et redynamiser le système quand elles deviennent une désertion de la révolution, du politique. C’est en cherchant la part d’irréductible, ou plutôt ce qui est irréconciliable avec l’ordre des choses, qu’on s’extrait de la grande récupération.
2. S’il n’est pas possible de fuir le monde, il faut attaquer les logiques qui le constituent. Il y a une erreur à croire que parce qu’on va à la campagne, on échappe à la civilisation. Aucun endroit n’est indemne de la production sociale, aucun ciel n’est épargné par le projet Starlink d’Elon Musk. En ville, il y a les caméras de surveillance, l’indifférence généralisée, les flux continus d’information, de gens, et le travail partout. À la campagne, il y a aussi le travail partout, la vie resserrée autour de la famille, la voiture, les micro-dispositifs de village, le commérage généralisé. Les processus sont les mêmes : il faut valoriser son temps, son espace, être efficace, compartimenter sa vie, rendre utile jusqu’à l’inutile, tout doit pouvoir participer à la production de notre vie. Ce monde-Lego, on peut en sortir.
Dans chaque chose, il est possible de combattre les processus d’identification, de valorisation, de fonctionnement, de contrôle. Peu importe qui tient ces armes, elles seront toujours dirigées contre nous. Il ne suffit pas de le dire, encore faut- il savoir débusquer ces logiques là où elles sont les plus insidieuses. On peut se valoriser par l’étalage de ses faiblesses, on peut avoir une vie dévergondée où tout fonctionne parfaitement. Arrêter de réfléchir en termes d’intérêt, d’utilité, d’accomplissement, de reconnaissance n’est jamais chose facile, mais c’est extrêmement libérateur.
Laissons derrière nous cette fable de la réussite, de la carrière, de la vie bonne et équilibrée. L’existence qu’on se promet alors n’est pas que celle d’une grande aventure, où on sera débarrassé soudainement de tout problème. Souvent on s’ennuie, on galère, on voit aussi ce qu’on perd, à côté de quoi on passe ; chaque vie a son lot de souffrance, d’angoisse, de frustration. Mais ces obstacles seront surmontables tant que l’on ressent ce que la cohérence a de libérateur, tant qu’on reste proche de ce qui anime nos choix. Il faut du courage pour refuser une vie à laquelle tout nous conduit, mais il en faut tout autant pour continuer de participer à ce monde. Se réveiller tous les matins, les embouteillages ou les transports en commun, la queue au supermarché, cela tient bien de la bravoure. On voit l’égarement généralisé, les existences fatiguées par le jeu social, dont il est si difficile de s’extirper. Ce qui doit aiguiller nos choix, ce ne sont pas les critères économiques appliqués à tous les espaces de l’existence, mais ce qui donne la force de les combattre.
Il peut être tentant de retourner le stigmate, et de rendre par exemple honteux le fait d’aller travailler : après tout, c’est bien vrai que la production économique est ce qui condamne notre planète. On ne doit jamais céder à l’affect de flicage, vouloir débusquer le mal dans chaque comportement et chaque condition. Tout rapport moral produit des êtres culpabilisés. Ce que l’on refuse doit à l’inverse reposer sur des décisions solides et renouvelées, des décisions aux chemins reparcourus sans cesse. C’est ce qui leur donne la plus grande puissance, on ne pense pas qu’elles soient fondées sur une nécessité, il aurait pu en être autrement. Il n’y a donc aucune interdiction à édicter. On pourra toujours se faire convaincre de l’usage possible d’une chose que l’on avait pourtant choisi de refuser, c’est un rapport de force et ça se discute.
La critique de la morale a produit tant d’existences cyniques. Quand le refus d’avoir pour critère le bien et le mal devient une carte blanche à tous les abus, règne du libéralisme existentiel, chacun fait ce qu’il veut. Surtout, l’immoralisme primaire nourrit l’autoritarisme moral, par un effet de balancier. Et nous voilà donc coincés dans le chantage de l’époque, où n’importe quelle limite est perçue comme un interdit. On veut au contraire trouver une manière d’avoir des exigences qui viennent arrêter des décisions, une manière non morale de parler du devoir, une éthique politique. Parce qu’on connaît l’effet des non-dits qui prennent trop de place, dans une relation ou au sein d’un groupe, on sait qu’il faut réussir à se parler, même quand c’est difficile. On continue de chercher ce qui est juste à dire, à faire ou à ne pas faire, on refuse de se comporter comme des connards, de céder au mépris de ce qui est différent.
3. Il y a des refus sensibles, presque inexplicables, d’autres qui relèvent davantage de choix stratégiques. Souvent, c’est un mélange des deux. Heureusement qu’on n’est pas tous dégoûtés des mêmes choses. Il y a ceux qui n’accepteront jamais de payer l’autoroute, d’autres de manger de la viande. Il se peut que ça ne concerne rien d’autre qu’un choix personnel, que ça ne soit, au fond, pas politique. À l’inverse, on peut décider avec des potes ou au sein d’un groupe que des refus sont suffisamment significatifs pour qu’ils deviennent des exigences collectives. Ce qui est important pour quelqu’un ne l’est pas pour d’autres, ce qui est politique pour l’un, ne l’est pas forcément pour l’autre, tout est une question de priorité, il faut choisir ses batailles. Il importe de tenir à ces distinctions parce que les choses ne sont justement pas données en soi et qu’il est important de pouvoir en discuter. Fallait-il refuser de se vacciner contre le Covid ? Ce refus était-il politique ? On peut en débattre pendant des jours sans jamais parvenir à un accord. Il reste encore à voir ce qu’il advient de ce désaccord : est-ce qu’il fait rupture, est-il à relativiser ?
Il y a la question de la priorité, il y a aussi celle du rapport de force. Dans l’idée, ce serait fort de réussir à se passer de papiers d’identité. Ce que ça viendrait ébranler est énorme, destitution de la nationalité, de l’identité. Mais dans les faits, on ne voit pas comment, aujourd’hui, à l’échelle à laquelle on raisonne, ce choix nous apporterait plus de puissance qu’il ne nous en retirerait. Nous n’avons pas la force suffisante pour y résister. Ça ne veut pas dire que c’est impossible, encore une fois, ne ramenons pas ces choix à des décisions individuelles, au risque que ce soit toujours trop difficile de faire quoi que ce soit. La question de l’existence qu’on veut mener impose de se demander avec qui on veut penser ces choix. Différents niveaux de liens se superposent selon ce qui est en jeu. Ne cherchons pas toujours dans l’échelle la plus intime la force de prendre des décisions importantes, vieille habitude de réserver au couple toute capacité de projection. C’est parce qu’on s’organise par ailleurs qu’on peut assumer de déserter dès maintenant. C’est possible aujourd’hui en France de vivre sans travailler et sans smartphone. Ces refus politiques, on veut pouvoir les propager.
Se libérer du travail, c’est refuser de participer à la marche du monde, arrêter de nourrir le monstre qui nous détruit. Travailler, c’est se faire voler son temps. Impossible aujourd’hui de se définir sans y revenir : tu fais quoi dans la vie ? Pour les plus chanceux, le travail, c’est la capture de ce à quoi l’on tient, obligation de productivité, valorisation de ce qui ne peut pas l’être. Pour les autres, c’est juste de la torture. Et de fait, on s’y trompe peu, combien de personnes détestent leur travail ? Le cap à franchir pour en sortir paraît immense, la question de l’argent paraît inévitable, mais aussi celle du quotidien, du temps libre. Le travail est tellement structurant, qu’il faut pour en sortir trouver d’autres formes d’attaches, des liens qui rendent moins vertigineuses ces questions. Refuser le travail, ça n’est pas un privilège, c’est quitter le confort de la norme et s’exposer à une part de marginalité. Ça vaut le coup. On peut à tout le moins faire en sorte qu’il prenne aussi peu de place que possible dans son existence, répandre son refus, cesser d’y croire, cesser de lui donner de l’importance, et tout notre temps. Pour le reste, on laisse à l’imagination, à la débrouillardise et aux ingéniosités ce qu’une vie sans travail peut vouloir dire [25].
Le smartphone est une institution qui nous fait produire et capture notre temps, presque tout autant que le travail. Aujourd’hui, tout est fait pour qu’il soit impossible de s’en passer. Tout nous y ramène en permanence, il est incontournable : payer en ligne, bornage de tous nos trajets, impossibilité de l’éteindre véritablement. Un dispositif est aliénant quand il paraît impossible de faire autrement. Chaque aspect de notre vie est concerné, du QR code à ces abominables applications qui facilitent le paiement entre amis. On est bien en peine de trouver un seul champ de l’existence qui n’ait pas son appli, et bien sûr il y en a toujours qu’on peut trouver géniales. Celle qui répertorie les terrasses au soleil, celle qui reconnaît les champignons, Google Earth ! On doit l’admettre, c’est trop fort aussi pour ça. On pense souvent à tort pouvoir gagner contre lui, prendre uniquement ce qu’il y a à prendre, c’est une illusion. Le smartphone nous transforme en objet, il fait de nous une surface colonisable par des milliards d’injonctions, de données, d’informations, dont nous devenons un simple relais. Refuser un dispositif, c’est refuser tout ce qu’il nous fait, tout ce qu’on lui donne. Le smartphone fait de nos vies un mauvais moment à passer. Le déserter consiste autant à savoir se repérer sans Maps, savoir contourner un barrage de police sans Waze, savoir se poser des rendez- vous sans messagerie, savoir s’ennuyer. Qu’on puisse y avoir recours à des moments ne dit pas encore qu’on a accepté toutes ses modalités : qu’il soit individuel, qu’il nous accompagne partout. De fait, on peut trouver d’autres usages au smartphone que sa destruction [26].
Le smartphone, comme le travail, on adore les détester, personne ne les défend vraiment, et pourtant personne ne les abandonne vraiment. Ces institutions capturent notre subjectivité, et c’est en cela qu’on se donne pour priorité de refuser qu’elles agissent sur nous. C’est comme pour l’argent : il est impossible de s’en passer totalement, mais on refuse d’assujettir nos existences à son autorité. On peut refuser que l’argent ne soit trop central, qu’il contamine nos liens, qu’il ne fasse de nous des crevards, que tout ce qu’on aime se marchandise. On doit lutter contre tout ce qui nous esclavagise. Dire que dans notre vie, on n’a ni smartphone, ni travail suscite autant l’envie que le mépris, parfois chez la même personne. On serait à la fois trop courageux et tellement privilégiés. Pour que tout ça ne relève pas du tempérament de chacun, faisons-en de vrais choix politiques, des propositions à rejoindre et diffuser.
La désertion donne de la consistance à la vie que nous voulons mener, à travers l’expérience de ce qui est irréductible à la réalité civilisée. Elle nous rend surtout disponibles aux assauts qu’il y a à mener. L’insurrection est l’espace-temps qui permet les plus grandes accélérations, c’est dans les moments révolutionnaires que la désertion s’étend aux institutions qu’on ne peut aujourd’hui attaquer, s’étend à ceux qui n’ont pas encore pris parti.
8. alliance - Construire le camp révolutionnaire
Nous ne sommes pas dans le même camp, madame. Didier Lallement
1. Quelle appartenance 2. Contre le camp du Bien et la légitimité 3. Se trouver
On ne va pas faire la révolution tout seul. À combien, comment, et avec qui s’organiser ? La question obsède ceux qui n’ont que le mot « massification » à la bouche, question qu’ils font jouer comme un chantage. Une fois dit qu’on ne sera jamais majoritaires, qu’on n’attendra pas d’être des millions pour passer à l’action, il n’en reste pas moins qu’il faut chercher à se trouver, à se rencontrer, à se répandre, à contaminer.
1. Comment être fort ensemble ? On doit trouver une puissance collective, un commun qui s’incarne dans une force de frappe. Celui-ci ne doit pas se baser sur une condition commune. Ceux qui ne veulent plus jouer le jeu, qui refusent de continuer à participer à ce monde, qui ne veulent plus être des citoyens, peuvent venir de n’importe où. Aucun critère objectif ne structure l’antagonisme général, répartissant les uns et les autres d’un côté ou de l’autre. La société propose des divisions toutes trouvées : race, genre, classe pour les plus reconnues, pour les plus structurantes. La tentation est alors grande de vouloir partir du statut de dominé pour se battre, c’est l’idée du sujet révolutionnaire marxiste. Faire de la domination de classe le levier politique primant sur tous les autres n’est plus tenable aujourd’hui. Destruction de la nature, patriarcat, esclavage et colonisation, ne trouvent pas toute leur explication et leur raison d’être dans le capitalisme, qui est lui-même un des postes-clés de la civilisation. Celle-ci maintient son règne quand on fausse le combat par des attaques tronquées [27]. Il s’agit bien de trouver, dans chaque point, la manière de frapper la totalité, il importe de généraliser l’assaut.
Dans la lignée du marxisme, d’autres catégories de domination peuvent toujours être mises en avant, mais la logique reste la même. Chaque fois qu’une catégorie sociale est investie d’un sens politique, on dit que le combat se situe aussi contre cette catégorisation. Le soulèvement Black Lives Matter aux États-Unis se déclenche suite à la mort de George Floyd. Le meurtre d’un Noir par la police, bien que sans conséquence visible la plupart du temps, a cette fois ouvert une propension à la révolte infinie, surtout au pays de l’esclavage et de la ségrégation. Ce sentiment, tout le monde a pu le ressentir, le combat, tout le monde pouvait le rejoindre. Les lignes de séparation raciales ont été une manière d’endiguer l’insurrection, de la contenir et de la nier. Elles ont pu être à certains endroits complètement dépassées, mais les journalistes et la frange libérale du mouvement n’ont eu de cesse de les réimposer. « La politique de l’Identité, l’intersectionnalité et le discours du privilège social constituent la dimension la plus sophistiquée du dispositif policier contre l’insurrection » [28].
Pour autant, on n’enlèvera pas la force que ça peut avoir de refuser la domination. Cette séparation arbitraire ne doit pas rester invisible, intacte. De nombreuses existences se politisent par là. Le refus d’une condition dans laquelle on est maintenu amène à trouver des complicités auprès de ceux qui la partagent. Il y a de la force à décider d’être fidèle à ce qu’on ressent plutôt qu’à ses déterminations. C’est ce que montrent les non-binaires ou les transgenres qui refusent que ce qui définit quelqu’un lui soit imposé. L’appartenance à une identité donne de la force, et c’est là le piège : on ne cherche plus à la détruire. Pour attaquer pleinement la domination, il faut aussi refuser le découpage qu’elle induit.
On refuse que la teneur de nos liens soit réductible à nos identités. On refuse les étiquettes sociales, aussi raffinées soient-elles. La théorie intersectionnelle a élaboré une grille d’analyse toujours plus fine, en ajoutant et en croisant toutes les dominations, ce qui dissout le problème épineux (et absurde) de savoir laquelle est la plus importante. Au centre, l’Individu et toutes ses déterminations. Ce qu’on a à mettre en partage ne doit pas se réduire à de la souffrance ou de la culpabilité, selon que le critère choisi nous place d’un côté ou de l’autre de la domination. Réduire les situations à des prédicats sociaux, ne plus voir le monde que comme ça, est particulièrement dépolitisant. Quand par exemple, dans un bâtiment occupé, cela empêche de virer des vigiles avec pour argument qu’ils sont précaires et racisés. L’anti-autoritarisme est affaiblissant, il peut même devenir autoritaire, quand on fait jouer le statut de dominé pour avoir le dessus dans une discussion, un conflit politique.
Faire valoir une appartenance légitime à un combat conduit fatalement à un repli, une mise en bulle des « concernés ». Et pour voir plus grand, il y a la convergence des luttes. C’est la soupe qu’on nous sert à tous les coups : chacun reste dans sa petite lutte, son petit secteur, les étudiants dans les facs, la « base » sur les piquets de grève, les lycéens devant les lycées, et tout ça finira bien par s’unir autour d’un même objectif, bien au rabais. Dans une situation insurrectionnelle, c’est précisément en excédant toute identité, quelle qu’elle soit, que le nous insurgé se trouve et se déploie, simplement parce qu’il s’occupe déjà d’autre chose : il est affaire de prise de parti. Il est irréductible au territoire dans lequel il se forme ou au tort qui a été infligé.
Ce qui nous réunit est la question-clé de toute attaque révolutionnaire. Tant qu’on continue à faire jouer des catégories qui ont été créées pour maintenir l’ordre, l’ordre entre les hommes et les femmes, l’ordre entre les Blancs et les non-Blancs, l’ordre entre les riches et les pauvres, on maintiendra l’ordre en place. Les gilets jaunes, ça n’a jamais voulu dire les prolos blancs. Erreur de vouloir profiler l’idée d’un sujet révolutionnaire. Un GJ, ça peut tout autant désigner celui qui a fait tous les actes, celui qui est déter, ou celui qui ne recule pas devant les flics. Ce que les gens ont en commun, ce n’est pas la couleur des murs de leur cellule dans la grande prison des catégories sociales. C’est ce qu’ils rejoignent quand ils en sortent.
2. Depuis quelques années, on a vu s’imposer un véritable culte pour la composition, boulimie de rencontres à tous les étages. On pense l’alliance avant même de savoir exactement ce que l’on vise, et plutôt que de se demander pourquoi on agit, on cherche d’abord à savoir avec qui. Angoisse d’être trop peu, peur du repli sur soi, on imagine que la seule manière de gagner en force est de gagner en nombre. On entend à la moindre divergence « il ne faut pas se tromper d’ennemi », et de trop nombreuses prises de paroles commencer par « tout le monde est d’accord ici que... ». Le conflit est vu comme une hérésie et agit comme un épouvantail, c’est ce qu’il faut empêcher à tout prix pour préserver l’unité du groupe ou plus généralement d’une lutte. Et pour éviter les désaccords, rien de tel que de ne pas trop chercher à savoir ce qu’on pense soi-même.
Nous disons au contraire que c’est en affirmant et en tenant une position politique forte qu’on est plus à même de se lier avec d’autres, car on sait alors de quoi on parle, ce qui est en jeu, les accords comme les désaccords. Ces dernières années, de nombreux groupes radicaux se sont réjouis d’alliances avec des syndicats lors d’occasions diverses. C’est toujours le même affect de se sentir rassurés parce que l’on côtoierait des « vrais gens », fantasme d’altérité, fantasme d’hétérogénéité, alors qu’au fond ce qui est célébré, c’est la normalité dans tout ce qu’elle a de plus homogène, réactivation de la bonne vieille figure du travailleur [29]. Mais les organisations classiques ont bien, elles, un positionnement clair, des objectifs, un agenda : politique de la gestion intégrale. Les autonomes en viennent à se considérer comme des plateformes de mise en réseau de différentes positions. Nous ne disons pas que l’alliance avec des syndicalistes est impossible a priori et en toute circonstance, mais que cela requiert d’autant plus de savoir ce qu’on veut et où on va. Sans position politique forte, on se met forcément au service de ceux qui en ont une.
Surtout que l’alliance dans les faits, ça n’est pas simplement la conclusion entre deux organisations d’un pacte bien défini. Les choses sont parfois formalisées, mais bien souvent, elles ne le sont pas du tout. La co-organisation de manif, de concert, de discussion, chaque fois ça semble bénin, de circonstance et surtout opportun, tant que ça ramène du monde ! Derrière cette naïveté, un présupposé n’est jamais mis en discussion : nous serions dans le même camp, forcément.
C’est que la menace semble tellement grande, tellement imminente. La catastrophe écologique, le fascisme, voilà pour les deux combats du moment, voilà l’urgence face à laquelle on ne peut certainement pas tergiverser et se payer le luxe d’être exigeant. On fait de l’alliance une nécessité, ceux qui n’en sont pas font une erreur historique. Ce chantage à l’unité, il faut le débusquer à chaque fois qu’il se présente. Quand on s’efforce de ramener tout geste violent de notre part à une réaction défensive face à la méchante police pour être bien certains de ne pas froisser les plus pacifistes. C’est une impasse de vouloir continuer à être les gentils de l’histoire, de toujours mettre en avant le fait d’être légitimes. Chaque fois que l’on se pose une question en ces termes, on se demande ce qui est juste, sous-entendu, pour tout le monde, on présuppose un intérêt général. Le bien commun n’existe que comme justification du pire. C’est bien la plus grosse prison mentale qu’il nous faut dynamiter : le cadre de la légitimité.
L’union sacrée nourrit le danger qu’elle entend combattre. C’est le résultat d’avoir voulu faire de l’écologie et de l’antifascisme des piliers de la bien-pensance. Pourtant les problèmes dénoncés sont réels : le retour du nationalisme, les fafs qui s’organisent, l’État de droit policier, la dévastation de la planète. La seule manière d’y faire face efficacement est d’ouvrir la question révolutionnaire. C’est un lieu commun de dire que ce qui fait le jeu de l’extrême droite aujourd’hui, c’est surtout Macron et sa politique. Mais quand toutes les nuances de gauche se réunissent en un camp du Bien, ceux qui n’en sont pas peuvent se présenter comme les résistants véritables. Plus on dilue notre propos, plus on arrondit les angles, plus l’autre camp apparaît subversif, rebelle, désirable, celui des réfractaires au système. L’option fasciste ou même complotiste ont cela de fort qu’elles font apparaître des lignes de fractures, qu’elles ébranlent la paix sociale. On parle de menace fasciste comme si on avait quelque chose à protéger. C’est à nous de nous montrer menaçant, il est temps de sortir la révolution de sa position défensive. Et voici le vrai problème : qui a envie de rejoindre un camp qui inclut Yannick Jadot, franchement ?
3. Les révolutionnaires doivent évidemment se poser la question du nombre. Il faut chercher à se trouver, à rallier des forces, sans oublier que la rencontre passe aussi par la rupture, le désaccord, le clivage. On discute mieux quand on a établi de l’indiscutable, ça permet d’affiner ce que l’on a en commun, sans se gargariser en permanence d’une unité de façade. Avoir viré physiquement les fafs des manifs gilets jaunes était un bon début, virer les journalistes en est un autre. Le commun se trouve par des refus, qu’il faut chaque fois spécifier davantage. Ceux qui refusent une loi ? Ceux qui refusent de s’en tenir à cette loi ? Ceux pour qui la loi n’est qu’une occasion ?
Il ne faut pas non plus avoir peur de la solitude. On peut être seul et avoir raison. Si on croit suffisamment en sa vérité, on rencontrera ceux qui la partagent. Des camarades anonymes, des insurrections à des milliers de kilomètres les unes des autres, l’espace éternel et infini de ceux qui cherchent à se rencontrer ne peut être englouti par le pessimisme angoissant de se penser à jamais trop peu nombreux. L’aspect décisif d’une idée appelle à la fois à une rigueur du discours et au refus de le réserver à un cercle restreint.
Dissimuler sa position, la rendre plus séduisante, plus acceptable, est affaiblissant. Il importe au contraire d’aller au bout de sa pensée, de la mettre en danger, de la traduire sans relâche. En s’en tenant au plus petit dénominateur commun, on se condamne à une appartenance faible, avec seulement deux niveaux : ceux qui sont avec moi, ceux qui sont contre moi. À l’inverse, c’est dans la mesure même où on tient à une certaine intransigeance qu’il faut une pensée plus étendue et plus précise du désaccord. Le conflit au sein d’un espace qui a déjà acté le refus de la police et de la négociation ne sera pas le même que le conflit dans un endroit où il est toléré de tenir des propos pro-flics.
À y regarder de plus près, le désaccord s’exprime parfois de manière plus virulente entre des gens très proches qu’entre des positions plus éloignées, mais ce n’est pas la même chose qui est en jeu. On peut s’allier avec des gauchistes contre la préfecture, mais on ne s’alliera jamais avec la préfecture contre des gauchistes (ou contre quiconque). La catégorie d’ennemi doit être réservée au rapport d’incompatibilité absolue. À ce niveau-là, le conflit s’exprime par de la violence politique, et il n’y a que deux côtés à la barricade. Pour autant, d’autres niveaux de désaccords entre adversaires politiques et aussi entre amis, entre camarades, entre insurgés, entre révolutionnaires, doivent trouver leur forme d’expression singulière, qui ne pourra jamais être celle de la pacification.
L’enjeu est de taille : savoir comment se parler, comment se rencontrer, former des espaces dont la force d’attraction s’exerce bien au-delà de ceux qui en sont à l’initiative. Nous voulons trouver dès maintenant ceux aux côtés de qui nous serons dans la prochaine bataille. On ne peut pas le savoir assurément, mais on doit continuer à se chercher. C’est la condition pour qu’on ne reparte pas de zéro à chaque fois, qu’on n’attende pas la prochaine ouverture insurrectionnelle pour regretter, une fois encore, que les révolutionnaires n’aient pas été à la hauteur. Ce qu’on vise, c’est une puissance d’intervention à même d’exploser tous les obstacles qui se présenteront alors.
Il ne s’agit pas là de former un Parti unique de la révolution. On reconduirait alors la logique hégémonique qu’on entend combattre. Nous savons bien qu’il y a toujours des divergences de position, qui n’interdisent pas de se parler, mais au contraire rendent nécessaire de se confronter, de voir ce qu’il y a à faire ensemble en dépit de certains désaccords avérés. Chacun situe à sa manière les critères qui importent, les mots qu’on utilise et qu’on refuse, chacun projette différemment ce que peut être un point de rencontre, un plan commun, au- delà de soi. Les situations exceptionnelles sont autant d’épreuves politiques, où se révèlent ceux qui se battent pour faire exister l’idée révolutionnaire. Ils la nourrissent de leurs gestes, de leurs pensées.
Dès maintenant, nous devons tenter de matérialiser des espaces où se rencontrent tous ceux qui s’acharnent à faire exister la possibilité révolutionnaire. C’est cela, construire le camp révolutionnaire. Ceux qui sont appelés à se rencontrer sont autant des groupes organisés que des bandes ou des personnes seules. Aucune composante ne peut s’arroger le droit de pouvoir circonscrire le camp révolutionnaire. On ne peut pas détailler une liste de critères objectifs, définitifs, fermés, ni dire avec certitude qui devrait en être ou pas. Mais chacun, où qu’il soit, d’où qu’il parle, doit tenter de se poser la question : qu’est-ce ce qui réunit ceux qui posent la question de la fin de ce monde et des moyens pour y parvenir ?
Refus du réformisme, refus de l’institution, refus de la négociation, refus de cantonner l’ennemi au capitalisme, refus de séparer la pensée des gestes, refus de s’organiser à partir des conditions sociales, refus d’abandonner à l’ennemi la définition de la politique, refus de viser moins que l’insurrection, refus de la civilisation. Voilà les pistes de ce que nous pensons avoir en commun avec ceux qui parlent de construction révolutionnaire. La question n’est pas d’en faire un prérequis, mais de prendre les choses dans l’autre sens : si toi qui nous lis, tu es d’accord avec certains de ces refus, c’est qu’il est urgent qu’on se rencontre.
9. tenir - Résister au temps
1. Temps calmes 2. Temps long
La vie révolutionnaire est une affaire d’endurance. Se jeter dans une situation à corps perdu implique de penser à ce qu’il advient quand elle retombe, quand l’événement se referme et que l’institution du quotidien reprend le dessus. Les révolutionnaires viennent souvent se casser les dents sur le creux de la vague. Quand l’occasion passe, que la normalité s’étend, comment résister au temps ? Comment continuer à se battre en temps de paix ?
1. Les moments d’irruption de la conflictualité, ce que nous appelons les situations exceptionnelles, chamboulent la vie de tous les jours, l’ordre des priorités. Jusqu’ici, chacun de ces moments a été suivi d’une reprise du cours normal des choses. Parfois, le calme n’est que de courte durée mais il faut s’attendre à pouvoir vivre de réelles traversées du désert. Dans tous les cas il s’agit de persister, tenir, pour être en mesure de surgir à nouveau, demain, dans dix ans, au moment où il le faudra.
Quand une situation se referme, c’est que l’effacement de la conflictualité a opéré. En d’autres termes, la contre-insurrection gouvernementale, médiatique, libérale, parfois même militante, met en place le même dispositif, celui de conjurer et de nier à tout prix ce qui a surgi, « non-non il ne s’est rien passé ». Et au cœur de l’événement, la négation de ce qui a lieu est déjà à l’œuvre. Cette stratégie millénaire du pouvoir participe à endiguer l’incendie de la révolte. C’est quand lors d’une manifestation qui tourne à l’émeute, en France, le gouvernement félicite les forces de l’ordre d’avoir maintenu le calme alors que des affrontements ont lieu au même moment. C’est quand, aux États- Unis en 2020, pendant BLM, toute la sphère médiatique s’évertue à nier les commissariats brûlés à Minneapolis, l’embrasement de villes comme Atlanta, New-York, les tirs à balles réelles sur la police à St-Louis. Ils tentent ainsi de minimiser la part insurrectionnelle du mouvement pour n’en faire ressortir que son côté très civique.
Que cela nous apprend-il ? Les périodes de paix sont le triomphe du récit du parti de l’ordre. L’événement est recouvert, les gens rentrent chez eux, la crise passe. Certains retournent à leur vie quotidienne et son lot de petits problèmes, d’autres sombrent dans la tristesse de la basse intensité, certains encore disparaissent quelques temps parce que la répression tourne à plein régime. Il y a aussi l’actualité frénétique qui met chaque fois un nouveau sujet sur la table, vite autre chose, et quelques semaines plus tard on a déjà oublié tout ce qui a été vécu. Ce retour à la normale apparaît souvent comme une sorte de cycle maudit inexplicable. Mais cela n’a rien d’une loi naturelle, c’est une condition qui nous est faite. Car dans ces moments plus calmes, il ne se passe pas rien. La dépolitisation, la négation de ce qui a eu lieu, tout cela forme une situation, dans laquelle il importe aussi d’intervenir. On doit réactualiser la conflictualité, ce n’est pas parce que, de notre fenêtre, on ne voit pas grand-chose de la guerre en cours qu’elle n’a pas lieu. Après l’année 2023 si surprenante en France, on peut s’étonner du peu de retombées politiques qu’elle a eu pour notre camp. Si peu de rencontres, si peu de paroles. Le terrain de l’affrontement se situe précisément ici : tenter de prolonger la force et la résonance d’une séquence au-delà de sa temporalité propre.
Parfois, on se sent plus proche de ce qui s’est passé pendant les gilets jaunes que de la soirée de la veille. Le temps n’est pas linéaire. Un événement continue d’agir dans le présent, même si tout indique qu’il s’est refermé. Sous forme de questions, qu’est-ce qui était puissant, quels étaient les pièges, qu’avons- nous renforcé, quel angle mort n’avons-nous pas vu ? Sous forme de promesse, quelle stratégie faudrait-il développer dès maintenant pour être prêt et faire la différence à la prochaine occasion ? Comment ne pas repartir de zéro la prochaine fois ? Pendant le mouvement social, par exemple, le sujet, c’était encore et encore celui des gilets jaunes, les raisons de l’échec, la mémoire de la force, les leçons qu’on a méditées et fait décanter.
Rester fidèle à l’événement, c’est le laisser nous bouleverser. La vie ne sera jamais la même ensuite, car on a effleuré comment ce monde pouvait vaciller. Les conséquences sont aussi existentielles, ouvrir des maisons pour y habiter avec les amis qu’on a trouvés, abandonner ses études, son travail, son mec, parce que ça n’a plus de sens de continuer comme si de rien n’était après tout ça. Il y a des événements qui nous marquent, des récits qui nous changent, notre destin bifurque. Ceux que les soulèvements récents ont fait naître le savent, tout ce qui a été vécu est encore là.
C’est depuis ces bouleversements qu’il y a du sens à chercher des complices, des discussions, des espaces où les rencontres se mettent en jeu, où les vérités éprouvées continuent d’agir, où l’on veut s’organiser. C’est tout l’inverse du militantisme, dont le travail est précisément de fondre l’événement dans un petit train-train quotidien ennuyeux et triste. On ne veut pas ramener l’exceptionnel à l’ordinaire, se réjouir de retrouver les choses là où on les avait laissées, dans leur petit milieu, dans les méandres des cancans et autres embrouilles intemporelles. Le risque est surtout de perdre tout tranchant, de passer complètement à côté des situations, de ne plus savoir accélérer les choses le moment venu.
Cela ne veut pas dire sombrer dans l’activisme frénétique. On voit trop de gens qui s’épuisent, qui vont partout, et qui au final explosent en vol. Il ne faut pas confondre les temporalités, s’agiter dans le vide, en étant persuadés qu’il est possible de rattraper l’intensité qui n’est, de fait, plus là. Les gilets jaunes qui continuaient les actes jusqu’à n’en plus finir épuisaient eux aussi la force de ce que l’on avait vécu, une détermination bornée se change bien vite en désespoir.
2. Il ne suffit pas d’affirmer « il faut s’organiser », encore faut-il dire un tout petit peu comment. On retire des expériences traversées quelques enseignements qu’on voudrait partager.
Le début de l’organisation politique, c’est d’abord et avant tout des rencontres. S’être rencontré en esquivant les contrôleurs, à la fin d’une discussion toute moisie, en train de hurler sur la tribune, en train de se hurler dessus mutuellement, dans la ZAD du coin, par un ami d’enfance ou plus simplement par le taf, l’école. L’anecdote ne devient importante qu’après coup. Enchaîner les manifs, les préparer, aller dans plein de discussions, les organiser, vivre ensemble, discuter toute la nuit. La politique est ce qui donne tout son sens à la bande, la bande est l’échelle à laquelle on la vit intensément. Jamais il ne faut perdre cette énergie, quand tout coule de sens, et qu’on est prêts à exploser n’importe quelle limite.
L’amitié politique est le carburant vital de toute vie révolutionnaire mais s’en tenir là, c’est prendre le risque de tout perdre. Toute la beauté de l’amitié provient du fait qu’elle peut prendre fin, qu’elle ne tient que par le sens qu’on continue à lui donner. C’est pour ça que la raison d’être du combat ne peut pas reposer uniquement sur les liens affinitaires, aussi forts soient-ils, surtout s’ils sont forts. L’appartenance politique doit résister à ce qui rythme la vie des groupes, des embrouilles, des ruptures. Combien de groupes politiques se terminent parce qu’une histoire d’amour compliquée prend toute la place ?
Savoir formuler ce qui importe comme ce qui dégoûte, définir un ennemi, trouver des manières d’intervenir, décortiquer ensemble les situations, se poser la question de ce qu’il faut renforcer et comment, savoir prendre des directions. Ce qui donne envie de se battre peut aussi bouleverser d’autres personnes, il y a donc une grande force à le mettre en partage, à l’exposer. On ne doit pas garder pour soi la puissance que l’on ressent à toute mise en jeu. Il faut bouger, être curieux, aller à la rencontre de réalités surprenantes, se nourrir d’expériences plus lointaines. On se surprend à tomber d’accord entre personnes que rien ne prédestinait à la rencontre, c’est là toute la force de la politique.
Un lien devient partisan quand il ne repose pas sur l’amitié mais sur le partage d’une position qu’on tient ensemble. Le devenir partisan d’un lien politique est un affect commun, c’est l’effet que cela fait de dire nous, de s’entendre sur le plus important, ça s’énonce et c’est rejoignable. On ne l’éprouve pas uniquement par la présence physique, on peut être partisans sans ne s’être jamais rencontrés, même si la camaraderie est toujours la promesse d’une rencontre. La force de ce lien prend tout son sens en situation, quand le ralliement des partisans sonne comme une évidence.
Certains imaginent qu’il y a une réponse facile au manque d’élaboration politique, il suffirait d’inviter tout le monde. L’organisation publique, pour nous, c’est la fin de l’organisation. Le règne de la transparence et le refus d’espace interne produisent une vision catastrophique de la politique. Il y a de la force dans le fait de ne pas tout donner à voir, d’avoir des choses à protéger, de vouloir discuter entre personnes de confiance. La confiance, c’est tout ce qu’on a. L’organisation ne repose sur rien d’autre, et, parce qu’on y croit ensemble, on peut se doter d’exigences fortes. Brandie par ceux qui voient les limites de l’affinitaire, l’organisation publique agit en plus comme une belle entourloupe, tant ces espaces reconduisent au fond des logiques de verticalité, ou précisément, de copinage. On croit faire preuve de générosité en ouvrant toujours plus les espaces mais c’est souvent l’inverse qui a lieu. Les présences comptent. Quand quelqu’un arrive dans une discussion sans en connaître les enjeux, est-il vraiment à même de prendre part aux décisions, est-ce seulement souhaitable ? Il n’y a pas à choisir entre l’exigence de recherche et l’exigence de partage, mais on ne doit pas tout faire en même temps. On doit trouver les niveaux qui rendent possible la conspiration. Cela ne revient pas à abandonner l’intervention publique, mais à la réfléchir, la penser, l’aiguiser depuis d’autres espaces. Ouvrir la confrontation ne doit pas se faire au détriment d’une élaboration politique.
Tenir à un niveau d’opacité, c’est également la condition pour ne pas se brûler les ailes. Personne ne peut se croire au-dessus des pratiques de sécurité. Les caméras de surveillance, comment se parler, dans quel lieu, par téléphone, tout cela a des conséquences. Il y aura toujours des personnes pour dire que ça ne sert à rien de prendre des précautions, puisque de toute façon on ne peut pas échapper à la surveillance. Prophétie autoréalisatrice, du coup personne ne fait gaffe et c’est comme ça qu’on mâche le travail du renseignement. Il est triste de réserver à l’ennemi la capacité à conspirer. On abandonne toute propension à surprendre, à avoir un coup d’avance, et à être une menace. Avoir un haut niveau de sécurité, c’est aussi faire un pari sur l’avenir : peut-être que pour l’instant il n’y a rien de politique avec cette personne, mais qui sait ce que vous serez amenés à faire ensemble plus tard ? On sait ce que la répression peut avoir de traumatisant, y résister revient aussi à prendre les choses en amont. Rien de tel que le partage d’expériences, de récits, de savoir-faire. Comprendre les mécanismes, cela permet de ne pas les sous-estimer, sans les dramatiser. C’est parce que le sens est partagé que des pratiques de sécurité perdurent. Ces conseils nous paraissent précieux car il en va de notre capacité à durer.
Le combat qu’on veut mener n’a rien d’une crise d’ado, d’une erreur de jeunesse ou d’une sortie de route. Il y a des pièges, on en connaît certains, on en affrontera d’autres. Soumettre le fait de s’organiser à l’épreuve du temps est souvent le plus dur. Mais sans doute, des obstacles encore inconnus débloqueront aussi toute l’inventivité dont on aura besoin pour vaincre.
Notes
[1] Détruire la civilisation, 2021.
[2] Le fameux « 10 mois pour un RedBull » après les émeutes suite à la mort de Nahel, et autres montages judiciaires sordides.
[3] Regardez le film Touch the Sky sur les émeutes de Ferguson suite à la mort de Mike Brown en 2014.
[4] « Le grand pillage est un prolongement grandiose de l’émeute : le jeu et la fête, l’émotion, la joie, la vengeance, l’humour et surtout le désir d’en avoir le cœur net guident les actes et sont dans toutes les têtes. […] C’est une fête colossale où les participants font grand usage du feu et d’excitants divers. Face à la multiplicité des fronts de l’offensive, l’État n’a d’autre choix que d’attendre que les pilleurs aient terminé leur œuvre : le grand pillage est un moment qui s’impose à l’ordre dominant. » Laboratoire des frondeurs.
[5] Ils n’ont pas appelé à la grève, ni à rejoindre le mouvement le 1er décembre 2018, au moment où tout pouvait basculer. Mais oui oui, on a bien vu qu’ils étaient là après.
[6] « Malheur, malheur à ceux qui vivent dans un temps où l’on persuade par la finesse de l’esprit. » Saint Just.
[7] Côté pouvoir, le « fact-checking », la guerre à la fake-news et à la désinformation n’ont de cesse de nous le rappeler.
[8] Voir Pacôme Thiellement, Infernet, « Le mystère du net jamais résolu ».
[9] Dionys Mascolo, Sur le sens et l’usage du mot « gauche ».
[10] Houria Bouteldja.
[11] « Parce que la terre, elle, ne ment pas », Pétain.
[12] L’idée de sumud en Palestine peut être traduite par résistance ou persévérance inébranlable. « Résistance à quoi ? La force qui vise à nous plier à notre devenir-troupeau, à transformer les questions en secteurs de la société, à réduire le monde à un gigantesque parc institutionnel, est notre ennemie. » Sumud Akbar !, 2023.
[13] Après des mois d’émeutes insurrectionnelles au Chili, une assemblée est élue en 2020 pour écrire une nouvelle constitution, mettant ainsi fin à toutes les velléités révolutionnaires. Ironie du sort, celle-ci sera finalement rejetée par référendum deux fois, jugée trop radicale, et le projet a donc fini par être annulé.
[14] Ou quand l’occasion, l’audace et le bon sens remplacent la légitimité.
[15] L’Insurgé, Jules Vallès.
[16] On peut citer XR, Cerveaux Non Disponibles, et tant de groupes marketing qui n’existent que sur les réseaux, reprenant tous les codes de l’entreprenariat, émoji baleine émoji soleil émoji radis.
[17] Et l’un ne peut pas prendre le contrôle de l’autre, sinon religion, sinon obéissance.
[18] Que ce soient les clowns libidineux du Brésil, d’Argentine ou des États-Unis, les jeunes premiers du Canada, de Nouvelle-Zélande ou de France, ou les dictateurs esthétisés d’Amérique centrale voire de Russie, c’est toujours une promesse de campagne de se débarrasser de la classe politicienne.
[19] Les Soulèvements de la Terre sont l’instance stratégique qui permet aux militants écologistes de ne pas en avoir.
[20] En mars 2023, la fac de la Victoire à Bordeaux est occupée. Bouillonnement politique, véritable point de ralliement pour tous ceux qui s’organisent, étudiants ou non. C’est la préfecture elle-même qui parlera de « base arrière à plusieurs actions violentes » pour justifier l’évacuation.
[21] Ces procédures émancipatrices sont des mises en conformité, qui confirment l’impasse même de l’émancipation - cette révolution cheap.
[22] Le gouvernement, nos parents, nos enfants, notre travail, notre téléphone.
[23] Pyramide de Maslow.
[24] « L’autonomie ne se contentait pas de prendre des pâtes, de la viande et de l’huile, comme le voulaient les marxistes-léninistes, elle s’emparait aussi du whisky, du caviar, du saumon et de tous ces produits de luxe […] : s’emparer de la marchandise pour anéantir son pouvoir symbolique maléfique. » Marcello Tari, Autonomie.
[25] Voler, c’est avoir le beurre et l’argent du beurre.
[26] S’en servir comme assiette, comme planche à découper, comme cale d’une table ou d’une chaise, comme raquette, comme projectile, comme combustible, comme balle, comme enveloppe, comme sex-toy, comme confetti.
[27] Et le capitalisme peut même faire office de fusible à faire sauter en dernier recours.
[28] Comment ça devrait pouvoir se faire, Idris Robinson.
[29] Il ne faut pas s’étonner alors que de plus en plus de personnes qui avaient refusé la normalité y reviennent.
publié le 16 avril
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